II – Empreintes historico–sociales du techno travelling

Email

 

Photo prise par Ariel Wizman pour la revue Actuel (septembre 92)

 

 

II  – Empreintes historico-sociales du techno travelling

 

L'évolution des habitudes et des pratiques musicales dans l'Europe que nous connaissons actuellement est étroitement liée à l'évolution sociale de ces dernières années. Car il est vrai que les révolutions musicales vont toujours de paire avec les révolutions sociales. «  S'il n'y a pas adéquation avec le corps social, rien ne se passe  » (Pourtau. 2001. p.25). On peut actuellement considérer la musique techno comme postulante au titre de culture en Europe, car après avoir séduit une partie de la jeunesse, elle s'est immiscée dans la culture cinématographique, artistique, télévisuelle… (il n'est pas rare d'entendre un morceau jungle pour le journal télévisé). L'affect que procure cette musique techno chez les amateurs, véhicule à travers ses emprises sur le monde quotidien, le témoignage d'un certain nombre de transformations qui touchent aujourd'hui la culture européenne, mondiale. «  Ce mouvement porte témoignage d'un certain nombre de transformations qui touchent aujourd'hui la culture populaire, ainsi que les pratiques créatives et artistiques contemporaine   ». (Gaillot. 2001. p.44). Il faut voir dans la culture techno un des aboutissants des mutations politiques, technologiques et esthétiques qui ont touché nos sociétés contemporaines.

C'est dans cette Europe qui évolue que les sociétés occidentales ont renoncé à grandir en taille pour se perfectionner, se compliquer, se diversifier ; laissant émerger un nouveau monde où s'effondrent les structures traditionnelles comme l'armée, l'église, la république ou encore l'école, pour laisser le choix à l'individu de construire son propre mode de vie. Un mode de vie non plus fixé par une étiquette pour chaque classe sociale, mais plutôt par une pression sociale qui obéit à un système de valeurs choisi par l'individu et une stratégie qui forge l'image du « soi » dans la vie sociale. «  Naguère, chacun recevait ses modèles de comportement de sa position sociale et cherchait à s'y conformer ; dorénavant, la multiplicité des modèles de comportement donne à chacun la possibilité de construire son mode de vie en fonction des systèmes de valeurs qu'il s'est forgés. La multiplicité de ses choix, orientés par la mode et quelques jalons fondamentaux, donne une fluidité nouvelle à la société où des groupes d'innovateurs se constituent qui entraînent des changements majeurs de structures  ». (Mendras. 1994. p.393). C'est dans ces révolutions contemporaines que la musique techno prendra forme, et enjôlera la plupart de ses passionnés actuels.

«  Depuis 50 ans, il semble que les nouveaux mouvements musicaux naissent en parallèle des sociétés nouvelles  » (Pourtau. 2001. p.24). Tout comme le rock des années 60 aux États-Unis et sa rock'n'roll attitude, il semble que la musique techno des ces dernières années 80 pousse assez loin sa constitution en « culture », voir « contre-culture ». La musique techno est née à Détroit (U.S.A.) vers le milieu des années 80. L'histoire de la techno est marquée par les influences réciproques entre musique des minorités noires, homosexuelles et majorité blanche, entre dance music et rock , entre clubs et festivals, sous la déferlante des nouvelles technologies et du détournement de l'instrumentation électronique (Grynszpan, 1999, p.8).

L'histoire de la techno, sa composition innovatrice, ses sonorités, son origine… la prédispose déjà à la révolution musicale. Car tout dans cette musique renforce les nouvelles formes de composition musicale (ex. : technique du sampling ) et d'interprétation musicale (ex. : djing) , déjà mise à l'essai dans le style de musique hip hop , quelques années auparavant. Et plus encore, outre la révolution du champ musical, elle entraîne une reconfiguration d'autres champs sociaux qui accompagnent en général la musique tels que la danse, les pratiques festives…

La culture techno est née des profondeurs des clubs gays et afro-américains de Détroit. Les premiers individus séduits par ces nouvelles sonorités électroniques, ont été les clients de ces clubs. Or, dans une Amérique encore très puritaine où la stigmatisation des homosexuels et des « gens de couleur » est de mise, cette musique a permis d'enfoncer des portes closes. Car elle a été un des moyens d'expressions et de présentation des mœurs gays et afro-américaines de l'époque. Et en plus d'une révolution des techniques musicales, la musique techno et notamment la house music a été un des instruments des mutations sociales américaines. Ce qui a fait d'elle une mode à part entière. « Aujourd'hui la mode pénètre tous les secteurs de la société […] Parce qu'elle permet à chacun de s'affirmer différemment, la mode renforce les différences sociales et assure leur continuité tout en autorisant leur évolution. Elle ne met en question ni ce consensus ni ces convenances, que seules les modes extravagantes mettent en question, mais en les confirmant par là même, puisqu'elles sont extravagantes. Les modes ne sont plus uniformément inaugurées par l'élite, elles peuvent naître dans tous les milieux et plus particulièrement dans les noyaux innovateurs de la constellation centrale   ». (Mendras, 1994, p.390). C'est dans cette constellation centrale que la musique techno prendra forme, circonviendra le plus et évoluera, du moins dans un deuxième temps. Car avant d'être une mode qui touche plus d'une catégorie de la jeunesse américaine, elle a été le moyen d'expression d'une élite marginale, les disc-jokeys et artistes techno homosexuels et afro-américains.

Fer de lance de la culture dance music, la house est née à Chicago au début des années 1980, lorsque les DJ noirs, tels Frankie Knuckles ou Farley « Jackmaster » Funk, se mirent à sortir sous forme de maxi 45 tours leurs mixes de pop synthétique européenne et de soul afro-américaine. Le terme house vient de la fameuse discothèque de Chicago, la Warehouse (l'Entrepôt), où le DJ Frankie Knuckles enflammait les foules chaque week-end. La house concasse toutes les tendances qu'elle digère : boîtes à rythme, samplers , boîtes d'effets, sifflets, bruits de train entrant en gare (la signature sonore de Knuckles), voix de Martin Luther King, lignes de basse détournées de vieux maxis disco obscurs, influence de Kraftwerk et de Depeche Mode... Le son de la house , c'est tout cela à la fois, sur un tempo 4/4 au pied de batterie surpuissant. La presse européenne découvre le mouvement house en 1986, quand sortent les premières compilations des labels leaders de la « Windy City », DJ International et Trax Records. (Larousse / VUEF 2002).

La diffusion transatlantique de ce rictus électronique s'est opéré par les réseaux de ces artistes (labels, connaissances outre atlantique des clubs…). C'est de cette façon que les premiers clubs londoniens, et de Manchester ont connu la house music

 

Ce logotype, appelé « Smiley », est l'étendard de la génération house américaine.

 

1 – Angleterre : vers un bouleversement des années 90

 

« La house arrive et la séduction commence… »

Mark Harrison

 Les premiers morceaux house américains font leur apparition vers 86 dans une Angleterre fleurissante, mais une Angleterre partagée entre la désindustrialisation des Midlands et le développement de la région londonienne. C'est dans un Manchester bouillonnant que cette musique rencontre pour la première fois le gouvernement Thatcher : gouvernement qui accentue le contraste entre un Sud qui vote conservateur et dont les industries sont actives et modernes, et le Nord qui vote travailliste à des taux de chômage très élevés et dont les inner cities sont dans un état de délabrement inquiétant. (Mendras. 1994. p.437). De ville en ville, de quartier en quartier, cette musique séduit, répulse, attire ou rejette des segments sociaux entiers et des individus aux mœurs extraordinairement différentes. Parmi ceux-ci, la jeunesse anglaise, qui est mise à l'épreuve, déchirée entre un besoin de faire la fête, une nécessité de travailler et une politique répressive. Des jeunes qui quittent relativement tôt le foyer familial, et vivent de petits boulots alternés avec des périodes de chômage. (Mendras, 1994, p.440). L'entité technoïde érige alors une jeunesse à des pratiques hédonistes renouvelées. Car il est vrai que l'Angleterre a connu nombre de pratiques festives tout au long de son histoire, dont la part d'hédonisme reste pour le moins importante. Faire la fête remplit une fonction essentielle chez les hommes : elle permet de mieux supporter l'ordre social (Fontana/Fontaine, 1996, p.72).

C'est donc dans «  une société occidentale désenchantée  » (pour reprendre les mots d'Astrid Fontaine et de Caroline Fontana) que l'alchimie techno/jeunesse intervient. La house music n'a aucune peine à engranger cette jeunesse lassée de certaines pratiques festives musicales qui nous présentent un spectacle que l'on consomme, un spectacle qui limite les intervalles de rêves, de liberté et de folies. (Fontaine/Fontana, 1996, p.72). Cette idée nous présente bien le cadre dans lequel les pratiques festives anglaises de l'époque s'insurgent. Et c'est sur les traces d'une musique punk à l'inspiration essoufflée, cantonnée à des concerts de salle que la house music va se donner la chance de révolutionner l'espace festif anglais.

Comme je l'ai évoqué précédemment, c'est dans les clubs de Londres et Manchester (ex : l'Haçienda, club branché de Manchester à l'époque) que les premiers morceaux house se jouent. Cette dernière citation de Mark Harrison (un des membres fondateurs de la Spiral Tribe ), « La house arrive et la séduction commence » , nous énonce bien la situation vécue : la house provoque chez certains amateurs anglo-saxons de boîtes de nuit un engouement pour ses nouvelles sonorités électroniques, et son rythme syncopé. Du style de musique garage à la pumping house , cette musique étonne et redonne un souffle nouveau aux play-lists des clubs anglais. À l'Haçienda par exemple, certains soirs de la semaine seront entièrement consacrés à ce genre musical. «  Je me souviens que c'est un mercredi que tout a changé pour moi, quand j'ai entendu pour la première fois un morceau de musique house… » . Ce sont les mots de Mark Harrison, recueillis pour l'émission de France-Culture (émission du 29 août 2002) consacrée aux techno travellers . Et c'est dans ce climat festif que la house explose en Angleterre, et prépare l'arrivée de sa petite sœur, l'acid house .

 

Les débuts de l'acid house

Il semble que le premier morceau d' acid house , fut créé par DJ Pierre et son groupe « Phutur » à Chicago en 1987. DJ Pierre use pour l'élaboration de ce morceau, d'un instrument : la TB 303 . Cet instrument appelé aussi séquenceur , a pour principe d'imiter une ligne de basse. On peut y rajouter des effets musicaux, qui saturent les sonorités, les accélèrent, les démultiplient… jusqu'à modifier leur structure même, et « les rendre techno ». Après avoir enregistré ce morceau de musique, il s'empresse de le faire passer à Ron Hardie, Le DJ résident du club « Music Box » à Chicago, club fréquenté par la population gay et afro-américaine. Ce morceau, qui n'a pas encore de nom, connaît un succès immédiat auprès des danseurs, qui le baptisent «  Acid track  » pour ses sonorités « acides » (sonorités stridentes et aiguës). Il sera édité sur vinyle quelques semaines plus tard sur le label Trax Record, principale écurie de la house naissante à Chicago. « Puis, ce morceau traverse l'Atlantique pour connaître un véritable succès en Angleterre et faire de la musique acid house « l'onde de choc » d'une véritable contre-culture, comme ce pays n'en a plus connu depuis le punk. L'acid house devient alors l'étendard d'une génération entière, et ne se cantonne plus à l'attention des codes identitaires des ghettos américains. Manchester puis Londres ne s'en remettront pas  ». (France-Culture, 2003). Pour comprendre l'apparition en 1988 de l' acid house en Angleterre, il faut se replacer dans le contexte des années 1980 à Londres. Entre une new wave qui n'en finit plus d'agoniser et un renouveau du funk , il n'y a plus de musique britannique de pointe. Depuis 1986, la house de Chicago est devenue prédominante dans l' underground : les shows radio de Jazzy M (sur la station pirate LWR), les soirées secrètes (Schoom, Spectrum, The Trip) et, bientôt, l'apparition de maxis réalisés en Angleterre même sont autant d'éléments de la vitalité house dans un univers musical conditionné par le rock. L'apparition de l' ecstasy (drogue à base de MDMA) est le détonateur de la vague acid house britannique. La censure s'affole : après le triomphe de We Call It Acieed de D-Mob , en octobre 1988 (Top 3 anglais), la BBC interdit les disques contenant les mots « ecstasy » ou « acid ». Des chansons comme Acid Man de Jolly Roger sont bannies des ondes. La presse tabloïde fustige cette « musique de drogués » et ces soirées souvent clandestines où la house se déchaîne durant toute la nuit.

L' acid house s'inscrit dans la continuité de la house music , dans le sens où elle est une de ses variantes musicales. Elle est notamment un des premiers sous genre à s'être orienté vers un son (au sens de texture musicale, d'ensemble musical) plus électronique, plus radical, oblitérant souvent la boucle musicale chantée, ou la minimisant à un emploi de sample . Le nom acid faisant référence au caractère redondant et hallucinant des sonorités employées. Moins éloquente que sa grande sœur, cette préférence pour une « électronisation musicale» fait de l' acid house et de son évolution musicale , un terrain propice à la diffusion de ce style musical en dehors de son contexte social originel : les cultures gays et afro-américaines.

C'est vers 1989 que la culture acid house éclate réellement en Angleterre. Du club aux squats des inner cities de la banlieue londonienne, chaque entité festive interprète l' acid house selon ses propres convictions. Cette musique recrute notamment ses adeptes chez les anciens hippies , les punks , et les étudiants. Bientôt l'amalgame entre le nom acid house et la drogue LSD, ou appelée plus communément acide fait parler de cette culture naissante et attire lors des soirées acid house, une faune d'amateurs de ces drogues psychédéliques. La scène acid house n'a aucun mal à les convertir, car la plupart se sentent rejetés par la culture pop des années 70, qui selon eux est responsable de la mort de l'idéologie des sixties. C'est alors que les adeptes du LSD rencontrent pour la première fois l' acid house et l' ecstasy.

Il est vrai que les drogues ont favorisé la diffusion de la scène musicale techno : d'une part puisque les premiers amateurs du genre viennent de pratiques festives où l'utilisation des drogues est présente, voir banalisée (comme la scène punk , ou hippie ) ; d'autre part parce que l' ecstasy apporte une nouvelle conception des prises de drogues, qui fait partager sentiments et situations vécues, et fait vivre l'expérience d'empathie sociale. Associés au contexte naissant et encore mal connu des acid parties, les amateurs de drogue en tout genre ont trouvé dans ce contexte festif plus d'une condition, plus d'une raison d'adopter la musique techno pour leurs pratiques déviantes.

Un ancien hippie , Frazer Clark, auteur d'un magazine anglais irrégulier depuis 1986 intitulé Encyclopédie psychédélique, voit dans la scène house, le reflet de ses propres idéologies soixante-huitardes. Il considère l' acid house comme une renaissance, plutôt qu'un nouveau mouvement. Il en fit son terrain de prédilection, et rebaptisa son journal Evolution, en référence aux nouvelles technologies employées dans cette musique. Sa conception du mouvement fit de lui un « petit Timothy Leary local », car il pressentit la scène house comme la version contemporaine des rituels shamans, combinant la drogue et la danse. C'est d'ailleurs cette idée qui le rendît célèbre, car partagée par tous les participants. « Try it and see  » : «  Essaye et tu verras  », citation de Clark au sujet de l' acid house. (Collins, 1997, p.191).

Finalement, l' acid house n'a fait que suivre les rails des musiques la précédent, dans un pays où le rock a posé les premières fondations d'une culture festive contemporaine, à grands coups de concerts, de festivals, et de pratiques hédonistes débordantes d'imagination. Et c'est lors de ces manifestations, que l' acid house a rencontré pour la première fois un peuple marginal, aux mœurs très particulières, vivant aux abords de la société : Les travellers anglais.

 

Photo de new age travellers prise par Ariel Wizman pour le magazine Actuel (1992)

 

New age travellers

 

« Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité »

Claude Lévi-Strauss

Le mot « traveller » anglais signifie le voyageur. Il est aussi un des noms que l'on donne aux voyageurs techno chez les ravers français. Quand on parle de traveller en Angleterre, il n'a pas la même connotation qu'en France ; car une chose est bien sûr : le mode de vie traveller existait bien avant les débuts de la house en Grande-Bretagne

Les travellers ont emprunté la porte déjà ouverte par la culture hippie. Durant les dernières années 70 et le début des années 80, nombre d'individus venant de la constellation centrale ont décidé de vivre une vie itinérante dans des bus ou des caravanes. Cette constellation centrale se caractérise par une mobilité sociale très intense, très différente de ce qu'elle était autrefois entre les classes. Etant beaucoup plus nombreux, les individus en mobilité (ascendante ou descendante) ne sont plus des exceptions, mais au contraire apparaissent comme normaux dans la vie sociale. Ces individus se veulent « populaires » dans leur idéologie, et visent à une hégémonie sur le peuple. Les premiers échos sur l'existence du mode de vie new age traveller se sont diffusés lors du «  peace convoy  » (convoi pour la paix) en 1982, quand un groupe de travellers décide de conduire leur propre véhicule à la manifestation contre l'usage de l'énergie nucléaire, sur la base militaire de Greenham Common. Les premiers travellers n'étaient pas des réfugiés économiques, du moins au début, mais plutôt des individus qui rejetaient la vie en ville, la société de consommation et le matérialisme.

Le site de Stonehenge est un lieu important pour les travellers où chaque début d'été, au solstice, ils se rencontrent pour faire la fête comme le faisaient avant eux les Celtes, puis les hippies. «  People's free festival  » (festival des hommes libres) est le nom donné à cette fête. Le premier festival s'est mis en place après la réussite de Woodstock aux États-Unis, lorsque les hippies anglais voulurent créer leur propre fête communautaire. Cette fête se déroulait autour des pierres mythiques de Stonehenge, en plein sur les terres militaires anglaises. Cet endroit est devenu au fil des ans un haut lieu de manifestations hippies, à l'activisme spirituel bien prononcé.

Ce site touristique, militaire, et maintenant sacralisé par les hippies , se voit aujourd'hui foulé encore une fois, par des individus aux mœurs presque similaires à ces derniers, vivant parfois dans des véhicules, parfois dans des roulottes. Ceux que la langue anglaise n'a pu que définir par traveller , de par leur mode de vie itinérant. Entre hippie et punk , chômeur ou non… les travellers prennent alors le relais dans des pratiques festives réservées auparavant à une idéologie hippie , idéologie qui se désagrège sur cette fin de siècle. Il existe certainement une relation entre ces deux façons de vivre (historique, voire idéologique du moins au début…), et s'il y a transition (si on peut l'appeler ainsi) entre le mode de vie traveller et le mode de vie hippie en Angleterre, Stonehenge et son festival sont bien le point culminant entre les deux. C'est en juin 84 lors de l'apogée du festival de Stonehenge, que les premiers citadins curieux firent leur apparition. Mélangés aux travellers et aux hippies, ils portèrent le nombre de participants à ce festival à plus de 50000 personnes.

Plus tard dans l'été 84, la police anglaise commença un de ses premiers raids dans les groupes de travellers basés à Nostell Priory. Il s'ensuivit l'éviction — cette fois-ci soutenue par l'armée sur la demande du ministre Michael Heseltine — du «  Rainbow Village  », sorte de blocus établi par les travellers à la base militaire de Molesworth. Les travellers ont leur propre explication de ce revers de médaille : leur nombre doublait d'année en année, et les enfants du gouvernement Thatcher souhaitant quitter leurs inner cities et s'insérer dans un mode de vie alternatif ont été séduits par l'idée du nomadisme. Idée qui avance l'indépendance de l'individu face au gouvernement.

Le 1 er juin 1985, alors que de plus en plus de monde est attiré par le festival de Stonehenge, un convoi de 140 véhicules fut arrêté non loin de là par un barrage policier composé de plus de 1000 officiers. Les responsables du site de Stonehenge refusèrent l'autorisation du festival, et interdirent l'accès au site. Ils ordonnèrent aux policiers de charger et de disperser les travellers , éparpillés un peu partout dans un champ de haricots à proximité de l'intervention. Vitres brisées, véhicules vidés, occupants interpellés, la charge policière impressionnante fit de cette bataille, une des plus violentes de cette période ; « la bataille de Beanfield » nommée ainsi par les travellers . Durant l'été 85 une longue série d'arrestations, d'évictions toucha de plein fouet la population des travellers, et la presse anglaise fut censurée. La BBC, par exemple, présenta seulement les vidéos policières pendant les reportages télévisés.

L'opinion publique se forgea une image des travellers par les médias, qui les caractérisèrent d'anglais excentriques débarqués tout droit des sixties perdues, ou encore de « pasteurs anarchiques » et « démons folkloriques ». (Collins, 1997, p.187). Le secrétaire d'État Douglas Hurd les décrivit comme «  une bande de brigands médiévaux sans aucun respect pour la loi ni pour les droits des autres  ». Le Premier ministre Margaret Thatcher énonça même publiquement qu'elle ferait ce qui est en son pouvoir pour rendre la vie difficile à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un convoi de hippies . Et ce fut chose faite en 1986 avec le Public Order Act , loi incorporant un paragraphe spécial sur les convois de masse. Dès lors, la surveillance policière accompagna toute manifestation en rapport de près ou de loin avec les travellers . Ces néo- hippies idéalistes ayant choisi de quitter la vie urbaine pour une vie itinérante, se voient maintenant rattrapés par leurs propres démons et cette fois-ci mieux équipés, déterminés à leur faire une guerre sans merci.

C'est dans cette période qu'une nouvelle génération va rejoindre ces néo- hippies  itinérants : la génération post- punk , celle qui mène une vie alternative en ville ; ces squatters urbains qui se retrouvent pris au piège dans les filets d'une politique d'évictions. À l'image du punk des années 70, ces «  punks mutants » aux goûts très prononcés pour l'anarchisme, se construisent une véritable façon de vivre : squatter, accompagner le combat contre l'armement nucléaire, ou encore contre l'utilisation des animaux en laboratoires. Petit à petit, ce genre nouveau de punks va adopter certains idéaux de l'époque sixties, et commencer à fusionner avec les hippies . Beaucoup d'entre eux sont tout de noir vêtu à l'effigie des Sex Pistols (groupe qui a lancé le mouvement punk dans les années 70), le crane rasé ponctué de dread locks (cheveux entremêlés en grosse natte) attributs esthétiques des rastafariens jamaïcains. Ce look codifié leur a valu le nom de crusties que l'on peut traduire en français par « jeune crado ». Cette fusion entre les néo- hippies itinérants et les crusties va redéfinir la conception que l'on se fait du mot traveller en Angleterre, ainsi que bouleverser les pratiques usuelles qui accompagnent cette population . Les pratiques festives des travellers et notamment le côté «  happy  » (joyeux) des festivals si cher aux hippies va se perdre après la bataille de Beanfield, pour retrouver un but dans la contestation, moyen le plus clair pour évoquer au gouvernement son mécontentement. Car à la fin des années 80, la majorité des travellers étaient hautement politisés en Angleterre.

C'est vers le début des années 90, qu'une nouvelle alliance apparaît. Une fois encore, le nombre de travellers se voit augmenter par une nouvelle génération, celle de l' ecstasy et de la culture techno : Les ravers

 

Rave parties

«  To rave  » en anglais signifie s'extasier, délirer, divaguer, déraisonner, faire la foire ; c'est aussi le nom que l'on donne aux fêtes techno. Les premières rave parties se sont déroulées dans des entrepôts désaffectés, ce qui leur a valu en premier le nom de warehouse (entrepôt). Le raver (participant à cette fête) est le petit frère des amateurs de house music jouée dans les clubs anglais vers les années 80. À la différence près que toute musique électronique fut censurée des ondes en Angleterre vers la fin des années 80 par le gouvernement Thatcher, et que les amateurs du genre furent obligés de battre la campagne pour assouvir leurs passions musicales. C'est en partie cette raison qui a fait de la rave , une réalité. Bien sûr le gouvernement n'a pas été la seule amorce de ce nouveau genre de pratiques festives, car la culture club anglaise dans laquelle a évolué dans un premier temps la musique acid house n'a pas convenu à tous les amateurs du genre. Les clubs et leurs codes de conduites, leurs codes vestimentaires, l'interdiction de prendre de la drogue… ont fait que l'ambiance que suscite la musique acid house s'est vue réinterprétée par bon nombre d'individus n'adhérant pas à cette culture club. La rave party est le contre-volet du clubbing (du moins au début), le champ d'application des pratiques festives techno qui ne suscite pas l'engouement des patrons de clubs. Ce sont ces pratiques qui ont valu ce nom de rave aux fêtes techno ; le fait de se retrouver dans un endroit inopportun, dans lequel on ressent l'affect techno et où on peut le vivre à sa manière, si extravagante soit-elle. Séductrice des amateurs d 'acid house , la rave falsifie le club sur l'usage des moyens utilisés pour faire la fête (matériels sonores et visuelles, vente de boissons, vente de tickets d'entrée…) sans toutefois restreindre ses participants à des schèmes discriminatoires.

A fortiori, la rave party semble déposer les premiers galons d'une révolution de l'espace employé aux pratiques musicales. Mais en réalité, elle ne fait qu'accentuer la trame fondatrice des festivals, à savoir sortir la musique des espaces réservés par la société à celle-ci, ou jusqu'alors elle s'était cantonnée. La rave n'a fait que reprendre ce concept en l'interprétant à sa manière, tout en y rajoutant quelques touches personnelles tendant vers des décors plutôt apocalyptiques (entrepôts désaffectés) aux goûts bien particuliers de ses organisateurs, un mariage entre les innovations techniques et les nouvelles expérimentations chimiques, un mix entre rythme gay de Detroit et Chicago et rythme européen de Kraftwerk. Cela suffit pourtant à redonner un souffle nouveau aux pratiques festives de ce genre.

Dans ces fêtes techno où Frazer Clark voit une continuité des Acid test des sixties, avec l'emploi de drogues psychédéliques, de vêtements colorés, et des mots « amour et unité », on y retrouve un tout autre monde, généré cette fois par l'ecstasy et l 'acid house , l'individu et la danse plutôt que la communion et la spiritualité. Tout le monde, excepté peut-être Clark, n'y voyait d'autres similitudes que celle de l'ambiance visuelle.

 

La plus grande différence que l'on retrouve, entre la scène hippie des sixties et la scène acid house anglaise des années 90, est le point de départ de celles-ci dans les strates sociales. La scène psychédélique américaine est partie de l'université d'Harvard, instiguée par les intellectuels, les professeurs, les poètes, écrivains, scientifiques ou autres artistes de l'époque, combattant pour les droits civils, l'anti-guerre du Vietnam… Alors que la scène acid house anglaise a pris racine dans les ghettos dans un premier temps, puis dans la constellation centrale par la suite , à l'aide de clubbers, de hooligans, de DJs, et de quelques bohémiens, dans le but de pratiques des plus hédonistes.

De Glastonbury à Nottingham (quartier de Londres), beaucoup de sound systems (organisateurs de rave parties regroupés autour de matériels sonores) ont commencé à voir le jour. Un des premiers organisateurs fût le sound system Orbital, duo britannique de techno formé en 1990 à Londres par les frères Hartnoll.

Photo du duo Orbital. Levy/Stills

Les premières raves parties à grande échelle hors des entrepôts furent organisées par Orbital, et ont suscité de vives représailles de la part du gouvernement Thatcher, qui à cette époque déclarait une guerre sans merci à ce type de manifestation. Mais, contre toute attente, la réaction engendrée, ne fut pas celle attendue par les autorités : l'attaque franche effectuée sur le monde techno n'a fait que rendre le nombre de participants encore plus grand, et forcer les différents sound systems à se connecter entre eux.

Les rave parties se sont donc réadaptées à cette politique répressive et deux sortes de pratiques festives techno ont commencé à voir le jour : les rassemblements légaux, et les rassemblements illégaux.

•  Les rassemblements illégaux ont été la réponse immédiate à la répression gouvernementale. Le nom le plus répandu pour ces fêtes techno a été celui de free party . « Free » dans le sens « être libre » : une liberté face à un gouvernement qui n'a pas les mêmes conceptions du mot que les pratiquants techno. Ce mot «  free  » prendra alors une connotation plus large, avec l'arrivée de sound systems londoniens comme DiY ( Do it Yourself ) et Tonka, puisqu'ils souhaitent s'émanciper d'une rigueur politique, mais aussi de pratiques festives payantes. Ils se réfèrent au principe que tout le monde a droit à la musique, sans pour autant lui payer un tribut. Le nom même du sound system «  Do it Yourself  » ( fais-le toi-même ) marque bien la volonté du groupe à sortir des gonds fondés par les grands rassemblements payants. Ces free parties ont continué d'investir les entrepôts, plus tous les endroits insolites où l'on n'attend pour le moins une soirée techno (exemple : les free parties de Brighton Beach). Petit à petit, l'odeur du gasoil utilisé pour les groupes électrogènes, va remplacer celle des cotillons foulés. Le cadre va se faire plus rude, plus radical par manque de moyens, et ces fêtes vont attirer de plus en plus de monde, choix des représentations techno exigent.

•  Les rassemblements légaux sont ce qu'on appelle aujourd'hui les rave parties , fêtes qui acceptent les conditions dictées par le gouvernement pour l'organisation d'un évènement public, et qui nécessitent de nombreux investissements (pour la sécurité, les assurances, les autorisations…). Elles sont souvent à la charge de promoteurs culturels ou de personnalités du milieu techno (patrons de club, de magasin spécialisés dans la techno…) qui ont compris que ces fêtes peuvent être source de profit considérable. Ce type de soirées se recadre sur les pratiques des clubs, en minimisant suivant ses organisateurs les pratiques déviantes. Ces fêtes sont apparues avant la formulation claire d'un consensus de lois sur ce type de manifestation, puis a disparu durant un temps, jusqu'à ce que le gouvernement anglais ait intégré cette musique dans ses mœurs.

Les ravers ont alors commencé à passer leur week-end à rouler en voiture, à chercher l'éventuelle fête techno sauvage. Le jeu du chat et de la souris entre la police et les organisateurs s'est mis en place, pour brouiller les pistes d'un Scotland Yard plus déterminé que jamais. Infoline, point de rendez-vous, grands détours, se sont alors intégrés aux pratiques festives techno anglaises.

L'alchimie entre ravers et travellers dont j'ai parlé précédemment s'est opérée parce que le gouvernement britannique pourchassait tant les uns que les autres, mais aussi que chacun y trouvait son compte. Les travellers connaissaient les terrains propices à toute manifestation collective (idéal pour les free parties ), et les ravers avaient la drogue et le matériel nécessaire pour ce genre de manifestations. Il n'a pas fallu longtemps pour que les sound systems adoptent le comportement des travellers , et évoluent à travers un pays qui connaît encore mal cette population itinérante, mais qui s'efforce d'y « remédier ».

 

 

Photos des contrôles policiers sur la route en Angleterre ( www.webm8.co.uk 1992)

 

Criminal Justice Bill, Public Order Act

Le Criminal Justice Bill et le Public Order Act sont des lois anglaises qui incluent des clauses sur la sécurité nationale et individuelle quotidienne. Parmi ces clauses, deux en particulier sont agencées et mises en place pour traiter des cas propres aux rave parties et free parties, d'une part, puis aux nomades, d'autre part.

La clause amendée pour la lutte contre les travellers du Public Order Act de 86 (comme je l'ai évoqué précédemment) est devenue effective après la Bataille de Beanfield. Cette clause vise à se prévenir contre les convois de masse. Elle autorise les autorités policières à utiliser la force si nécessaire pour disperser l'attroupement de véhicules, si elles jugent qu'il devient une menace pour les résidents locaux. Ce complément du Public Order Act de 86 n'est pas très précis sur les individus qu'il concerne, et ne discrimine pas que les travellers hippies qu'elle nomme new age traveller , mais prend en compte aussi toutes les minorités telles que les Tziganes… Ce qui lui a valu de nombreuses manifestations. Le but de cette clause était de forcer les itinérants à se sédentariser, et à éradiquer ce style de vie.

Le Criminal Justice Bill, quant à lui, est plus récent, et la clause spécifique aux manifestations techno et travellers (la clause 58) date du 3 novembre 1994. Le Premier ministre John Major, successeur de Margaret Thatcher, reste autant déterminé que celle-ci à traquer ce style de pratiques. «  new age traveller. Not in this age. Not in any age  » (citation de John Major que l'on peut traduire par les new age traveller ne font pas partie de notre époque, et ne feront plus jamais partie d'aucune époque). Suite aux nombreuses raves , et précisément aux débordements du festival de Castlemorton de 92, le gouvernement décida de rajouter en mars 93 un amendement réservé à ce phénomène dans la clause du Public Order Act de 86 ; amendement suggéré par le secrétaire d'état Kenneth Clarke. Le gouvernement mit en place un système d'informations sur tous les travellers, ravers, et tout dealer de drogue, visant à observer puis traquer ces pratiques jugées déviantes. La clause 58 créée après cette observation de terrain s'est appuyée sur les expériences du passé, les erreurs, et l'évolution des agissements, pour définir la rave comme «  un rassemblement en plein air de cent personnes ou plus (autorisées ou non à occuper les lieux) dans lequel une musique amplifiée est jouée durant toute la nuit (avec ou sans permission)  ». L'amendement permet à la police d'intervenir si nécessaire. Il lui permet notamment de renvoyer deux personnes (voir plus) si elles préparent une fête, dix personnes se rendant à une rave . La police peut cependant mettre en garde à vue toute personne suspectée d'organiser une rave dans un périmètre de cinq miles et lui confisquer son matériel. Le refus d'obtempérer peut justifier une amende et trois mois de prison. (Fontaine, Fontana, 1996, p.74).

La riposte gouvernementale par ce Criminal Justice Bill s'est en partie déclenchée pour stopper les agissements d'un sound system qui a enjôlé plus d'un raver, plus d'un crusty, plus d'un traveller  ; sound system qui a semé le trouble de l'ordre public et a fait parler de lui à de nombreuses reprises  : la fameuse Spiral Tribe…

 

2 – Spiral Tribe  : entre l'envie de faire la fête et le moyen d'y parvenir

 

Pour bien comprendre qui sont les Spiral Tribe , et le rôle qu'ils ont joué dans l'histoire sociale de la techno outre-Manche, il faut d'abord les replacer dans le contexte de l'Angleterre des années 90. Comme nous l'avons vu précédemment, l' acid house et le renouveau de l'instant festif qui s'opère autour d'elle suscitent de vives réactions de la part des autorités. Un gouvernement qui ne saisit le mouvement acid house que par l'axe des risques qu'il est susceptible de causer à la nation. Il ne considère que deux catégories d'entités distinctes : les ravers et les travellers. Pourtant, comme tout mouvement, celui-ci est plus complexe, puisque au fil du temps ses catégories se mélangent, se ramifient, s'étouffent les unes et les autres, pour recommencer encore.

Pour expliquer comment un tel groupe s'est formé, puis a canalisé une majeure partie des énergies créatrices du moment pour lui dicter une conduite à venir, il faut comprendre le type de motivation qui a fait fonctionner le mouvement acid house dans l'Angleterre des années 90. D'un Frazer Clark et sa vogue pour les Merry Pranksters , au sound system DiY et son attitude «  punk débrouille », la clef pour une conception globale d'un groupe comme la Spiral Tribe se trouve dans l'éternelle opposition d'un courant musical underground et son antonyme, le courant musical mainstreaming.

 

L'expression festive : underground et mainstreaming

Quand on parle d' underground , on parle d'un spectacle, d'une musique, d'une œuvre particulière, réalisé en dehors des « circuits commerciaux ordinaires ». On parlait déjà d'underground à l'époque d'Andy Warhol et du groupe the Velvet underground. Lorsque le mot mainstreaming est employé, c'est pour renforcer la démarcation qui s'opère entre un underground qui se dit autosuffisant et un circuit artistique socialement institué. Ce mot caractérise le monde artistique que rejette l' underground .

Le mot underground a souvent été employé dans la culture hip hop américaine des années 80. Il prend tout son sens dans l'histoire de ce mouvement. Underground ou « sous terrain » est l'expression employée pour parler d'une culture qui sort des bas-fonds des grandes mégalopoles américaines. Cette culture — lourdement marquée par la stigmatisation et le refus d'une reconnaissance de ces pairs — a su s'imposer sans passer par les institutions musicales traditionnelles (ce qui en fait d'ailleurs sa plus grande fierté). Le hip hop se complait désormais dans une étiquette underground , sorte d'argument identitaire au service d'une minorité qui a su affirmer ses propres valeurs culturelles. Ce terme s'est propagé de ville en ville, de pays en pays, dans tous les courants musicaux naissants (y compris celui de la house music ). Ce qui lui a valu de nombreuses réinterprétations locales. Il ne faut pas oublier que quand bien même le hip hop est plus ancien que la house music , ces deux courants musicaux ont évolué parallèlement et se sont confrontés aux mêmes portes fermées. La réussite et l'éclosion du dogme hip hop américain a servi de modèle pour une culture techno dont les preuves restaient encore à faire.

La scène techno anglaise a réutilisé ce terme pour définir ce qui lui semble être l' underground techno en Angleterre. Une techno qui s'est développée en premier dans les inner cities — comme l'a fait avant elle le hip hop américain — sans forcément passer par un contrôle de l'élite musicale anglaise. D'ores et déjà, l' acid house et ses pratiquants se posent en collectivité underground face à un rock, une new wave , voire même une house music, passés maintenant à leurs yeux au rang de mainstreaming .

Si le mot underground date du début des années 60, ce à quoi il renvoie est beaucoup plus ancien : la contre-culture. Il semble que le courant acid house s'est posé dès le départ comme une contre-culture anglaise. « Une culture apparaît chaque fois qu'un groupe de personnes se trouve confronté à un même problème, et dans la mesure où les membres de ce groupe sont capables d'entrer en interaction et de communiquer les uns avec les autres  ». (Becker, 1985, p.104). Ce courant ne s'est pas confronté à un problème, mais à plusieurs ; les premiers ont été avant tout les barrières juridiques mises en place envers les pratiques excessives du mouvement. La réaction violente du gouvernement face aux rave parties est l'un des exemples les plus caractéristiques, dans un pays qui vient à peine de digérer sa propre contre-culture punk . Outre les déplaisances juridiques, l' underground se trouve confronté au choix d'accepter ou non les différents courants musicaux et leurs pratiquants, qui interagissent au sein du milieu techno. À savoir lesquels sont les plus représentatifs, lesquels serviront de leaders, ou de « non-leaders »…, à l'affirmation identitaire underground. Bref, toutes ces composantes qui feront d'un chroniqueur comme Clark, d'un sound system comme Orbital ou encore celui des Spiral Tribe, le gardien temporaire d'une ré-interprétation locale de cette contre-culture internationale, qui fixera les limites entre l' underground et le mainstreaming . Cette tâche ne pourra s'effectuer que si cette entité directrice s'ancre profondément dans un investissement quasi total, et sacrifie à cette culture plus d'un des pans de sa vie.

 

Différents modes d'engagement pour différentes causes

Les différents modes d'engagement, dans le mouvement acid house anglais de ce début des années 90, offrent une large palette d'investissements de la part des individus. Cependant, un individu n'a pas qu'un seul mode d'engagement, il en a plusieurs, suivant ce que lui procure les avantages d'un tel ou tel investissement dans telle ou telle situation. Il serait donc difficile de définir toutes les différentes stratégies élaborées par les individus. J'ai donc décidé de présenter les grands traits de ces différents modes d'engagements, qui vont du pratiquant hédoniste insouciant au pratiquant militant, du musicien à l'artiste de jonglage, du consommateur de drogues féru au simple amateur d'une fois.

Le premier de ces engagements et de savoir si oui ou non on souhaite rentrer dans l'illégalité. Car le fait de transgresser les lois — surtout dans un pays et une époque qui rejette ce genre de manifestation — mène le participant à s'engager de gré dans le mouvement free , que ce soit par jeu, par envie, par découverte ou volonté. Il peut dès lors se placer comme pratiquant occasionnel ou habituel, tout dépend de l'engouement que lui procure ces pratiques festives.

Parmi ces pratiquants, on retrouve l'individu qui ne souhaite que les agréments d'un hédonisme pur et dur. Chez celui-ci, sa fréquentation et son engagement dans le milieu évolueront parallèlement au nombre de fois qu'il souhaite vivre l'expérience. Il pourra toujours mettre au service du groupe ses qualités propres sans pour autant s'engager durablement.

Parfois on trouve un passionné qui pousse plus loin son investissement, et qui évolue vers un mode d'engagement semi-professionnel dans le mouvement. Il deviendra DJ, technicien, chroniqueur…, et mettra au service de sa passion tous les moyens dont il dispose (matériels, financiers,…). C'est le cas des nombreux sound systems comme DiY, Orbital, Tonka, Circus Lunatic, Exodus, ou encore Spiral Tribe. La formation d'un sound system est l'un des modes d'engagement des plus investis dans la culture Acid house. Qu'ils adhèrent aux valeurs des travellers , ou à celle des squatters de inner cities , ne change en rien le degré d'engagement dans cette culture, mais accentue la large palette des différences entre les modes d'engagement.

Les causes qui poussent les individus à vivre l'expérience acid house sont aussi diverses que les différents engagements qu'elles suscitent chez les participants. Une des premières à pousser les individus dans le bain acid house, c'est le caractère innovant de cette musique, aux attraits paradoxaux : séduire ou répulser. Ces sonorités inhabituelles, qui poussent l'individu dans un univers sensoriel qui lui est inconnu, attirent lors de ses représentations une faune d'explorateur musical et de curieux en tout genre. Le caractère naissant de cette musique, et ce soudain enthousiasme qu'elle provoque amène aussi plus d'un Anglais à vivre l'expérience.

Les conditions de fête, qu'offre ce nouveau genre de pratiques festives, apportent aussi bon nombre de personnes à s'engager dans cette aventure. Car elles permettent entre autres d'offrir un refuge spatio-temporel aux pratiques déviantes comme la prise de drogue, ou moindre, l'hédonisme total sans aucune forme de répression. C'est donc ici un terrain propice pour toute forme d'engagement, y compris ceux qui n'ont rien à voir avec la musique acid house , comme le mode de vie traveller ou squatter, voir même hooligan.

La passion, pour l'expression musicale techno et ces pratiques festives, engendrera chez certains de ses curieux visiteurs, l'envie, la force, les convictions nécessaire pour faire de cette musique, un véritable style de vie avant tout. Car avant d'être techno traveller, on est « techno » ; avant de faire partie d'un sound system , on est prédisposé à mettre ses qualités au service de cette musique.

L'Angleterre des années 90 a connu l'éclosion de bon nombre de pratiques sociales nouvelles. Vous comprenez ici que les frontières entre traveller , raver , squatter… ne sont pas vraiment claires. Car si chaque mouvement a évolué en premier lieu indépendamment des autres, les évènements ont fait qu'un jour ou l'autre ils se sont rencontrés, assistés, trahis, et dispersés au rythme de leurs convictions. La société dans laquelle ont évolué ces différents mouvements, a subi — malgré les positions strictes du gouvernement — un profond changement des mœurs, notamment au niveau des pratiques musicales. Le cas de la « vague acid house  » dans les comportements musicaux anglais, démontre bien cette volonté de changer de cap. Mais pour comprendre ce changement, je vous propose de vous pencher sur l'exemple d'un sound system qui, par son histoire et ses agissements, est révélateur du bouleversement des pratiques festives, musicales, et sociales outre-Manche : la Spiral Tribe .

 

Formation d'un collectif londonien : naissance de la Spiral Tribe

En 1988 à Manchester, Un clubber du nom de Mark Harrison découvrit la house music dans la boîte de nuit l'Haçienda. Ce fut la révélation pour lui. Il expérimenta les festivals de Stonehenge, les raves illégales de ces dernières années 80, et le sound system Tonka au festival de Glastonbury. C'est une fois arrivé à Londres qu'il décida de réunir assez d'argent avec son frère Alexander, ses amis Debbie Griffith et Simone Feeney, pour acheter un équipement suffisant afin de créer un sound system . Séduis par l'idée des free parties , ils souhaitèrent tenter l'expérience en plein Londres. La première de leur free parties, nommée «  Detension  », eu lieu dans une école désaffectée à Willesden, en octobre 90. Les murs furent recouverts de dessins à la day-glo créés par Mark, qui travaillait à l'époque comme designer graphique. Les premiers dessins utilisés dans leurs fêtes étaient inspirés d'une ammonite fossilisée ramassée quelques jours auparavant dans la rue. Cette forme en spiral séduisit le groupe qui trouva dans ce symbole, l'impact graphique correspondant à leurs convictions… désormais le sound system a un nom : Spiral Tribe .

De soirée en soirée, les Spiral Tribe enflammaient tous les squats de Londres et faisaient grandir le nombre de ses membres à grands coups de free parties et de musique acid house. «  Nous tentions l'expérience des free parties  » nous dit Harrison. « Il y avait toutes ces grosses raves commerciales tout autour de Londres, mais qui avaient perdu leur part de mystère, avec leurs meilleurs shows visuels, musicaux, là où il y a le plus de monde, où la musique est la plus amplifiée, avec une sécurité omniprésente et oppressante. C'était exaltant, mais ça n'avait rien de magique  » (Collins, 1997, p.199).

 

3 – Techno travelling  : un premier pas sur la route

 

Durant les quelques mois qui séparent octobre 90 à juin 91, la Spiral Tribe hanta les soirées underground londoniennes. Bientôt la capitale anglaise fut envahie de flyers annonçant les prochaines soirées des Spiral Tribe. Chaque Quartier, chaque terrain vague ou bâtiment en construction devient un lieu potentiel pour une free party. C'est cette détermination qui a fait de la Spiral Tribe un des arguments de la vague acid house londonienne. Mais c'est hors de Londres que se confirme le mode d'engagement choisi par ses membres (caractérisé par le regroupement autour du sound system ) dans le mouvement acid house . Le 21 juin 91, les Spiral Tribe disent au revoir à Londres et partent dans un van, direction Longstock.

 
Première campagne extra-muros : le festival de Longstock  

Le premier jour du solstice d'été 91, Les Spiral Tribe se mettent en route pour le people's free festival de Longstock, situé à une vingtaine de miles des pierres de Stonehenge. Ce festival est l'occasion de pousser plus loin son investigation dans la fête techno, de conquérir de nouveau territoire… «  Je me souviens que la route était comme ces routes de campagne faite d'herbe  » nous dit Harrison. «  Quand nous sommes arrivés, j'ai senti cette atmosphère faite d'un mélange de mystique autour du solstice d'été, et de musique autour des sound systems, mais je n'y croyais pas du tout, et pourtant…  » C'est durant ce festival que la Spiral Tribe pris vraiment conscience du pouvoir de l'affect techno sur l'acuité sensorielle humaine. Tous ces danseurs en harmonie avec la musique ; une musique plus rapide que celle des autres sound systems  ; Des enceintes qui dégagent des sonorités plus lourdes, qui amènent plus de gens sur le dance floor que n'importe quel autre sound systems présent , le tout dans une synergie hédonistique faite de «  vibes » . la «  vibe  » est le mot anglais pour définir cette ambiance festive réussie qui met le public en adéquation avec la musique. Ce fut le déclic : être là au bon moment au bon endroit… L'important n'est plus d'être l'organisateur ou le co-organisateur d'un événement, mais de vivre l'expérience musicale jusqu'au bout avec tous les gens autours, et ne jamais s'arrêter.

Le festival de Longstock fut l'un des plus grands festivals organisé de ces sept dernières années. Un festival marqué par les pratiques festives de la Spiral Tribe, qui a fait vibrer plus d'un participant, dont la plupart combinait pour la première fois l'expérience de la drogue et celle de l' acid house. Ce festival ne fut pas seulement le tournant de l'orientation idéologique du groupe, mais aussi celui qui marqua bons nombres de pratiquants techno. Après ce festival, le look des membres avait changé : tous avaient le crâne rasé, des habits noirs et des treillis militaires. Ils y ont trouvé un but, une « mission » : Voyager, sept jour sur sept, vingt-quatre heure sur vingt-quatre, vivre la vibration techno au rythme des enceintes, « to make some fucking noise …  » (faire du bruit).

C'est cette rencontre avec les new age travellers au festival de Longstock, qui a poussé la Spiral Tribe à continuer son épopée techno plus loin, d'une façon itinérante, et fait de ses membres de véritable techno travellers.

Les Spiral Tribe ne rentrèrent pas sur Londres, et restèrent sur la route weed-end après week-end. Après Longstock, ce fût le tour du festival de Stoney Cross. Durant la guerre, le site de Stoney Cross était là où le gouvernement parquait les campements de gitans. Un an auparavant, un incident similaire à la bataille de Beanfield s'était produit sur ce lieu tombé en désuétude, lorsque la police stoppa le festival organisé par les travellers et chargea leurs camions. La venue cette année-là du festival suscitait une certaine tension parmi les rangs. Pourtant, lorsque la Spiral Tribe s'installa et commença les hostilités, aucune manifestation agressive ne se produisit. Bientôt la rumeur du festival attira foule. « Nous étions totalement inconscient et ignorant des évènements, c'est pour cette raison que nous nous sommes installés à Stoney Cross ; nous n'avions aucune idée qu'il y avait eu ici des affrontements violents !!  » (Mark Harrison). Durant l'été, ils parcoururent l'Angleterre, de Hampshire à Devon, de Surrey à Gloucestershire, pour arriver en août au festival de White Godess, à Camelford proche de Cornwall.

Les membres du sound system ne cessèrent de se multiplier au fil des soirées et des rencontres. Plus d'un passionné rejoignit le noyau fondateur de la Spiral Tribe composé à cette époque de : Darren et Reggie, les propriétaires d'une partie du matériel et du véhicule de transport ; Hubert, alias Mc Scallywag le toaster du groupe ; Debbie Staunton, la responsable de l'infoline ; et Mark Harrison, avec son charisme tranchant et sa politique de « non-leader » à l'image d'un Ken Kesey « re-masterisé ». De nombreux DJ rejoignirent l'aventure des Spiral Tribe, le temps d'une soirée ou plus. Parmi ceux-ci on retrouve Sebastian (alias 69 db en France), Simon Carter (alias Facom Unit ou Cristal Distortion) ou encore Ixy, qui rencontrèrent la Spiral Tribe lors des free parties londoniennes ou lors des festivals. Tout au rythme de la saison estivale, la Spiral Tribe va faire de la plupart des festivals anglais, une véritable orgie techno.

 

Effervescence techno : prise de conscience extatique
 

“We are not Spiral Tribe, you are all Spiral Tribe… It's you that makes the party happen.” (Nous ne sommes pas la Spiral Tribe, vous l'êtes tous…C'est vous qui faites que la fête ait lieu d'être)

Mc Hubert (membre de la Spiral Tribe)

À Camelford, les participants au festival avaient l'habitude de voir des groupes de musique gouvernés par le son des guitares électriques. Quelle fut leur surprise de découvrir deux scènes, complètement différentes ! D'un côté une scène rock, et de l'autre, 2000 hallucinés, accrochés aux caissons de basse du sound system des Spiral Tribe , n'ayant à la bouche que le mot « révélation ». La musique s'entendit au loin sans relâche pendant 14 jours et 14 nuits, sans ralentir, sans même diminuer, dans une célébration techno à la limite entre hédonisme et fête épiphane. «  Le soleil se couche, la lune arrive, et ainsi de suite, et tu vois le monde sens dessus dessous…  » nous dit Mark Harrison. La combinaison entre un manque de sommeil et la prise de drogue comme le LSD, amène les participants à vivre leur exaltation autour de ces nouvelles expériences comme une révélation. «  Tout ce que nous avons fait, c'est acheter le matériel pour le sound system, ce sont les gens qui ont créé la synergie autour de la tribu…  »

En quelque mois, la Spiral Tribe acquit une renommée considérable auprès du milieu underground . Le point innovateur qui fit d'elle un véritable succès populaire techno, c'est qu'elle se considérait comme le «  sound system du peuple » ; autrement dit, que tout le monde pouvait interagir sur l'ambiance sonore et visuelle en s'investissant à sa guise dans la fête, afin de participer pleinement et profiter du moment présent. Les « non-règles » à respecter et l'initiation requise pour devenir membre de la Spiral Tribe étaient claires : « you had to live it, twenty-four hours a day  » ( tu dois le vivre, vingt-quatre heure par jour ). (Collins, 1997, p.203). C'est ce lâcher prise sur les évènements pour vivre l'expérience du moment présent, qui a fait de la Spiral Tribe , un véritable succès underground . Car permettre à n'importe qui de s'exprimer lors de ces fêtes, a contribué à faire de l' acid house , la voix de la culture inner cities anglaise, même si ce n'est pas le but premier de la free party des Spiral Tribe .

«  Connecter les gens… à la musique, à la terre, entre eux, à ce que vous voulez ; la science des connexions : c'est ça le but du sound system.  » (citation de Simon). « Nous sommes les terroristes techno, lorsque nous organisons une free party, les gens viennent de tous le pays. Parce qu'ils savent qu'ils vont vivre le bonheur absolu, la communion entre la technologie et la nature. Ceux qui croient vivre la technologie en regardant une télé haute définition devraient réfléchir. Rentre dans notre Spirale, là où chaque brin d'herbe est connecté à un ordinateur  » (témoignage anonyme recueilli pour la revue Actuel (septembre 92). Reconnecter l'individu urbain à la nature. Selon la Spiral Tribe, les seuls individus capables de le faire sont les individus hardcore , ceux qui poussent toujours plus loin, sans revenir en arrière, qui font le plus de bruit jusqu'à ce qu'on les écoute : «  Make some fucking noise » voilà le seul registre. C'est en quelque sorte l'héritage de l'expérience new age travellers . Désormais il ne faut pas seulement être là au bon endroit au bon moment, il faut avoir la bonne attitude…

Attitude qui ne va pas sans la liberté d'action des free parties. Le caractère gratuit de cette fête est d'ailleurs celui qui est le plus important. « L'argent est un moyen discriminatoire ; cela accentue la différence entre ceux qui en ont et ceux qui n'en ont pas  » nous dit Debbie. «  Quand c'est gratuit, c'est complètement ouvert à tous, et tu es dans une atmosphère complètement différente. Le gouvernement place une valeur financière presque partout ; c'est à nous de lui montrer que nous n'en avons pas besoin !  »

 

Après le festival de Camelford, La Spiral Tribe marqua le coup sur de nombreux visages : une collectivité de nomades conduisant des bus et des vans de site en site, poussant leurs limites jusqu'à l'extrême, sous une déferlante techno de jour comme de nuit.

En l'espace d'un an, le sound system contribua à transformer une partie de la musique acid house en une nouvelle entité : earthcore techno, pour un monde hardcore ( free party ) . earthcore comme éthique, comme mode d'engagement, comme provocation.

  

Vivre constamment la fête : un acte qui transgresse les normes culturellement établies

La police, soucieuse de tels événements, mit en place un centre d'observation sur ces pratiques festives. Comme je l'ai évoqué précédemment, cette période d'observation coïncide avec la transition juridique du Public Order Act à la clause 58 du Criminal Justice Bill . À la station de police Devizes (comté de Wiltshire), les officiers collectaient des données sur les travellers et les ravers depuis la bataille de Beanfield. Mais le manque d'organisation, ainsi que de couverture juridique ne leur permettaient pas d'intervenir lors des free parties  ; pour un temps du moins.

Jusqu'en 1992, les rencontres entre la police et les Spiral Tribe ont été sur un mode plutôt amical. Pourtant, le 20 avril, les relations changèrent lors d'une free party organisée dans un entrepôt désaffecté à Acton Lane, dans l'ouest de Londres. Vers 2 heures 30 du matin, alors que plus de mille personnes dansaient sur les rythmes earthcore du sound system , la police reçut l'autorisation d'intervenir. Elle défonça les murs de l'entrepôt avec des bulldozers et interpella violemment toute personne rencontrée. Le même mois, le gouvernement soumit l'idée d'une législation contre les free festivals, afin de conférer le droit aux officiers présents, de confisquer le matériel des sound systems , d'évacuer les convois se dirigeant vers la fête, et interpeller tous ceux qui s'y opposent. Ce fut le point de départ d'une vague de paranoïa qui envahit toutes les représentations festives techno. Déjà quelques jours auparavant, le sound system DiY se fît confisquer le matériel par la police, sans autorisation au préalable. «  Evil eye (les yeux du démon) est une bonne façon de décrire la situation, parce qu'au moment de l'intervention les hélicoptères de la police survolaient le site, projecteurs pleins feux  » nous explique Mark Harrison. Après l'intervention d'Acton Lane, les membres de la Spiral tribe furent escortés en dehors de Londres par une compagnie policière.

Le Avon Free Festival, festival Traveller annuel, fut la prochaine étape dans la mise en place des contre-mesures policières. Depuis la bataille de Beanfield, tous les festivals travellers n'étaient annoncés — à l'aide d'une infoline — que le jour même ; jour fixé par les organisateurs. Les autorités mobilisèrent les forces policières d'Avon, Somerset et Gloucestershire, dans l'attente du jour J, pour stopper la venue des convois de travellers et de ravers.

En mai 92, les forces de police étaient en alerte, et attendaient le jour du festival. Les travellers se comptaient déjà par millier à Lechlade dans le comté de Gloucestershire. Le jour venu, la stratégie mise en place ne servit à rien : le festival se déroula sur les bords de la région de Worcester à Malvern hills, sur le territoire d'intervention de la police de West Mercia.

Le festival abrita les sons de DiY, Spiral Tribe, Circus Lunatic, Adrenalin,… En l'espace de quelques heures, le comté fut envahi, et se transforma en ville festive autonome. L'événement passa sur les chaînes de télévisions nationales, qui le décrivirent comme un joyeux rassemblement d'excentriques au début, puis comme une abomination, suite des événements oblige. Le week-end suivant tous les ravers du pays convergèrent vers le Avon Free Festival, après l'avoir vu sur les grandes chaînes de télévision nationales. Le festival fut appelé le Avon Free Festival de Castlemorton. Plus qu'un festival de traveller, cet événement accueillit les théâtres de rue, les cirques ambulants, et la plupart des sound systems anglais. C'est dans cette orgie festive, que le rythme naturel du jour et de la nuit perd totalement son sens, masqué par les beats successifs d'une techno hors de contrôle.

 

Photo du festival de Castlemorton 1992, prise par Alan Lodge ( www.tash.dns2go.com )

Ce festival marqua le début d'une scission au sein des travellers  : entre les new age travellers se complaisant dans un héritage rock, fils du festival de Stonehenge, et petit-fils des sixties  ; et les techno travellers irrémédiablement conquis par la musique techno. Les new age travellers n'étaient pas séduits par l'image du festival : tous ces «  ravers du dimanche », confondant free festival et club du samedi soir . Lorsque le festival toucha à sa fin, et que les new age travellers rempilèrent leurs apanages folks, la Spiral Tribe n'arrêta pas la musique. «  La techno est une musique folk  » nous explique Mark Harrison. «  les free festivals sont les terrains appropriés pour l'expression non-stop de la folk-music, techno ou non. Les new age travellers voyagent depuis longtemps, ils devraient le savoir. Nous, nous jouons la musique du peuple, qu'il soit traveller ou non. Si on nous demande d'arrêter la musique, désolé… mais notre attitude est : « Make some fucking noise » !!!  » (que l'on peut traduire ci par que la musique ne s'arrête jamais).

À la suite du festival, la police traqua le convoi des Spiral Tribe, tenu pour responsable du free festival . Mark Harrison et son frère Alexander, Debbie Griffith, Simone Feeney furent mis en garde à vue, puis relaxés ; tous les véhicules des membres, l'équipement du sound system et les possessions personnelles saisis. Ils comparurent devant la cour de Malvern, le 10 janvier 1994. Les charges retenues contre eux étaient conspiration contre le gouvernement (les autorités considéraient le groupe comme le détonateur du festival de Castlemorton), avec intention de trouble à l'ordre public. Les membres de la Spiral Tribe furent obligés de couvrir leur tee-shirt marqué « Make some fucking noise  » pendant l'audience. Ils furent acquittés après le témoignage de Willy X, le réel organisateur du Avon free festival. C'est courant 1992 que le sound system sortit son premier album médiatique intitulé « Breach the peace » (entorse à la paix). «  You might stop the music, but you can't stop the futur  » (tu peux peut-être arrêter la musique, mais tu ne peux pas arrêter le futur), est la phrase clef du morceau, qui le propulsa vite au rang de tube médiatique. Cet acharnement, et cette dramatisation médiatique de l'idéologie Spiral Tribe fit des membres de celle-ci, de véritables figures emblématiques du mouvement techno.

Le Avon Free Festival de Castlemorton démontre bien sur quelle voie s'est engagé la Spiral Tribe . Ses pratiques festives — révélatrices des excès constant du groupe face à un gouvernement qui digère plutôt mal la déviance culturelle — montrent bien comment le fait de vivre constamment la fête, transgresse les normes culturellement tolérées par les autorités publiques anglo-saxonnes.

 

Photo du festival de Castlemorton 1992, prise par Alan Lodge ( www.tash.dns2go.com )

 

Solstice d'été 1992 : Stonehenge ou le grand départ

Au début du mois de juin, la mobilisation annuelle des forces de police autour du site de Stonehenge prit une ampleur phénoménale. Un périmètre de quatre miles fut mis en place par un cordon policier. Les policiers reçurent l'ordre formel d'expulser (au nom de l'English Heritage Injunction ) seize personnalités du mouvement au cas où ils seraient dans les environs. Parmi ces seize personnes, quatorze étaient des ravers ou des techno travellers. Le responsable de l' infoline du festival Martin Bailey fut arrêté, au nom du Public Order Act de 1986 pour avoir refusé de fermer la ligne. La police de Devizes se servit de son carnet de contact pour remonter les filières de l'organisation du festival. Le site fut interdit d'accès, et la sortie de l'autoroute A344 direction Stonehenge momentanément fermée. Aucun convoi ne pouvait passer à travers les mailles du filet. La Spiral Tribe fut interceptée à Watford, avec seulement un camion et un bender (sorte de grand tipi utilisé par les new age travellers ) . De plus, certains des membres étaient tenus par l'English Heritage Injunction , sans parler des charges retenues contre le sound system.

Comment fêter le solstice ? Le groupe décida de frapper un grand coup là où l'on s'y attendait le moins : en plein cœur de Londres. Ils louèrent un site dans l'Isle of Dog, à deux pas du Canary Wharf Tower. À deux heures du matin, plus de mille personnes dansaient autour du sound system. La police bloqua les accès au site, et intervînt une heure plus tard, ave l'aide de 300 officiers. Deux recours : s'enfuir où se battre. La Spiral Tribe resta sur place pour affirmer ses idéaux. «  C'était la pus grosse intervention que j'ai jamais vue  » explique Simon. Les autres événements organisés sur la même période pour fêter le solstice ont eux aussi été sévèrement réprimandés. Que ce soit à Kerry où les danseurs ont été expulsés, à Smeatharpe ou encore à Devon. « La free party de l'Isle of Dog fut une victoire pour nous, et ça, ils ne pourront jamais nous l'enlever  » nous dit Mark Harrison.

La fête du solstice termina le travail commencé à Castlemorton : la scission entre les new age travellers, et les techno travellers . Nombreux sont ceux qui condamnèrent les agissements des Spiral Tribe, et les tinrent pour responsable des attaques policières.

« Je sais que certains d'entre nous accusèrent la Spiral Tribe de briser le mouvement à son apogée, et forcer le gouvernement à adopter une législation. Mais ceux-là ne s'en sont pas occupés au moment voulu et n'ont pas catalysé les énergies comme nous l'avons fait. Nous, nous étions là du début à la fin !!  » nous explique Mark Harrison.

Entre un gouvernement qui les traque et un mouvement qui retourne sa veste, l'Angleterre de fin 1992 ne veut plus des techno travellers . Il est temps pour eux de quitter le territoire… «  C'était le bon moment pour l'exil  » (Mark Harrison).

Après le départ des Spiral Tribe et de certains techno travellers , ceux qui se sont risqués à l'organisation d'une free party ont rencontré cette fois-ci une police beaucoup plus organisée, avec la ferme intention de mettre un terme au free festival, free party , et autres pratiques festives dérivant de ce type de manifestations. Quelques mois plus tard, la législation permettra aux autorités policières de porter le coup de grâce à toute tentative, avec le vote du Criminal Justice Bill , le 3 novembre 1994.

 

4 – Network 23 : toile internationale

 

Le lendemain matin de la fête d'Isle of Dog, les Spiral Tribe quittèrent l'Angleterre pour la France, et s'installèrent à proximité de Paris. Leur contact en France était un Anglais prénommé Allan (membre fondateur du sound system UFO), établit dans un squat à Ris-Orangis. Ce squat regroupait dans un complexe désaffecté : une salle de concert, un studio d'enregistrement, les bureaux de certaines associations, un bar, et une sorte d'hôtel (où l'on pouvait dormir pour presque rien) ; le tout entouré d'un immense terrain vague à perte de vue, idéal pour parquer les véhicules de type semi-remorque. Le « CAES » (nom du squat) était à l'époque le tremplin de bon nombre de groupe de musique rock et punk, comme celui de la Mano Negra. Cet endroit était idéal pour devenir une sorte de « base techno », point de rencontre entre tous les techno travellers . Les Spiral Tribe, ainsi que tous les techno travellers anglais les accompagnant, notamment les Voodoo's mix (ancien Circus Lunatic et connus sous le sound system Radio Bomb en France) firent du CAES, un des premiers sites français à accueillir les free parties anglaises .

Mais avant de s'étendre sur les événements en France concernant les Spiral Tribe, il faut revenir sur la sortie du maxi «  Breach the peace ». Suite à ce tube anglais, nombre de membres décidèrent de créer un réseau d'artistes, un «  network  » qui permettrait la professionnalisation par le biais de la musique techno . « Le côté DJ » de la Spiral Tribe travaillait sur la mise en place d'un label, par lequel pourraient se diffuser les nouveautés musicales des artistes : le label Network 23.

 

Mise en place équivoque : label anglais et techno travellers

1992 est une date qui marqua un profond changement dans la structure du groupe. Deux antennes distinctes virent le jour :

•  Les techno Travellers partis sur les routes de France et d'Europe ; parmi ceux-ci on compte entre 15 et 25 membres constants dont Tim, Ixy et son mari Micky, Darren, Paula et son bull-terrier Rocket (mascotte du groupe), Tanzine, Francky, Paul, Kaos (un Français qui n'a pas le passé du groupe, mais)… Tous ces membres ont été la partie de la Spiral Tribe qui a vécu sur la route, durant un temps pour certains, et pour d'autres jusqu'à ce que le groupe se sépare.

•  Le « département business » qui a favorisé la création en Angleterre du label Network 23. Ce groupe de passionnés de musiques se concentraient avant tout sur la création musicale, et notamment sur l'emploi de nouvelles techniques comme le live musical. C'est par ce label que les premiers pressages de vinyles des artistes de la Spiral Tribe ont été créés. Ce label e été mis en place par des membres comme Simon, Debbie ou encore Jeff. En France, les disques du Network 23 se sont diffusés par l'intermédiaire du label SP 23, crée à Paris par Jeff lors de son arrivée en France.

Les deux antennes étaient reliées par les allées et venues de différents membres. Soit les artistes du label rejoignaient les techno travellers le temps d'une saison ou d'un événement particulier ; soit certains des techno travellers remontaient sur Londres ou Paris pour faire le plein de nouveautés musicales. Cette mobilité entre les membres a permis à l'entité Spiral Tribe (composée maintenant du sound system itinérant, et d'un label de production musicale), de contribuer au bon fonctionnement d'une volonté de groupe : la diffusion de la techno signée Spiral Tribe  ; et de renouveler constamment la matière première des free parties, à savoir le vinyle techno. C'est l'association de ces deux antennes qui a permis au nom Spiral Tribe de se forger une renommée en France, ainsi qu'en Europe. Car si le sound system devint la référence dans l' underground techno français (de par ses pratiques festives), la musique labellisée Spiral Tribe contribua à la transition d'une musique acid house à celle de techno, voir hardcore dans les free parties . Une des premières innovations de cette musique Spiral Tribe était de jouer les morceaux house et acid house en 45 tours (vitesse de rotation d'une platine tourne disque) au lieu du classique 33 tours. Le fait de changer la vitesse de rotation du plateau influait sur le beat du morceau (beaucoup plus rapide) et ses sonorités. Du coup, cela donnait une dimension totalement nouvelle au morceau ainsi que sur l'ambiance qu'il procure.

Il faut quand même faire la différence entre ces deux parties du groupe, car les objectifs (si ce n'est la passion de l'univers techno) sont plutôt différents. Les techno travellers ont souhaité pousser l'expérience de la fête jusqu'au bout, en empruntant le chemin de la route et des voyageurs itinérants. Le label, quant à lui, s'est retranché dans une professionnalisation de la musique, et une expérimentation des technologies regroupées autour de la musique techno. Bref deux expériences distinctes mais liées, sur un mode d'engagement complètement différent, sans forcément être antinomique.

Cette base anglaise a notamment servi de lien entre le groupe et le mouvement de raver anglais, qui a décidé de suivre les pas de la Spiral Tribe et continuer le combat sur le territoire anglo-saxon.

 

France ou le virus coloniale Spi 23

L'arrivée en France des Spiral Tribe et de ce nouveau concept de free parties , fit de nombreux émules parmi les personnalités du monde underground techno. Pour bien comprendre de quelles façons la Spiral Tribe conquît le monde techno français, il faut se replacer dans le contexte festif parisien des années 90. Le monde festif de Londres et celui de Paris étaient reliés par l'intermédiaire de réseaux, qui permirent la diffusion des raves parties en France dès le début des années 90. Parmi les nombreuses soirées, celles organisées au pont de Tolbiac étaient relativement appréciées du public underground parisien. Sur un principe d' after, les amateurs de musique trance (style techno relativement apprécié à cette époque sur Paris) se rejoignaient tous les dimanches matins pour terminer leur week-end en beauté, ravis par les mix du DJ Manu le malin. Ce genre de manifestation était le premier à utiliser le concept de gratuité des fêtes (concept tant prisé par la génération de ravers comme les Spiral Tribe ). Des dizaines de participants au début, ces soirées accueillirent presque six cents personnes quelques mois plus tard.

Quand les premières free parties furent organisées par les Spiral Tribe , elles suscitèrent plus d'une ferveur dans le public parisien. À n'importe quel moment, quelqu'un pouvait tomber sur un des membres du groupe distribuant les flyers d'une prochaine soirée, à la sortie d'une bouche de métro, en plein centre ville, ou encore au magasin Hokus Pokus (premier magasin techno à Paris). Les Spiral Tribe envahirent la scène techno parisienne en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. L'image qui est restée dans bon nombre de souvenirs des participants, c'est une bande de travellers anglais complètement excentriques expulsés d'Angleterre, qui organisait des soirées dès que les conditions le permettaient, où se jouait une musique techno particulière. Vers la fin de l'année, le convoi des Spiral Tribe partit faire une tournée en France, et fît halte à Montpellier. Leur contact était un magasin de skate bord appelé Short Brain. «  Je me souviens du jour où sont arrivés les spis (abréviation de Spiral Tribe)… Des Anglais tondus, habillés en noir. Même les femmes !! C'est une amie à nous qui à l'époque était étudiante sur Paris et qui sortait avec l'un d'entre eux, qui leur proposa de passer sur Montpellier. C'est comme ça que le magasin a abrité leur son (au sens de sound system ) pendant quelques jours. La première soirée, on est allé boire un coup dans un bar techno, le patron que l'on connaissait leur a proposé de mixer, et de bouche-à-oreille, le bar s'est rempli en moins de deux !! On a terminé la soirée au Phébus (club gay aux alentours de Montpellier )… Quand on a appelé la patronne du Phébus et qu'on lui dit qu'on arrivait avec des potes anglais et un convoi d'une centaine de voitures, elle ne nous a pas cru… À deux heure du matin, il y avait plus de mille personnes sur le parking de la boîte, imaginez la suite.  »

Le sound system organisa des fêtes un peu partout dans la région, de Marseille à Montpellier, de la côte basque à la Normandie. C'est en Juillet 1993 qu'il organisa en collaboration avec le sound system des nomades, le premier free festival français à proximité de Beauvais. Le nom donné à ce festival fut teknival , abréviation de techno et festival. Cet événement se pose comme le premier festival techno organisé en dehors des festivals traditionnels, comme il peut y en avoir en Angleterre. C'est le premier festival organisé par les techno traveller  sans métissage avec les new age travellers : désormais c'est un festival techno sans aucune autre forme de musique. Ce teknival — premier du nom — fit découvrir à la jeunesse française le mode de vie techno traveller organisé autour du sound system. Après cet évènement, bon nombre de jeunes décidèrent de prendre exemple sur la Spiral Tribe , et fondèrent leur propre sound system , itinérant ou non. Parmi ceux-ci, on retrouve les OQP, Total Resistance, les Metek, les Foxstanz, les Heretiks, les LSDF… En plus de ceux qui étaient déjà établis : les Technocrates, les Circus Alien, … Le mode d'engagement en sound system fut vite adopté, et pris dans le mouvement techno des allures de virus. Les Free parties commencèrent à proliférer un peu partout en France. « C'est le principe de la spirale tu vois, que la musique ne s'arrête jamais… Les spis ont apporté ça en France. Le principe est simple : à chaque fois qu'un sound system arrête la musique quelque part, un autre prend le relais autre part et ainsi de suite.  » (Kevin, amateur de Free parties ).

Le but des Spiral Tribe était de monter un réseau international de techno travellers , pour que la musique ne s'arrête jamais. Le Network 23 fut l'outil pendant quelque temps de cette toile internationale . La première étape fut la France. Et l'écho de la jeunesse française leur fut très favorable. Cependant, les Français ne virent que la face visible du groupe : un sound system qui organise des free parties et autres teknivals. Le vécu de la Spiral Tribe , ses valeurs, son origine commune avec les new age travellers , son histoire, ne furent pas mis en avant, laissant les pratiques hédonistes être un des principaux attraits de ce mode de vie. Une partie de la jeunesse française n'a voulu voir chez ce sound system, que le reflet de ses propres idéaux festifs. Ce qui a parfaitement convenu au Spiral Tribe . «  Ce collage de valeurs, de modes de vie, voire même de constructions, on ne peut plus diverses, est l'expression d'un rythme spécifique. Rythme intense où la circulation effrénée de toute chose, des biens comme des symboles, ne manque pas de procurer une sorte d'ivresse, […] pour l'étranger de passage, qui se sent en quelque sorte chez lui dans un tel flux où le jeu des différences lui permet de reconnaître tel ou tel moment de la théâtralité globale  » (Maffesoli, 2003, p.23).

Et c'est sur un air de colonialisme à l'anglaise, comme tout bon missionnaire qui se respecte que la Spiral Tribe fit de l'Angleterre, puis de la France les premiers foyers d'un mode de vie qui contamina une génération entière (celle séduite par les nouvelles sonorités techno), petite sœur du mouvement acid house. En collaboration avec ces nouveaux sound systems, elle organisa fête sur fête, de région en région, jusqu'aux frontières de la France, qu'elle n'hésita pas à traverser pour conquérir de nouveaux territoires.

 

Objectif Europe

La Spiral Tribe avait l'habitude de faire des excursions en dehors du territoire français. Que ce soit pour organiser une fête, ou simplement faire du tourisme local. L'émancipation territoriale du groupe s'étendit de la France jusqu'en république tchèque. À cette époque, des allers-retours fréquents entre la France et l'Angleterre étaient organisés pour rester en contact avec le collectif de sound systems anglais (formé pour se prévenir des attaques successives du gouvernement, après les évènements de Castlemorton). C'est vers 1993 que la Spiral Tribe décida de partir sur les traces des Mutoïds Waste Company (un collectif d'artistes). Ce collectif organisait des shows mécaniques du même genre que celle du cirque Arkaos, dans un univers à la Mad Max II fait de véhicules transformés, de machines mécaniques spectaculaires, de cracheurs de feux et de déguisements entre Alien et Robocop . À cette époque, la Spiral Tribe s'était établie dans un campement de gitans au petit travers, proche de la Grande-Motte (Hérault). La décision de partir les rejoindre à Rome, fut acceptée par tous les membres. Direction l'Italie pour rejoindre les Mutoïds. Imaginez la rencontre de deux collectifs aux penchants esthétiques communs pour une ambiance apocalyptique. L'un avait l'atout du son, l'autre celui du visuel. Les Mutoïds avaient l'habitude d'établir un campement à proximité respective d'une casse de véhicule. Ils y trouvaient tous les matériaux nécessaires pour la construction de leurs délires artistiques. Les moyens utilisés pour, étaient considérables : ils disposaient de deux grues, des bulldozers, des semi-remorques, et nombre de véhicules de type quads (sorte de moto à quatre roues),… Ils passaient énormément de temps à l'installation de leur évènement, qu'il soit en plein air ou dans un hangar. L'entrée de leur espace festif était souvent faite de trois voitures empilées en forme d'arche. On pouvait évoluer dans cet univers qui n'avait plus rien de commun avec le monde habituel, et y découvrir un immense robot qui se régalait à faire cuire une Renault 5 sur un feu de taille olympique, une multitude d'engins fonctionnels à utilisations aussi diverses qu'esthétiques, une mini Austin qui voyage en claquant des portes toute la soirée au-dessus de votre tête… L'apport du son (au sens de musique) des Spiral Tribe renforçait l'impression de vivre une dimension parallèle. L'adéquation entre les deux groupes ravit plus d'une fois l'Allemagne, l'Autriche, le Portugal et l'Italie qui vécurent les heures de gloires de ces travellers, entre techno, machine infernale et convois de véhicules plus fous les uns que les autres.


Photo du parc des Mutoïds, prise par Alan Lodge ( www.tash.dns2go.com )

Car outre les véhicules transformés des Mutoïds, un avion de chasse de type Mir trônait sur une remorque, entre des véhicules militaires et deux tanks. L'apogée de cette synergie eût lieu lors des excursions en Europe de l'Est vers 1995, notamment lors du teknival de la république tchèque. Ce teknival se doit d'être rangé dans les souvenirs des Spiral Tribe comme un des plus réussis du sound system.

Il est difficile de tracer la multitude de fêtes organisées sur cette période, on ne peut qu'en faire une estimation très approximative. Le moyen le plus efficace pour traquer ces événements, ont été les flyers distribués à l'intention des fêtes et les informations des participants échoués sur une page ou deux du Web . Malheureusement les flyers ont une durée de vie très limitée et ne nous donnent que très peu d'informations sur le site choisi.

Après avoir baroudé jusqu'à la fin des routes Européennes, la Spiral Tribe décida de pousser encore plus loin son aventure. Elle décida de tenter la grande aventure au pays du far West : L'Amérique. Cette étape signa la première phase de l'émiettement du groupe. Certains embarquèrent pour « le pays de la liberté », et d'autres restèrent en Europe par manque de moyens financiers. Simon (qui à l'époque avait rejoint le groupe), fut un de ceux qui restèrent en Europe. Il créa un nouveau sound system  : Facom Unit . Kaos , quant à lui créa (avec quelques membres de sound systems comme les OQP) les Sound Conspiracy qui tentèrent l'expérience vers l'Inde, à Goa, sur les traces des full moon parties (pour plus de précision sur ce voyage, je vous renvoie à l'œuvre de Thierry Colombier, Technomades , Éd. Stock, 2001, 264 pages).

 

Parfaire le nouveau monde : welcome to the USA

Cette escapade aux Etats-Unis est une des périodes de la vie des Spiral Tribe où je n'ai pu réunir que très peu d'informations (souvent contradictoires). Ils sont partis de la France fin 95, début 96 pour une durée approximative d'un an. Les maigres informations récoltées à ce sujet mentionnent l'organisation de free parties aux alentours de San Francisco, en collaboration avec les SPAZ ( sound system américain). Il semble que quelques évènements furent organisés aux alentours de New York (mais cela reste à confirmer). Très peu d'archives ont été mises sur Internet, si ce n'est les quelques morceaux de musique enregistrés là-bas. Mais le but du sound system resta le même : voyager, créer un réseau de passionnés autour du dogme techno, et lui suggérer l'existence d'un équilibre entre techno et fêtes libres.

Il semble que l'aventure américaine fut l'une des dernières pour le noyau du groupe, du moins, sous le nom Spiral Tribe. Le groupe ne s'est pas vraiment séparé, puisque ce qui rattachait les membres au sound system (outre les moyens matériels, les affinités, et la passion pour la techno) était simplement un nom, celui de Spiral Tribe… Car il est clair que ce nom a été source de polémiques, d'appropriations personnelles, et de prestige techno durant un temps. Tous les passionnés du monde des free parties de l'époque ont été un jour ou l'autre un membre de la Spiral Tribe, le temps d'une nuit, de quelques jours, ou plus . La seule chose qui ait changé, c'est l'organisation de ces membres. Ils sont devenus des individus qui ont tissé leurs propres toiles, et qui maintenant apporte autant au phénomène techno qu'ils pouvaient le faire sous le label Spiral Tribe. Une chose est sûre, c'est que le groupe a été de presque tous les évènements concernant les free parties, et si ce n'est pas le cas, il en a été la source d'inspiration pour l'Europe. Certains diront qu'ils se sont séparés parce que ce nom attirait trop de monde au cours leurs dernières fêtes et qu'il fallait y remédier. D'autres s'en tiendront à la simple explication que prendre dix ans de travelling , amène une personne à se calmer et à se stabiliser. Ce n'est pas totalement faux, mais je suis convaincu que si le groupe s'est séparé, plutôt a muté, c'est parce que chacun, au fil de ses expériences sur la route, a simplement réorienté ses objectifs. La Spiral Tribe des années 90 n'a plus lieu d'exister. D'une part parce que ses « non-règles » font que chacun est libre de partir quand il le souhaite ; d'autre part parce que le noyau fondateur s'est simplement morcelé en plusieurs entités (qui restent cependant en relation) que ce soit sous forme de sound system, de label (ex. : audiotrix), ou d'entité individuelle. Car chacun a véhiculé avec lui une larme d'expérience 23 (chiffre mythique des Spiral Tribe) , l'a fait évoluer selon ses convictions, que ce soient celles construites en Angleterre pendant le mouvement Acid house , En France, ou partout ailleurs lors des teknivals . Le but est clair : que la musique ne s'arrête jamais. Cela sera toujours suivi par les membres du groupe. Pour le cas de la France, l'arrivée des Spiral Tribe a fait fureur, les attitudes se sont calquées sur un savoir faire Spiral Tribe . Mais à l'heure où le mouvement free party français s'organise, se construit, le nom Spiral Tribe n'a de place que sur un piédestal, au rang de mythe fondateur, utilisé par les uns, rejeté par les autres, ou simplement respecté par une bonne partie de celui-ci. Parce que «  vous pouvez peut-être arrêter la musique, mais vous ne pouvez pas arrêter le futur  », les disques des Spiral Tribe resteront une référence, qui prend son sens dans ce mouvement (qui leur reconnaît un certain tribut). «  en effet, […] celui-ci (l'auteur se réfère au nomadisme sous sa forme spirituelle dans les paroles de chansons connues ) comme tout mythe fondateur est chanté, éprouvé et, bien sûr, vécu en commun  ». (Maffesoli, 2003, p.10).

Car si le nom Spiral Tribe s'est forgé une renommé, et a survécu sur la route, c'est qu'il était dépendant de ses façonneurs : la communauté du sound system. Cette communauté quant à elle a su prendre ses distances face à ce nom, en permettant à quiconque de se détacher sans avoir à se justifier, et permettre à l'individu de continuer sa propre expérience. Expérience commencée en Angleterre avec les débuts de la house music, enrichie en France, en Europe, en Inde ou encore aux États-Unis. C'est en quittant l'Angleterre que la Spiral Tribe a réellement compris son but : réveiller dans le phénomène techno sa part de liberté révolutionnaire, par le biais des free parties. Une définition de la liberté conditionnée par l'interprétation de fils des inner cities anglais, et d'une culture qui fait ses premiers pas dans une société de plus en plus individualiste, où l'on tente tant bien que mal d'intégrer et de « marchandiser » tous les lieux et les moments de partage ou d'échange. (Pourtau, 2001, p.46). Comme le dit Maffesoli, « c'est en quittant le paradis que la cité des hommes est fondée. Anomie. Errance. Conquête . » (Maffesoli, 2003, p.35)

« Nous ne comprenons plus, semble-t-il, le monde que nous avons construit et qui nous échappe. Besoin est d'une nouvelle idéologie qui explique ce monde nouveau et permette de s'y mouvoir  ». (Mendras, 1994, p.20). La Spiral Tribe a trouvé sa propre interprétation, à travers la musique hardcore et la free party. Cette interprétation ne peut correspondre à tout le monde. Comme nous l'avons vu, elle s'est authentifiée dans le regain de celle des new age travellers. Mais ces deux modes de vie ont plus d'un point en commun qu'il n'y paraît : outre les similitudes dans les pratiques itinérantes, ces deux interprétations du monde contemporain ne mettent pas en péril la cohésion d'ensemble de la société.

La Spiral Tribe est un chapitre de ce consensus qui a permis à des mouvements comme celui caractérisé par l'affect techno, d'émerger à grands coups de manifestations, d'altercations entre mœurs individuelles et valeurs nationales — et de pouvoir modeler son environnement quotidien selon ses propres stratégies identitaires. Mais ce chapitre n'est pas encore terminé, il a simplement changé de décors. Car si l'entité Spiral Tribe n'existe plus vraiment, Les membres de celle-ci continuent à faire de la musique techno, leur terrain de prédilection…

Cette passion pour la techno, a poussé les DJ du sound system à commémorer l'expérience Spiral Tribe une dernière fois, encore et encore, lors de free parties nommées Bordell 23. À l'occasion, plus d'un millier de participants s'est donné à cœur joie sur les vibrations techno d'une Spiral Tribe retrouvée et de ses invités, en souvenir du bon vieux temps.

Aujourd'hui, chacun suit sa passion, certains encore sur la route, d'autres dans les circuits institutionnels techno du meanstreamming , parfois les deux . Ixy et son mari dirigent un label de production (Audiotrix), Sebastian et Simon perfectionnent leur Live musical et produisent des vinyles (notamment sur le label Passe-Muraille). Jeff s'occupe du label Elegal 23 (connu aussi sous le nom d'isotope 23). Ils se produisent aussi sur scène partout en France et à l'étranger, aux côtés de leurs anciens compagnons de route, comme Raph des Sound Conspiracy, Alex de Radio Bomb, ou encore Chris et fleur des Boucles étranges… Je parle ici du « côté DJ du groupe », car il semblerait qu'il soit le seul à garder un rapport privilégié avec la scène techno actuelle.

Finalement, l'expérience des Spiral Tribe offre un champ nouveau au processus engagé par les new age travellers, tout comme l'avaient fait auparavant les Merry Pranksters . Ce groupe de déjantés américains s'est formé vers la fin des années 50. Entre Beatnik de l'époque de Kerouac et hippie des sixties, ce groupe fut fondé par Ken Kesey (écrivain appartenant aux nouvelles tendances des années 50 aux Etats-Unis). Ils parcouraient le territoire américain de long en large, pour faire découvrir aux personnes intéressées l'expérience du LSD 25. Leurs fêtes s'appelaient «  Acid Test  » (le test de l'acide), sorte de free party de l'époque. Leurs armes étaient la musique rock psychédélique jouée par le Grateful Dead — groupe ayant eu un rôle important dans le mouvement hippie de San Francisco et de ses alentours — agrémenté d'une ambiance composée de décors et de déguisements farfelus, et du fameux acid punch (bac de jus d'orange remplis d'acide). Ils n'hésitaient pas à organiser énormément d'évènements, ce qui leur a valu à de nombreuses reprises, les défaveurs des polices locales. Ken Kesey a même dû s'exiler au Mexique pour éviter de comparaître devant le tribunal du comté de la Honda, pour usage de stupéfiants et trouble de l'ordre public.

La seule différence, entre les Merry Pranksters et les Spiral Tribe (outre la différence d'époque), était le penchant pour ces derniers à un look austère, fait de noir, et de crâne rasé. Ce qui contraste énormément des pratiques extravagantes d'un 1960 en ébullition.

 

Email