V – « El Camino de Santiago »   

3 : Vers un retour en soi, dernier voyage
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Panneau signalisant l’entrée de la ville de Saint Jacques de Compostelle

 

 

 

V – « El Camino de Santiago »

3 : Vers un retour en soi, dernier voyage

 

 

« Rappelez-vous pèlerins, qu’il ne faut pas être orgueilleux quand vous terminez le Camino, parce qu’en réalité il commence lorsque vous l’avez fini, et que vous reprenez le cours de votre vie. Vivez vos derniers instants profondément, vous, esclaves de la douleur et de la liberté. Car nous comprenons ce que symbolise l’enseignement du Camino, et cette expérience nous fera prendre conscience qu’il est possible de l’appliquer à chaque moment de notre existence. »

Citation tirée d’un livre d’or de Samos (Galice) Signée le 24.11.1997 par Félix (Espagne)Cette citation était marquée en Espagnol, et a fait l’objet d’une traduction en Français.

 

1 - Arriver à Compostelle

 

L’arrivée à Compostelle évoque la fin d’une période. Cette arrivée implique, selon les cas, différentes réactions qui varient en fonction de la complexité de la problématique pèlerine de chacun. Toutes ces réactions plus ou moins différentes, vont de la déception profonde en arrivant en ville à un temps de pure effervescence, où l’accomplissement de l’acte pèlerin est consacrée par l’entrée dans le sanctuaire, la visite du tombeau saint, l’accolade sur la statue du saint, la bénédiction des pèlerins, le passage sous la porte sainteCe passage n’est possible que lors d’une année sainte, car les portes saintes ne sont ouvertes que pendant ces années, tous les sept ans.

Lors de mes recherches, j’ai pu constater que ce qui pousse l’individu à pérégriner vers Compostelle, répond à un certain ressenti, quelque chose de parfois défini, parfois confus, dont l’objet remettait en cause plus d’un paramètre dans la vie de l’individu. De plus, je serai même en mesure d’affirmer, qu’un premier voyage ne tient pas que du simple fait touristique ou religieux. On ne marche pas aussi longtemps par hasard, surtout vers Compostelle. Mais pour certains pèlerins, il semble que ce lieu ne corresponde pas forcément à leurs attentes, du moins plus de la même façon qu’au départ. S’il est vrai que l’accomplissement de l’acte pèlerin trouve un certain sens dans la consécration rituelle et la visite du sanctuaire, la totalité de l’acte ne s’arrête pas à cette seule dimension patenteDe nombreux travaux ont d’ailleurs analysé cette dimension. Je fais référence notamment à ceux d’Alphonse Dupront ou encore Dominique Julia, qui démontrent bien l’importance du sens sacrée donné au pèlerinage.. Car le succès de ce pèlerinage repose en partie sur l’expérimentation du long cours et les métamorphoses qu’elle suggère en cours de route à la problématique pèlerine. C’est une des raisons pour laquelle, aujourd’hui, de plus en plus d’individus se rendent à pied vers Compostelle.

Ce qui évoque bien cette situation, est cette propension des individus à considérer le crédencial comme objets souvenirs des plus représentatif de l’acte. Chaque coup de tampon, représente un lieu - par lequel ils ont transité - fait de souvenirs, d’expériences et d’affects en tout genre… Rappelez vous, lorsque j’ai rapidement évoqué ce pèlerin confirmé, propriétaire d’une auberge à Azofra : celui-ci est fier d’afficher les nombreux crédencials de ces pérégrinations antérieures sur les murs du salon de l’auberge. En revanche, aucune Compostella n’est présente à la vue du client. Elle ne représente maintenant pour lui, qu’un bout de papier sans aucune valeur symbolique, si ce n’est un simple passage au sanctuaire. Si ce cas est loin de s’appliquer à tous les pèlerins, il semble néanmoins que la Compostella ne se considère pas comme un objet souvenir aussi significatif que le crédencial. Pierre, par exemple, ne sait plus où il l’a rangé ; et inversement, le cédencial de Jean est rangé soigneusement dans un tiroir de son bureau, de sorte qu’il puisse l’avoir a porté de main au moment opportun.

De la même façon, il semble que l’expérience de la marche au long cours, soit plus importante pour certains (à l’arrivée de Compostelle), que l’accomplissement de l’acte final, lui-même. Ce cheminement - qui les a conduits à vivre tous ces moments dans une commémoration paroxystique et quotidienne de l’acte pèlerin - compose en eux plus que jamais, la structure référentielle sur laquelle se base l’ensemble des souvenirs, et des expériences.

Cette totalité de l’expérience au long cours et ce qu’elle représente à travers ses tampons sur la crédencial, n’est d’ailleurs pas entièrement reconnu par les autorités religieuses de Compostelle. Si elles accordent à l’acte pèlerin une motivation dûment religieuse, il existe cependant une certaine volonté de faire l’impasse sur le reste des sens attribués au pèlerinage. Comme le dit A. Dupront, si elle ordonne et le plus souvent anime, l’institution n’est pas maîtresse ; aussi bien affecte-t-elle souvent d’ignorer ce qui lui échappe, et qui est l’authentique même du besoin pèlerin. La pulsion est captée ; organiquement, elle n’est pas inhérente à l’église, bien que celle-ci se sache pèlerine tout au long de son existence (Dupront, 1982 : 803). La remise de la Compostella atteste bien de cette réalité. Car elle n’est attribuée qu’à la condition sine qua none, que le pèlerin reconnaisse dans l’objet de sa pérégrination, une certaine prédominance au sentiment religieux, à la limite spirituel. De plus, il devra prouver qu’il a bien fait les cent derniers kilomètres, et ce, qu’il ait parcouru deux mille kilomètre auparavant, ou pas. Chacun de ces points marque bien comment les autorités compostellanes, limitent la dimension du long cours à une représentation plutôt symbolique (les 100 derniers kilomètres) de cette quête. Car pour la plupart des pèlerins venus de loin, les cents derniers kilomètres ne sont que simple formalité, surtout lorsque le parcours individuel dépasse les 2000 kilomètres.

Mais il semble qu’aujourd’hui l’évolution croissante du nombre de jacquets sur les routes, ait apporté un surplus de sens nouveaux à ce pèlerinage, qui ne se contient plus dans les ritualisations mise en place à cette occasion. Il est sûr que le flux pèlerin, connaît une explosion démographique sans précédents lors des années saintes. De plus, il est vrai que cette augmentation exponentielle d’individus est dû à la présence dans le flux pèlerin, d’individus attribuant une importance non négligeable au sens religieux. Mais ce dernier n’explique pas totalement pourquoi ce flux augmente progressivement le reste des années. 

Car le pèlerinage est aujourd’hui réimpulsé par des dynamiques proprement contemporaines, et l’expérience au long cours laisse émerger un espace propice à l’élaboration d’une multitude de sens nouveaux, qui intègre aisément la problématique pèlerine. Si pour certains, arriver à Compostelle symbolise l’accomplissement religieux de l’acte pèlerin, pour d’autres, le moment d’arrivée se conçoit, à cet instant, comme un substrat finalement insatisfaisant, qui cesse d’agir dès son accomplissement. Dès lors, Compostelle ne représente plus l’objet de leur attention, et la consécration rituelle instaurée, ne contente plus ce surplus de sens débordant du sentiment purement religieux. « Je ne m’attendais pas à ça » disait Pierre, « j’ai rêvé tous les jours de mon arrivée à Compostelle, je l’imaginais triomphante…j’ai été plutôt déçue » m’a récemment écrit Amanda. Cette sensation décrite par beaucoup de pèlerins leur donne l’impression de rester sur leur faim, de ne pas trouver dans ce terme, la consécration globale de leur acte.

Pour ceux dont l’arrivée se vit de façon insupportable, il se peut qu’ils continuent jusqu'à FisterraFisterra est la ville côtière située sur la péninsule ibérique, qui marque la fin de l’itinéraire du Camino Frances, et le début de l’océan Atlantique., quelque cent kilomètres plus loin, ou qu’il s’en retournent de la même façon qu’à l’aller en gardant une image de la ville qui ne correspond pas, ou plus, à l’aboutissement qu’ils envisageaient.

Fisterra présente parfois certains cas de ritualisations, qui offrent un espace de consécration plus ou moins adapté à cette multitude de sens - rejetés par les ritualisations cristallisées autour du phénomène religieux. Ces quelques cas pourraient être assimilés à une sorte de cérémonie de rite de passage personnalisée, pendant lequel l’individu fait le deuil de son ancienne vie, en abandonnant son costume de pèlerin, ou en le brûlant. Cette mise en scène représente le dépouillement symbolique de l’individu avant sa réinsertion - nouveau statut tenant - dans la vie courante. Les vêtements du pèlerin, ses chaussures et son bâton sont la représentation symbolique d’une ancienne peau dont il se sépare, avant la mue terminale, pour retrouver une nouvelle condition, lavée de tout antécédent par l’acte pèlerin.

Mais j’insiste sur le fait que ces actes pourraient être assimilés à ce type de cérémonie. Car s’il est facile de cerner ici, des actes comparables à ceux d’une cérémonie de rite de passage ; le fait que cette consécration de la pérégrination ne s’intègre pas dans une institutionnalisation de l’acte – comme pourrait l’être la bénédiction des pèlerins à même la cathédrale - démontre bien le caractère strictement individuel de l’acte, et sa valeur proprement subjective.

 

2 - Retour à l’ordinaire

 

Le retour à l’ordinaire opère une nouvelle transition. L’individu devra, cette fois-ci, réintégrer sa vie courante en quittant sa condition itinérante. A la différence de la première transition, celle-ci n’implique pas la découverte de nouveaux horizons, mais simplement le retour dans un univers que l’on a temporairement laissé de côté, qu’il faut maintenant reprendre en main. Cet atterrissage (pour reprendre l’expression employé par Pierre lors d’un entretien) est souvent vécu avec un souvenir prégnant. Le départ implique la dissolution du groupe pèlerin constitué en cours de route (ou communitas spontanée). Celle-ci se vit souvent avec intensité, parfois déchirement (rappelez-vous, lorsque Jean a quitté ses compagnons).

L’aller a conduit le pèlerin hors de son cadre de vie, et celui-ci retournera chez lui fort de cette expérience paroxystique. Certains rentrent en train, en bus, en avion… pour d’autres, ils le feront de la même façon qu’à l’aller. Ce choix de rentrer à pied, trouve ses raisons dans la propension de l’individu à conférer dans sa problématique pèlerine, une dimension relativement importante à l’expérience du long cours, au point de volontairement réitérer.

Mais tous ne partagent pas cette envie de considérer le pèlerinage comme un aller et un retour de la même façon. TioTio est un espagnol vivant à Cahors avec sa femme, originaire de cette région. Il est âgé de 32 ans, et s’occupe de la gestion informatique d’un site de vente au particulier sur Internet. Il a effectué le pèlerinage de Saint-Jean-Pied-de-Port à Compostelle., pèlerin rencontré en arrivant vers Compostelle, m’a fait part de son projet initial en m’expliquant qu’il souhaitait rentrer à vélo jusqu’à Cahors. Il a commenté par la suite, que ce projet ne signifiait plus rien pour lui, dès son arrivée à Compostelle. « Le Camino m’a appris à savoir qui je suis et ce que je veux. Mais il ne fait que te mettre sur la voie, tu sais. Il t’enseigne que la vraie signification du pèlerinage n’est pas de marcher, mais d’appliquer cette même force que tu emplois pour avancer vers Compostelle, dans ta vie de tous les jours. Si tu pars jusqu’à Compostelle humblement, et que tu vis cette expérience le plus simplement du monde, tu le comprendras par toi même. Et tu sauras que tu n’es qu’un passant parmi tant d’autres, et que ta place est ailleurs, chez toi ». Mais cette interprétation n’est pas la seule. Ainsi FrancisFrancis est un Montpelliérain de 59 ans, ayant effectué le pèlerinage à pied en 1999, du Puy-en-Velay à Compostelle. , avait aussi planifié ce même retour que Tio quelques années auparavant. Il est reparti tout comme lui, par le train. Il n’a cependant pas interprété ce retour de la même façon. Pour lui, l’expérience semblait si forte, qu’il ne se sentait pas de revenir à pied. Il ne voulait pas revivre ces instants en sens inverse, surtout sans la présence de ses compagnons de marche. « Après ce que j’ai vécu, je n’avais plus envie de rentrer à vélo. Il m’a fallu beaucoup de temps pour assimiler cette expérience, et je pense encore aujourd’hui que je n’ai toujours pas totalement compris ce qui m’a fait partir. Mais la séparation a été tellement dure, qu’il m’était impossible d’imaginer un retour sans Martine, Sylvie et Denis [ses compagnons de route] ». S’il semble que Tio, ou encore Felix (citation de début de partie), semblent savoir à quoi leur sert ce pèlerinage, il n’en est pas de même pour tout le monde, loin de là. Pour beaucoup de pèlerins comme Francis, la cohorte de significations qui relève d’une telle expérience, n’est pas catalysable lors du retour, et semble dépasser les limites mêmes de leur compréhension. En ce sens, ce temps de transition auquel ils se confrontent maintenant, dépend des métamorphoses qu’a subies l’objet de leur problématique pèlerine, pendant cette pérégrination. S’il est vrai que les pèlerins reconnaissent tirer un certain enseignement de leur pèlerinage, l’assimilation de celui-ci est une autre histoire, l’application, encore plus.

Pour que l’individu lui-même comprenne ce qui l’a amené à pérégriner, qu’il trouve un fil médiateur entre tous ces sens attribués à l’acte pèlerin et leurs conséquences sur sa vie courante, il devra mettre en place un temps de réflexion post pèlerinage. Car ce sentiment d’avoir tiré un enseignement de la pérégrination, ne correspond souvent pas, ou plus, à ce qu’il envisageait, et nécessite un certain temps de maturation en dehors du cadre extraordinaire que propose le pèlerinage : « Le pèlerinage m’a beaucoup appris sur moi-même, et m’a permis de prendre conscience d’énormément de choses. J’ai pris amplement le temps de réfléchir et de me poser maintenant, les bonnes questions sur ma vie. Sur le coup, lorsque j’ai quitté cet univers, je me suis senti vulnérable, arraché à quelque chose dont j’étais, en fin de compte, habitué. C’est vrai qu’il m’a fallu un certain temps pour atterrir, pour me poser et savoir à quoi tout ça rimait. Quand tu es dans le feu de l’action, tout te semble si évident, tu comprends le sens de ta venue. Mais lorsque je suis rentré chez moi, je ne savais plus quoi penserCe témoignage est tiré d’un entretien avec Jacques, gérant d’une petite entreprise montpelliéraine. Il a effectué le pèlerinage de Saint guilhem-le-désert (34) à Compostelle en 1999. ».

En réintégrant le courant de sa vie, l’individu commencera une modélisation terminale de sa problématique pèlerine, par le biais de cette post réflexion. Ce temps de retour ne mène pas en une fin en soi, mais plutôt au début d’une réorganisation de ses réflexions, qui fixe une sorte de conclusion ouverte à l’expérience du pèlerinage. C’est en ce sens que s’opère la dernière transition, en mettant en place un processus qui mènera le pèlerin à l’élaboration terminale de sa problématique, en déplaçant l’objet de celle-ci vers un contexte plus ordinaire, que peut l’être le pèlerinage.

L’expérience totale tirée du pèlerinage, est ce qui fait prendre conscience à l’individu qu’il a à sa disposition - plus qu’il ne le croyait - une palette d’outils méthodologiques qui lui soumettra une approche structurelle, afin de favoriser l’aboutissement terminal de sa problématique pèlerine. Il est un vieux dicton qui dit que « l’on part en homme, et que l’on revient tous pèlerins ». Cette citation connaît une certaine notoriété chez les jacquets. De Shirley Mac laine à Léo Gantelet, en passant par bon nombre de récits jacquaires édités ou non, celle-ci se voit interprétée et chargé de sens par celui qui l’emploie, afin de mettre des mots sur ce processus qui fait de l’acte pèlerin, un temps fort qui interagit avec la vie post pèlerinage.

Ce processus peut se concevoir par l’exécution de deux phases simultanées, qui favorisent l’aboutissement de la problématique dans une forme terminale :

  • 1 - réadaptation
  • 2 - assimilation

La première phase est celle qui conditionne le retour à une activité courante, dans la vie de tous les jours. Elle recadre les pratiques de l’individu en fonction de son environnement familier, et le réaccommode à un rythme de vie qui ne dépend principalement plus de la dimension du long cours. Le temps de réadaptation dépendra, encore un fois, des capacités de chacun à rebondir sur ce qu’implique ce changement. Reprendre son travail, ses études, sa vie familiale et sociale n’est pas une mince affaire. Car le temps de pérégrination plonge l’individu dans un mode de vie au jour le jour. Les heures n’ont plus le même sens qu’à l’accoutumée, et le temps quotidien ne prend pas la même importance que dans la vie courante. Le plus souvent, en retour de pèlerinage, l’individu a l’impression d’être parti depuis une éternité. « J’ai l’impression d’avoir quitté ma vie il y a une éternité » me disait Amanda à Burgos (au bout de deux semaines de marche). « Ce qui est drôle, c’est que lorsque tu reviens chez toi, presque rien n’a bougé, tu retrouves quasiment tout tel que tu l’as laissé, alors que tu as l’impression de revenir de loin, surtout après avoir vécu les expériences du chemin », m’expliquait Jacques lors d’un entretien. Il faut donc un certain temps à l’individu pour retrouver ses normes, et s’insérer dans sa vie.

La seconde phase, ouvre un champ d’application qui favorise la transformation de la problématique pèlerine. Elle permet à l’individu de faire le point sur les aboutissants de son pèlerinage. Elle se caractérise par ce temps de réflexion post pèlerinage, où l’assimilation de la pérégrination n’a d’aboutissement qu’au bout d’un temps plus ou moins long, suivant la complexité de la problématique pèlerine de chacun. Dans une étude menée sur le retour de Compostelle, l’auteur présente bien la difficulté de temporaliser cette phase, lorsque l’aboutissement de la problématique pèlerine varie considérablement, d’un individu à l’autre. Il présente cette situation, soit comme une expérience qui marque durablement, soit comme un feu de paille qui s’amoindrit avec le temps (Dutey, 2002 : 121).

Par ailleurs, le même auteur pose cette réflexion post pèlerinage comme induite en partie par l’emprunte des souvenirs. Il définit les souvenirs du pèlerinage comme ce que l’individu traduira par la marque laissé, au retour du pèlerinage, qui empreigne la vie au quotidien de ce qui a été vécu, ressenti. « C’est un fil conducteur […], (par lequel s’élabore) de nouveaux comportement comme induits par la résurgence de la réflexion, de la méditation vécue sur le chemin » (Dutey, 2002 : 49). Il conclut finalement (ou plutôt ouvre) sur le fait que d’une façon générale, l’individu ne sort pas indemne de ce pèlerinage.

Même si l’influence de l’acte pèlerin s’amoindrit avec le temps, il semble que celle-ci ait une action - ne serait-ce que limitée dans le temps - sur la vie courante qui précède le pèlerinage. Parfois, lorsque cette influence se vit avec un affect prégnant, durable, voire pérennisé, l’individu désirera revivre ces moments passés. Il pourra alors réitérer l’expérience, ou bien s’insérer dans les réseaux jacquaires, afin d’assouvir son désir. C’est ce que Jean appelle vivre dans un « cocon jacquaire ». Pour lui, cette expérience l’a complètement subjuguée, au point de vivre chaque moment de souvenir empreint « d’une mémoire viscérale », qui le pousse à garder le contact avec cet univers. Tous les moyens sont bons, pour revivre ne serait-ce qu’un seul des premiers instants :

  • Se plonger dans la lecture d’œuvres se référent au pèlerinage
  • Repartir sur les routes
  • Devenir hospitalero
  • Adhérer et/ou s’investir dans une association, une fondation…
  • Partager et/ou diffuser son expérience par le biais de discussion, d’Internet, de la rédaction d’un recueil…

Pour beaucoup d’anciens pèlerins qui souhaitent revivre cette expérience, il semble y avoir le besoin de se constituer une structure référentielle autour du pèlerinage, comme pour appuyer ce sentiment de révélation vécue lors de la première expérience. Il suffit de taper sur Internet quelques mots comme Compostelle, pèlerinage, transformation, révélation…, pour se rendre compte de cet engouement partagé pour le pèlerinage, et de cette volonté de transmettre l’expérience à qui voudra.

Jean par exemple, a dévoré toute la littérature sur le phénomène dès son retour. Il s’est aussi investi dans plusieurs associations jacquaires, et a décidé de se former aux outils multimédia, pour créer un site Internet sur son voyage. Il n’hésite pas à participer aux réunions, colloques sur le phénomène… Lors d’une exposition sur le pèlerinage de Compostelle à Cavaillon (83), j’ai rencontré un ancien pèlerin qui a décidé de s’investir sérieusement dans l’association jacquaire de son département. Il s’est décidé avec l’aide de plusieurs anciens pèlerins, de retrouver les traces des chemins de Compostelle empruntés par les pèlerins médiévaux, de Rome à Arles. Il parcoure donc sa région, dans l’intérêt de dénicher toute trace du patrimoine jacquaire susceptible de confirmer le passage d’un des supposé chemins de Compostelle.

Conclusion du chapitre

Comme nous l’avons vu, le pèlerinage de Compostelle est un phénomène extrêmement complexe, polysémique. On ne peut concevoir une vue d’ensemble du phénomène, sans inscrire le pèlerinage comme séquence extraordinaire, qui s’insère entre deux séquences ordinaires. Car il ne prend véritablement de signification, que dans le jeu d’opposition qui s’opère entre ces séquences. En abordant le phénomène par cette optique processuelle, cela permet de se rendre compte que le pèlerinage ne se limite pas, le plus souvent, à une seule saisie sacrale de l’acte pèlerin. Car ce qui fait la particularité aujourd’hui de ce pèlerinage, est la propension des individus à insérer dans leur problématique pèlerine, une multitude de sens nouveaux qui ne tiennent pas seulement du sentiment religieux.

Ce phénomène est aujourd’hui - plus que jamais - réimpulsé par une dynamique proprement contemporaine, qui présente la dimension du long cours comme une sorte d’approche méthodologique, prédisposée à répondre à ce ou ces ressentis qui émergent dans la vie courante.

Le pèlerinage répond à quelque chose chez l’individu qui l’attire sur les chemins de Compostelle, qui ne s’épanouit pas totalement dans une forme de pèlerinage purement religieuse. Il semble, par ailleurs, que la consécration rituelle cristallisée depuis des générations autour de ce pèlerinage, ne contente plus totalement cette multitude de sens nouveaux, véhiculée par les pèlerins.

Ce temps fort de la trajectoire pèlerine, peut s’apparenter à un temps liminaire, pendant lequel l’individu passerait d’une condition révoquée par sa problématique pèlerine, à une autre. Lors de ce temps, on voit apparaître des formes de communitas spontanée, qui régule le flux pèlerin en vagues successives et quotidiennes. Si effectivement ce phénomène présente toutes les caractéristiques d’un rite de passage, je pense que le concevoir de la sorte sans y regarder de plus près, céderait à une vision quelque peu essentialiste. Car on ne peut, d’une part, interpréter cet acte pèlerin comme un rite de cycle de la vie individuelle, tant la pratique est étendue à bon nombre d’individus âgés de 11 à 70 ans (comme l’indique le tableau suivant), et qu’elle n’est pas ponctuée par un certain nombre de moments critiques de transition que toutes les sociétés ritualisent et marquent publiquement par des pratiques appropriées, afin d’inculquer aux membres vivants de la communautés la valeur de l’individu et du groupe (Turner, 1990 : 163) ;

Ages

1989

1990

1.991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2003

0-10

42

28

42

33

336

56

124

88

108

118

1.470

222

0

 

11-15

394

243

324

419

4.267

998

1.130

1.428

1.562

1.675

12.158

3.235

3.506

3.478

16-20

1561

1.279

1.655

2.324

23.667

3.347

3.912

4.522

4.141

4.489

27.179

6.899

8.145

9.352

21-30

1466

1.287

2.248

2.976

30.307

4.957

6.223

6.742

6.994

8.240

38.409

14.172

16.229

17.845

31-40

775

616

1.197

1.585

16.142

2.638

3.419

3.963

4.482

5.466

27.055

10.522

11.499

13.607

41-50

588

613

801

1.136

11.569

1.836

2.370

2.910

3.527

4.650

25.766

9.260

9.788

12.468

51-60

440

398

500

674

6.864

1.239

1.581

1.993

2.505

3.498

15.885

7.006

7.743

10.955

61-70

188

265

261

296

3.014

502

754

972

1.275

1.788

6.001

3.358

4.025

6.216

+ de 71

25

23

27

38

387

56

67

117

145

187

690

330

451

628

n/c

281

166

219

283

2.882

234

241

483

440

0

0

0

32

65

Total

5760

4.918

7.274

9.764

99.436

15.863

19.821

23.218

25.179

30.126

154.613

55.004

61.418

74.614

Statistique du site Internet officiel de la cathédrale de Compostelle : répartition par âge du nombre de pèlerins ayant reçus la Compostella de 1998 à 2003(excepté 2002)

d’autre part, s’il on se place dans l’optique que le pèlerinage véhicule un multitude de sens nouveaux, et non assouvis par la consécration finale de l’acte pèlerin proposée tel qu’il l’est aujourd’hui, on ne peut, non plus, le concevoir comme un rite calendaire. Car il ne témoigne pas d’un accomplissement bien arrêté du cycle annuel, si ce n’est dans un contexte particulier (tous les sept ans, le dimanche 25 Juillet des années saintes), et pour la seule dimension religieuse. Cette interprétation couperait court à toutes formulations de sens non religieux.

Cependant, il est deux cas de rite que présente Turner, qui pourrait, plus ou moins, et en toutes proportions gardées, s’appliquer à notre situation : les cas de rite d’inversion de statutEn tout état de cause, le pèlerinage peut être assimilé à ce type de rite, dans la mesure où l’individu conceptualiserai au départ, l’acte pèlerin, comme une expérience extatique de la communitas, suivie d’un retour raisonnable à la structure, purifié et revivifiée (Turner, 1990 : 178). et/ou d’élévation de statutLe pèlerinage peut être assimilé à ce type de rite, dans la mesure où l’individu considère l’acte pèlerin comme l’ascension d’un certain statut, vers un état plus élevé.. Dans certaines formes similaires de ces types de rite, l’auteur nous présente l’apparition d’un temps liminaire particulier, qui insistent sur l’humilité, la patience et le peu d’importance des distinctions par le statut, la propriété, l’âge, le sexe et d’autres différences naturelles et culturelles (Turner, 1990 : 182). Le pèlerinage semble conformer à ce temps liminaire, si l’on se place dans l’optique que les individus concernés s’en tiennent à cette convention tacite, qui définit le pèlerin comme humble et respectueux et qu’ils respectent « l’esprit du chemin ».

Turner semble concevoir le premier de ces rites, comme une représentation majoritairement symbolique et temporaire de l’inversion de statut, à l’image des enfants se déguisant en monstres pour halloween (Turner, 1990 : 137). En ce sens, le pèlerinage pourrait coïncider avec ce type de rite, de par la propension plus ou moins généralisée, à attribuer une signification symbolique à l’acte pèlerin.

Le second rite, considère la métamorphose statutaire de l’individu, en fonction de ce qu’il en gagne à l’effectuer : une reconnaissance institutionnalisée des siens, par l’acte de subir la condition inverse du statut auquel il prétend. Le pèlerinage pourrait se considérer de la sorte, dans la mesure où l’individu agit en tout état de cause. Cependant, il semble que pour Turner, cette situation s’applique dans un rapport institué par la reconnaissance de tous, d’un certain statut inférieur et un autre supérieurTurner présente ce type de rite comme un temps de transformation qui mène l’individu à l’ascension dans la hiérarchie structurel dont il dépend. (comme la position sociale, par exemple). Mais à première vue, ce type de pérégrination ne semble pas particulièrement légitimé par l’affirmation de soi envers les autres, mais plutôt de soi envers soi.

De plus, ces types de rite ne prennent de sens pour l’auteur que par l’institutionnalisation de l’acte dans une structure qui reconnaît pleinement son utilité – ne serait-ce que symbolique. Vu la complexité même du phénomène jacquaire contemporain et la multiplicité des formes rituelles engendrées, il serait donc plus sage de modérer la propension à considérer le pèlerinage comme un rite de passage, du moins, au sens où l’entend l’auteur. Il faudrait pousser l’analyse plus en profondeur, en comparant un plus grand nombre de trajectoires pèlerines, et les significations qui en découlent, notamment celles qui découlent de ces ritualisations multiples.

 

 

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