Aujourd’hui, à la vue des foules pèlerines qui défilent en cette année sainte sur les chemins de saint Jacques, on pourrait croire que Compostelle et sa cathédrale ont toujours été au centre d’une importante dévotion pèlerine. Pourtant, il n’en a pas été toujours ainsi : l ’histoire de Compostelle s’est vue construite, inventée, voire réinventée au cours des siècles. Tout au long du Camino Frances, le patrimoine jacquaire laisse supposer que ce chemin millénaire fut emprunté siècle après siècle, par des millions de pèlerins. Lorsque l’on discute avec les pèlerins d’aujourd’hui, chacun voit dans ces traces historiques, les marques de grands rois, de pèlerins fameux, qui poursuivirent une quête noble et périlleuse vers Saint Jacques en Galice. Selon cette imaginaire jacquaire contemporain, l’histoire de Compostelle pourrait commencer par :
« Il était une fois une foule de pauvres pèlerins confits en dévotion, venus rendre hommage à saint Jacques… »
De nombreuses recherches historiques menées à ce jour sur ce thème infirment cette hypothèse, pourtant belle et bien répandue chez les pèlerins contemporains. Si aujourd’hui le mythe de Compostelle est au centre d’un flux pèlerin quasi-international, au commencement, ce n’est pas le cas. Car la renommée de Compostelle s’est bâtie en premier autour des enjeux de la Reconquista espagnole, face aux musulmans. Derrière le masque historique d’un pèlerinage quasi-millénaire, se trament les axes majeurs d’une reconquête chrétienne, et plus tard catholique de la péninsule ibérique. Qui sont donc ces premiers pèlerins qui ont ouvert les voies de Compostelle ? Quels ont été les enjeux des différents allers et venues vers ce lieu saint, sous couverture parfois d’un voyage fait par dévotion ? Quelle a été la place de St Jacques et du sanctuaire Compostellien, sur l’échiquier politique et religieux de l’Europe ? Comment s’est vue interprétée, voire réinterprétée l’histoire de ce pèlerinage en Europe, du moyen âge à nos jours ? Dans quelles optiques ?
Le mythe de Compostelle et la figure de saint Jacques cachent en définitive une réalité historique composite, complexe, qu’il serait utile de décomposer en quatre grandes périodes constitutives afin de mieux comprendre son évolution actuelle : le Moyen âge ; du XVIe au XVIIIe siècle ; du XIXe au XXe siècle ; de nos jours (cette époque fera l’objet des chapitres suivants).
Successivement, les faits historiques de ces quatre grands épisodes démontrent que le pèlerinage s’est vu actualisé, revitalisé ou simplement oublié par les élites religieuses, politiques et économiques des différentes époques ; ainsi que par l’assimilation progressive du mythe jacquaire à partir du XIIe siècle, au sein de la population qui, jusque là, ne le connaissait guère. Car ce mythe s’est bâti sur des épisodes sombres de l’histoire compostellane, souvent transfiguré par l’exégèse du saint et la dévotion pèlerine. L’exemple des livres de saint Jacques, apparus au XIIe siècle sous l’appellation Codex Calixtinus n’en démontre pas moins. On ne peut saisir la globalité du phénomène aujourd’hui, sans expliquer ce décalage entre une tradition jacquaire plutôt biscornue, et ses pratiques contemporaines déconnectées du contenu historique.
Il est donc intéressant d’aborder le phénomène par une approche diachronique, qui permet de décrire le rapport existant entre Compostelle et cette série de confrontations parfois violentes, parfois dialogiques, d’une part entre christianisme et islamisme, et d’autre part entre catholicisme et protestantisme. En outre, saisir quelle a été la place dans ces formes d’échanges du symbole que représente saint Jacques et son supposé tombeau à Compostelle, permettrait de mieux comprendre les multiples enjeux politiques, religieux, commerciaux, populaires…, qui régissaient ces différentes périodes. Une description des différents livres de saint Jacques complètera l’approche diachronique afin de mieux cerner ces différents enjeux souvent sous-jacents, qui érigent aujourd’hui l’histoire de Compostelle, et édifie le mythe de saint Jacques.
Ce chapitre a donc pour objectif de comprendre comment le flux pèlerin cheminant vers Compostelle s’est constitué au travers des siècles. Cet encart historique dans ce mémoire d’anthropologie devrait permettre de relever les aboutissants contemporains d’une tradition jacquaire bien souvent ignorée et/ou transformée, et de mieux comprendre sur quoi repose aujourd’hui le succès international de ce pèlerinage.
1 – La construction des origines : Saint Jacques, ancêtre médiéval |
C’est dans un climat de tensions entre monde chrétien et monde musulman, que la légende de saint Jacques de Compostelle aurait été composée. En 711, les Arabes débarquent à Gibraltar et quatre ans plus tard l’Espagne est conquise, hormis la Galice, la Cordillère Cantabrique et les Pyrénées Occidentales. Plus au nord, les Musulmans avancent pas à pas jusqu’en 732, où ils seront repoussés à Poitiers par Charles Martel.
Origines de la légende
Vers 785, alors que Charlemagne s’emploie à faire des Pyrénées une solide barrière contre le joug sarrasin, un moine nommé Beatus dépendant du monastère de Liebana, cherche un saint patron pour l’Espagne chrétienne. C’est dans son œuvre les Commentaires de l’apocalypse qu’il décide d’introduire la figure de saint Jacques pour la première fois en Espagne. Ce dernier est l’apôtre idéal, car déjà une tradition ancienne le perçoit comme l’évangélisateur de l’Europe. Il possède en plus une identité plurielle mal définie, voire multiforme se prêtant à maintes interprétations.
Sur ce point, une grande partie des spécialistes actuels des évangiles discernent deux apôtres se nommant Jacques. L’un étant le fils de Zébédée et frère de Jean l’évangéliste, connu sous le nom de Jacques le Majeur, ou encore fils du tonnerre. Il fut le premier martyr, décapité par Hérode. L’autre étant le fils d’Alphée, de la famille du seigneur, connu sous le nom de Jacques le mineur, martyrisé par le marteau du foulon. La dénomination de Jacques, frère de Jean, en Jacques le Majeur vient du fait que celui-ci est le plus ancien, puisqu’il fait partie des quatre premiers apôtres ; Jacques le Mineur apparaîtra un plus tard, comme étant l’évêque de Jérusalem (Pénicaud, 2001 : 13). Au Moyen Age, Jacques le Majeur était considéré comme l’auteur d’une épître, de l’évangile et des actes de Jacques. Aujourd’hui, bon nombre de théologiens ne s’accordent pas sur les divers qualificatifs de Jacques, ainsi que sur son territoire d’évangélisation. Car les textes ne sont pas clairs ; du moins jusqu’au deuxième siècle, ou les premiers détails sur la géographie des saints apparaissent, de-ci de-là. Cependant, Jusqu’à l’œuvre de Beatus, aucun texte n’insiste clairement sur le fait que Jacques le Majeur fut l’évangélisateur de l’Espagne. Mais pour les fidèles médiévaux, saint Jacques n’est qu’une seule et même personne : l’apôtre. Les plus férus connaîtront le Majeur et le Mineur à la limite, mais en les confondant le plus souvent. Car l’évangile leur apprend que le Christ a demandé à ses apôtres d’étendre sa parole, laissant ici le soin à l’église d’attribuer une identité à chacun des saint Jacques (Péricard-Méa, 2001 : 50). Car, à cette époque, ce qui est important pour le fidèle n’est pas l’identité multiple d’un saint, mais le miracle issu de ses reliques saintes (ce que j’évoquerai un peu plus loin).
Un siècle après les commentaires de l’Apocalypse, dit-on, le corps du saint fut retrouvé à l’endroit exact de ce qui est aujourd’hui l’emplacement de la cathédrale. Il aurait été découvert par un ermite nommé Pélage qui, pris d’une révélation angélique, aurait aperçu des lumières divines et suivi la voie lactée jusqu’à l’endroit où le corps saint était enfoui. Alerté par ces manifestations, l’évêque Théodomir ordonna les fouilles du lieu, pour finalement le retrouver. Par la suite, le roi Alphonse II fit bâtir une première église sur la tombe de saint Jacques, agrandie un peu plus tard sous le règne d’Alphonse III. C’est ainsi que la ville de Compostelle est née. De cette légende, la ville tire son nom : Compostelle viendrait de « Campus stellae » ou champ des étoiles, signifiant la voie lactée, qui aurait guidé l’ermite sur les lieux du tombeau.
Une fois le corps de saint Jacques découvert, il fallut expliquer pourquoi, et surtout comment est-ce possible que celui-ci repose en Galice. La première explication viendrait du
fait que saint Jacques aurait reçu l’ordre du Christ d’étendre la parole de Dieu à l’0ccident. Il serait parti en mission après l’Ascension, à l’exact opposé de saint Thomas (parti vers les Indes). Un siècle après la découverte du corps, certains écrits émanant des archives de la cathédrale de Compostelle proposèrent une première version de la translation du corps saint vers la Galice : ils mirent en avant la venue du corps par les mers (accès le plus direct) sur un radeau guidé par la main de Dieu.
Au XIe siècle la légende se précisa, et mit en avant l’arrivée du corps saint par les mers, sur un radeau guidé par les 7 disciples de Jacques. Bien décidés à lui offrir une sépulture décente dans des terres lui revenant à juste titre, ils décidèrent d’implorer la reine du royaume, nommée Luparia. Celle-ci refusa et les renvoya vers le roi, beaucoup moins clément. Il ordonna leur mise à mort et les talonna jusqu’à ce qu’au cours de la poursuite, il périt noyé avec ses chevaliers, en tombant d’un pont qui se déroba sous ses pieds sur la demande de saint Jacques. De retour chez Luparia, les disciples furent invités à rejoindre les montagnes pour atteler les bœufs que leur offrit la reine, et mener le corps saint où bon leur semblait : bœufs réputés sauvages, et gardés par un dragon sanguinaire. Ils réussirent néanmoins à mettre en déroute le dragon et à dompter les bœufs. Devant ces deux miracles, la reine se convertit par peur de représailles à son égard. Elle fit détruire ses temples, et ordonna de construire à la place une église à l’effigie de saint Jacques, dans laquelle il fut inhumé. Par la suite, c’est de cette façon que toute la péninsule ibérique aurait été convertie au christianisme.
Politiques et religions face à St Jacques
Aujourd’hui, on est en mesure d’affirmer que le pèlerinage de Compostelle et la figure de saint Jacques ont joué un rôle prépondérant dans la construction politico-religieuse de l’Europe médiévale. Dès le IXe siècle, la ville de Compostelle se retrouve au centre d’enjeux ne se limitant pas au simple fait religieux. La ville se déchire entre communautés bourgeoises nées du commerce, et communautés aristocratiques divisées, dont la majeure partie composée de groupes ecclésiastiques, détient le pouvoir politique. L’exemple le plus frappant est celui de la dispute de l’évêché, par nominations et dépositions d’évêques. « On ne peut mieux évoquer les multiples épisodes des alliances et trahisons que par un exemple significatif, celui du raid d’Al Mansour sur le sanctuaire, en 997. Il saccage tout, fait prisonniers les habitants de la ville et les emmène à Cordoue, mais on oublie souvent de préciser qu’il n’a fait que répondre à la demande de nobles du sud de la Galice, partisans d’un évêque déposé. Les luttes ne sont pas encore éteintes au XVe siècle. » (Péricard-Méa, 2001 : 28).
Pourtant, Compostelle se présente tout de même sur toute la péninsule ibérique, comme un des meilleurs archétypes de la Reconquista chrétienne. Ce qui ne manque pas d’attirer l’attention des souverains carolingiens, et faire entrer, dans un conflit localisé à l’échelle méditerranéenne, les forces politiques européennes. Des différentes formes d’interactions entre les peuples chrétien et musulman, certains aspects de la cohabitation ont suscité de vives réactions de la part des puissants. C’est ainsi que Charlemagne, interloqué par la cohabitation forcée entre chrétiens et musulmans qui s’étendait du sud vers le nord de l’Espagne jusqu’en Catalogne, s’intéressa à une hérésie née des formes d’échanges entre les deux religions monothéistes. Celle-ci aurait poussé Charlemagne à s’entretenir de ce problème religieux avec le roi de Galice. Pourtant, alors qu’il ne semble y avoir pour l’instant aucun lien direct entre saint Jacques et Charlemagne, le souvenir de l’empereur reste comme étant celui du premier pèlerin de Compostelle. Celui-ci est dû à l’un des livres de saint Jacques, la chronique de Turpin (dont j’expliquerai le rôle plus loin).
Jusqu’au XIIe siècle, les relations politico-religieuses entre la France et Compostelle se développèrent astucieusement. Ainsi, les premiers visiteurs tinrent plus de l’ambassadeur que du pèlerin. A la mort du roi Alphonse VI, les relations entre la France et Compostelle furent renforcées, par la désignation comme tuteur de l’héritier du trône, de Guy de Bourgogne (futur pape Calixte II) et de l’évêque de Compostelle. Les deux hommes profitèrent de l’aubaine pour conférer à Compostelle une place importante en Europe. Pour ce faire, ils dotèrent la cathédrale de Compostelle d’une double histoire écrite. La première est celle de Compostelle, qui commence à l’arrivée du corps de saint Jacques, et se finit à la mort de l’évêque, tuteur du prétendant au trône. La seconde est une narration composée de plusieurs récits, réunis sous le titre de chronique de Turpin.
Les livres de saint Jacques : quand l’exégèse fabrique le mythe
Les livres de saint Jacques sont composés en cinq volumes dits Translation, chronique de Turpin, livre des Miracles, livre des Sermons, et guide du pèlerin. Ils furent regroupés au XIIe siècle dans un corpus nommé Codex Calixtinus, qui est aujourd’hui considéré comme l’ouvrage fondateur de la renommée du pèlerinage de Compostelle.
Le livre de la Translation relate l’arrivée du corps saint à Compostelle. Les deux volumes suivants, la chronique de Turpin, et celui des Miracles, sont ceux qui ont contribué à diffuser le mythe de Compostelle.
La chronique de Turpin est le texte fondateur du mythe de Compostelle. L’auteur présumé est présenté comme l’archevêque de Reims, proche de Charlemagne. Cette chronique raconte l’histoire de l’empereur, de Roland, et de ses vassaux partis délivrer l’Espagne, au nom de saint Jacques. Les relations entre Charlemagne et saint Jacques sont alors constituées, et étroitement liées. Cette chronique relate comment le saint apparaît à l’empereur et le guide par delà la voie lactée jusqu’à son tombeau afin de le délivrer (et par là même, instituer le chemin de saint Jacques). Celle-ci n’omet pas de relater la bonté de l’empereur qui élève nombre d’églises à la gloire du saint. Elle finit par expliquer comment saint Jacques vint accompagner Charlemagne à sa mort. Mais l’intérêt de celle-ci réside dans la présence d’une place prépondérante à st Denis dans le récit, comme pour bien souligner la grandeur royale française. Cette chronique fut naturellement inscrite dans l’histoire officielle du royaume français en tant que document historique, pour n’être reconnue fausse qu’au XVIIIe siècle.
Le livre des Miracles est le second tome du codex, élaboré entre 1080 et 1130. Il relate des miracles attribués à saint Jacques au cours de cette période. Il confirme entre autre, une des figures de saint Jacques, « El Matamore » (ou tueur de maure, inspiré par les quatre cavaliers de l’apocalypse de Béatus) qui prédispose le saint à guider les chrétiens lors de la lutte contre les musulmans, chevauchant un étalon blanc, glaive levé survolant la bataille. Ce livre évoque quatre types de miracles :
- 6 miracles se passent en Espagne sur les chemins de Compostelle, et concernent principalement les pèlerins ou les guerriers des croisades.
- 4 miracles sont accordés aux pèlerins ou combattants de Jérusalem.
- 5 miracles n’ayant aucun rapport avec Compostelle, mais étant néanmoins attribués à saint Jacques.
- Enfin quatre miracles situés en France, ayant pour le moins un rapport étroit avec l’Espagne et la guerre contre les musulmans.
D’autres miracles seront encore répertoriés, puis rajoutés au cours des siècles, étant attribués à saint Jacques. Ce tome avait principalement pour but, dans la tradition du Matamore, de conforter les récits propres à mobiliser la chevalerie européenne.
Le livre des Sermons constitue à lui seul, les 4/5 du Codex Calixtinus. Il répertorie tous les textes liturgiques en rapport avec saint Jacques.
Le guide du pèlerin, conçu comme une description physique des chemins de Compostelle, avait pour rôle de mettre en garde contre des dangers éventuels les marchands et autres pèlerins empruntant ces voies. Il a cependant été diffusé à moindre échelle (à cette époque), et n’a que peu permis la diffusion de l’existence des chemins menant au lieu saint, objectif pourtant premier du codex calixtinus.
Il est à présent aisé de comprendre quels rôles les livres de saint Jacques ont joué sur l’échiquier politico-religieux européen de l’époque ; et surtout comment ils s’inscrivent dans la volonté politique des tuteurs d’Alphonse VII. Jusqu’à la fin des guerres religieuses, ces tomes resteront un atout au double visage, celui du saint protecteur et de la vaillance de Charlemagne, diffusé respectivement par le livre des miracles, et la chronique de Turpin. Compostelle gagnera donc sa place – grâce à ces subtils échos - sur la scène politico-religieuse européenne. Ces livres auront de surcroît un impact supplémentaire, débordant cette fois la dimension politique : ils mèneront sur les chemins de Compostelle, des individus charmés par les textes littéraires, liturgiques et théâtraux directement influencés par les cinq tomes.
Mais avant ces futurs départs, il faut souligner que peu de gens du peuple se rendaient à Compostelle. Une des raisons est due aux cultes des reliques pratiqués au moyen âge. Ces cultes qui attribuent une valeur sacrale aux ossements ou objets appartenant aux saints, furent très populaires, notamment en France et dans toute l’Europe occidentale. Les monastères et les églises clunisiennes – spécialisés dans ce type de cultes – attribuaient aux reliques des dons miraculeux, particulièrement lors des grandes épidémies. Un peu partout, on ne manquait pas de trouver un corps entier de saint, une tête, quelques côtes, une mâchoire, une dent, des fragments d’os, voire même un poil…, qui engendraient des miracles. Généralement, elles étaient ramenées d’une croisade en lieu saint. Parfois, ces reliques étaient miraculeusement trouvées dans les recoins d’une église ou d’un monastère
. Bientôt les moines excellèrent dans la recherche de reliques et n’hésitèrent pas à voler leurs propres congénères
; car bien souvent, la renommée d’un monastère se fondait sur le succès qui précédait l’apparition de miracles, attribués aux reliques. Ce succès entraîna un trafic de reliques saintes, qui ne cessait d'ailleurs de se multiplier face à une demande croissante, comme pour combler le manque de reliques appartenant au Christ ou à la Vierge. De cette façon, il ne fallut que peu de temps pour que chaque recoin de France ait une relique sainte, et le saint patron qui va avec. Ainsi, plus besoin de partir au bout du monde pour obtenir les faveurs d’un saint, il suffit de prier la relique régionale.
2 - XIIe – XVe siècle : quand l’Europe se met en route |
Les premières vagues de pèlerins vers Compostelle furent encouragées par les écrits littéraires des exploits héroïques de Charlemagne et les miracles de saint Jacques. Cependant, jusqu’à la fin du XVe siècle ce furent davantage les chevaliers, nobles ou riches qui se rendirent en Espagne.
Quand les nobles pèlerins ouvrent la route
En bon chevalier qui rêve de croisade sans fin, l’appel de l’Espagne et de la reconquête prit un nouveau visage lorsqu’un ennemi commun fait face : l’Angleterre, revendiquant le trône de France et celui de Castille. L’Espagne doit alors faire face à deux fronts à la fois, celui de Grenade face aux musulmans, et celui de Galice face aux Anglais.
En 1365, Charles V s’affirmant comme serviteur de saint Jacques et héritier du trône de Charlemagne, envoie plus de trente mille hommes sous le commandement de Bertrand Du Guesclin afin de barrer la route aux Anglais, et soutenir par-là même Henri de Trastamare prétendant au trône de Castille, Leon et Galice. Son fils Charles VI n’hésite pas à recommencer lorsqu’il s’agit de défendre le tombeau du saint de l’invasion anglaise. Il envoie près de trois cents cavaliers par les mers sous la direction de Jean 1 er, qui, après avoir effectué un pèlerinage sur le tombeau du saint, se feront mettre en déroute par les Anglais, avant de s’enfuir. « Ils [Jean 1 er et ses hommes] étaient pourtant sensibilisés par une certaine littérature politique qui reprenait la chronique de Turpin comme référence ; Jean de Montreuil, dans son traité « A toute la chevalerie de France », incitait à combattre les Anglais de la même façon que Charlemagne avait lutté contre les sarrasins. Dans le même temps, la chronique de Bertrand du Guesclin rappelait les expéditions passées et exaltait le service dû au roi » (Péricard-Méa, 2001 : 37). Ainsi l’objectif des livres de saint Jacques (rallier la chevalerie française, puis européenne à la cause espagnole) a porté ses premiers fruits. Par la suite, les nombreuses croisades organisées en Espagne, générées par la fascination du front de Grenade ont fortement contribué à l’essor du pèlerinage. La plupart de celles-ci, souvent soldées par un abandon ou un échec en cours de route, finirent par un pèlerinage à Compostelle. En outre, un traité d’éducation nommé « L’imagination de vraie noblesse », destiné aux jeunes nobles bourguignons, fait état de l’importance pour un jeune de noble lignée, de jumeler de telles expéditions avec des pèlerinages en des lieux saints, notamment Jérusalem ou Compostelle. Pourtant, la dévotion au saint lors du pèlerinage cache souvent des signes d’alliance : le noble pèlerin se voit alors confier le rôle de « pèlerin diplomate » tout en sachant que dans la plupart des cas, la dimension diplomatique reste bien plus implicite qu’officielle.
Du XIIe au XVe siècle, la ville de Compostelle est bien présente dans l’imaginaire aristocratique. Même si les déplacements y sont rares, leur aspect spectaculaire fait parler de celle-ci à travers l’Europe. Cependant, d’autres raisons que les guerres de religions poussent les nobles à pérégriner vers le tombeau du saint et la Galice. Ainsi, certains s’y rendent avec l’objectif de trouver une femme, rapprochant ainsi les royaumes par une politique de mariage. D’autres encore, pérégrinent dans l’optique d’une absolution pénitentielle, ordonnée par les autorités. Le pèlerinage se présente alors comme une alternative à la peine de mort. Certains iront même jusqu’aux portes de Compostelle pour se fournir un alibi, afin d’éviter de se justifier de leur trahison ou de leurs actes vindicatifs.
C’est de cette façon que le pèlerinage – force de pénitence, dévotion, alliances implicites ou simple projet avorté, amour courtois et recherche du Graal… – se bâtit sa première renommée à travers l’Europe. Les nobles ont ouvert la route, mais la notoriété de la ville n’est pas moins grande chez les marchands qui empruntent la voie des sanctuaires chrétiens pour se déplacer de foire en foire.
Marchands et pèlerins anonymes
A partir du XIVe siècle, les chemins de Compostelle se voient fréquentés par de nouveaux individus : marchands et autres détaillants. Riches et moins riches se mettent alors à voyager en groupe (sens de l’économie oblige), de ville en ville, de sanctuaire en sanctuaire afin de faire fructifier leurs affaires, mêlant négoce et dévotion. Certains profitent de leur passage dans la région pour se rendre à Compostelle, avant de prendre le bateau à La Corogne. D’autres iront jusqu’à effectuer en plus de leurs affaires, un pèlerinage commandé et payé par quelqu’un ne pouvant l’effectuer lui même.
Il n’existe que peu de sources historiques quant aux pèlerins anonymes. On retrouve cependant de-ci de-là quelques traces de testaments ou de donations d’individus souscrivant une succession de biens, comme les pèlerins aux professions de boucher, poissonnier, menuisier ou encore bonnetier… Les quelques récits de pèlerins de l’époque permettent aussi, tant bien que mal, d’apporter quelques informations supplémentaires sur les chemins de Compostelle. Le patrimoine jacquaire, quant à lui, nous éclaire sur quelques domaines. Il met en scène à de nombreuses reprises les dangers des chemins. Parmi tous ces braves gens, on découvre alors les coquillards, bandits de grands chemins, détroussant le voyageur et semant le doute sur la quiétude des pèlerins. Par temps d’épidémie, ils ont contribué à réduire l’hospitalité temporaire, tant on se méfie d’eux. Les archives admettent cependant qu’il existait à l’époque des pèlerins ni riches, ni hors-la-loi, arpentant les chemins français (du moins, voici le constat de certains chercheurs de la fondation David Parou, qui se rejoignent sur ce point). On ne connaît ni leur nombre, ni leurs spécificités, mais les procès de canonisation laissent apparaître leur témoignage, les registres d’hôpitaux leur passage, et les registres du parlement leur démêlés avec la justice. Mais ces sources historiques ne nous révèlent que trop peu le nombre précis de pèlerins de l’époque, pour que l’on puisse affirmer que saint Jacques de Compostelle, soulevait des masses d’anonymes sur les routes.
Les chemins de Compostelle se sont vus arpentés du XIIe au XVe siècle par toutes sortes d’individus. Du vrai/faux mythe chevaleresque (en faisant référence à Charlemagne), au piètre coquillard, en passant par le riche marchand ou le noble en quête de reconnaissance…, le chemin des Etoiles a guidé sur les pas de saint Jacques et vers la cathédrale de Compostelle tant d’hommes différents, qu’il s’est dessiné autour du sanctuaire un entrecroisement d’enjeux politiques, religieux, commerciaux… conduisant inévitablement vers une époque de doute, où la remise en question de la cohérence systémique du lieu est mise en avant par les autorités catholiques.
3 – XVIe – XVIIIe siècle : de l’histoire à la propagande |
Cette époque est marquée par les confrontations systématiques en Europe, de l’église catholique et de l’église protestante. Rome cautionne alors une nouvelle politique de réformes pour faire face aux critiques montantes des protestants. En premier lieu, l’église catholique engage le réexamen du calendrier des saints, truffé d’incohérences notables. En France, commence alors une grande période de nettoyage. Fini le folklore associé à l’église, les processions mimées, les danses et les spectacles paroissiaux. On remplace les chapelles par des paroisses, dédiées aux saints dont la biographie n’est pas incertaine. Toutes ces réformes influèrent directement sur la situation institutionnalisée au cours des siècles de la cathédrale de Compostelle. En remettant en cause le tombeau du saint, Rome y voyait le déclin de sa rivale européenne. En réponse, l’ordre de Santiago entreprit une longue série de recherches, visant à restituer la valeur historique du sanctuaire, sous n’importe quel prétexte. Chacune de ces recherches fut largement diffusée à travers l’Europe. L’imprimerie permit notamment la propagation d’images pieuses représentant saint Jacques comme le défenseur de la foi catholique. L’image du Matamore aura d’autant plus de succès, puisqu’il accompagnera les victoires catholiques contre les protestants, tout comme il accompagnait dans l’imaginaire aristocratique, les victoires contre le monde musulman. L’ordre déclencha alors une réaction en chaîne étalée sur les deux siècles à venir, qui instaurera Compostelle et saint Jacques comme les symboles des victoires catholiques sur les protestants, dans une Espagne qui se vante de ne pas être touchée par le protestantisme.
Cette période voit les foules se mettre en marche vers Compostelle. Les premiers témoignages datent du XVIe siècle, où déjà Erasme se moquait dans ses colloques de ces anonymes, laissant femme et enfants pour saint Jacques, quittant ses terres après une bonne « cuite », pour n’en revenir que six mois plus tard. Ces anonymes sont en si grand nombre, que des dispositions sont prises en France à partir du début du XVIIIe siècle ; les pèlerinages seront donc soumis à partir de cette époque, à l’autorisation du roi ou des évêques, afin de contrôler le flux pèlerin sortant et entrant dans le pays.
La peinture française du XVIIe marque elle aussi la présence au sein de l’aristocratie, d’un intérêt certain pour les pèlerinages. Ainsi plusieurs toiles dépeignent les habitudes libertines de l’époque, marquées de la fréquentation des fêtes populaires par les nobles, en costume de pèlerins.
Cette deuxième grande étape dans la construction mythique de Compostelle, place la ville et ses chemins entre deux églises : le catholicisme et le protestantisme, poussant le pontificat à la réforme de grande ampleur. Force de tous ces rebondissements, la notoriété de Compostelle s’est vue décuplée - parfois par des stratagèmes douteux - au point de lever des foules de pèlerins anonymes, nobles, marchands ou simplement gredins sur les chemins de Compostelle, à grands coups de guide-itinéraires. La somptueuse façade baroque de la cathédrale n’en démontre pas moins, car c’est grâce aux donations pèlerines de l’époque qu’elle fut érigée. Le succès de saint Jacques concèdera donc à ce lieu saint une place prépondérante dans le classement des sanctuaires les plus visités de l’époque. Cependant, dès l'approche du siècle des Lumières et des guerres napoléoniennes, l’esprit critique qui en découle fera presque disparaître le flux pèlerin en direction de Compostelle et ébranlera une fois de plus, le piédestal contestable sur lequel s’est fondée la renommé du sanctuaire.
4 – XIXe - XXe siècle : vers une renaissance moderne du mythe |
Cette quatrième époque a dû faire face à une crise sans précédent de scepticisme, quant à l’authenticité du tombeau saint. L’esprit critique de l’époque moderne, additionné à l’interdiction pour le pèlerin d’approcher le tombeau saint à même la cathédrale, ont donné vent à maintes rumeurs accusant l’archevêché du sanctuaire de supercherie. Face à ce dénigrement en bloc, les chanoines de la cité se résolurent à chercher le corps saint, caché selon eux dans les sous-sols de la cathédrale pour le protéger d’éventuelles menaces. En 1879, des restes humains furent miraculeusement trouvés, et authentifiés par l’archevêque comme ceux de saint Jacques et de deux de ses disciples. Cinq ans plus tard, la bulle « Deus omnipotens » du pape Leon XIII officialisa les dires dudit archevêque, en authentifiant le corps saint, ainsi que deux de ses reliques à travers l’Europe, une à Bourges, et l’autre à Pistoia. Cet événement est à l’origine, pour la première fois dans l’histoire de Compostelle, de l’ouverture de la crypte de la cathédrale aux visiteurs pèlerins, comme nous la connaissons aujourd’hui.
Cette nouvelle diffusée à travers le monde chrétien, le patrimoine jacquaire fut remis au goût du jour, assaini de toutes ses vraies/fausses reliques de saint Jacques, figées depuis trop longtemps dans le paysage ecclésiastique européen.
En 1900, cette authentification fut à nouveau remise en cause, mais cette fois-ci dans le cercle scientifique, par l’article cinglant de monseigneur Duchesne, « saint Jacques en Galice », édité dans les Annales du midi. Selon lui, les trois corps retrouvés dans les sous-sols de la cathédrale ne peuvent être ceux du saint et de ses disciples. Cette nouvelle eut l’effet d’une boule de neige, portant atteinte pour de bon à la notoriété du sanctuaire. Dès lors, bon nombre de pèlerins partagèrent cet avis, à tel point que les chemins de Compostelle se virent désertés.
Vers un renouveau intellectuel
En 1936, lorsque la nouvelle Galice indépendante soutient le général Franco à prendre le pouvoir, saint Jacques est à nouveau mis sur le devant de la scène. Selon le général, le saint lui serait apparu, monté sur son cheval blanc. En s’appropriant la symbolique du Matamore, Franco fait de saint Jacques son allié, l’inscrivant dans un processus visant à rallier tous les catholiques à sa cause fascisante. Franco lui prouvera sa reconnaissance en donnant un second souffle aux études compostellanes. Il encouragera la recherche en proposant un prix aux chercheurs espagnols et étrangers s’intéressant à ce thème. Du côté français, les travaux d’Emile Mâle et de Joseph Bédier introduisent à la même époque ce thème dans les milieux littéraires et artistiques. En 1934, Jeanne Vieillard publie la première traduction en français du guide du pèlerin, un des livres de saint Jacques. L’abbé Branthomme, pris de passion pour ce pèlerinage lors de son internement dans les stalags allemands, contribua lui aussi au patrimoine intellectuel jacquaire. Depuis, de nombreuses études se sont intéressées à ce phénomène ; certaines iront même jusqu’à formuler des conclusions prématurées, faute du succès occasionné par les actions promotionnelles du pèlerinage.
Compostelle, à la reconquête de sa renommée
Ce même abbé, nommé directeur des pèlerinages du diocèse du Mans, organise en 1949 un « pèlerinage culturel » en bus, mêlant dévotion et conférences. Cet acte signe le point de départ du renouveau jacquaire. Les actions menées pour promouvoir ce pèlerinage ne s’arrêtent pas là : le 9 novembre 1982, le pape Jean Paul II lors de son pèlerinage à Compostelle, lance un appel aux habitants de l’Europe, les incitant à retrouver leurs racines. L’acte du pape restaure une dernière fois le renom du sanctuaire espagnol, dans un pays alors prêt à rentrer dans la communauté européenne. Sept ans plus tard, Compostelle accueille les Journées mondiales de la jeunesse, et se place encore une fois au devant des médias internationaux. En 1987, les chemins de Compostelle définis par le guide du pèlerin sont déclarés premiers itinéraires culturels européens. En 1998, l’UNESCO s’intéresse de plus près à ces chemins, et finit par en classer quelques tronçons comme patrimoine mondial de l’humanité. Si dans la dernière moitié du XXe siècle, la médiatisation du phénomène a révélé Compostelle aux yeux du monde, aujourd’hui, ses chemins guident des millions d’individus dans les pas de saint Jacques.
Le XXe siècle a accueilli le sanctuaire de Compostelle avec un certain pyrrhonisme, pour finalement l’accompagner dans un succès que bien des cathédrales pourraient envier. On compte chaque année un nombre croissant de pèlerins, allant jusqu’à tripler les années saintes. Mais ce qui en fait la particularité en cette fin de siècle, c’est qu’il semble qu’une grande partie d’individus se sentent obligés d’y aller à pied. A la différence de pèlerinages comme ceux de Rome, ou encore Lourdes, Compostelle appelle à pérégriner au long cours.
Cette dimension devient même inéluctable, si le pèlerin veut se voir attribuer la Compostella, titre qui confère à l’individu le statut de pèlerin de saint Jacques. Le pèlerinage de Compostelle doit donc s’effectuer dans la tradition pèlerine du long cours, ou simplement dans sa mise en scène symbolique, qui consiste à prendre la route « en toute humilité », sans autre forme de déplacement que celle reconnue valable par le sanctuaire. Autrement dit, c’est avec les pieds que l’on accompagne l’esprit. C’est cette forme singulière, inscrite dans la pratique pèlerine compostellane, qui fera de ce phénomène un succès international. Mais quel rôle joue l’image de saint Jacques dans ce processus ?
5 – Sur les traces de saint Jacques |
Comme nous l’avons évoqué, l’histoire de Compostelle s’est bâtie sur un mythe chrétien. Légende selon laquelle saint Jacques, apôtre aux multiples visages, serait enterré en Espagne. Tout au long des siècles, cette histoire s’est vue interprétée par nombre d’individus, dans l’optique de conférer un certain poids à leurs projets. L’image du saint et celle de Compostelle se sont vues remaniées à des fins politiques, religieuses, économiques, sociales, puis dernièrement touristiques. La figure de saint Jacques est alors sans cesse sollicitée, pour s’appuyer sur une certaine légitimité.
Saint Jacques, le Matamore
Symbole des reconquêtes territoriales (lors des luttes contre les Musulmans en Espagne, contre les indiens en Amérique du Sud, ou encore contre les opposants républicains au régime de Franco), saint Jacques Matamore illustre le mythe chevaleresque par excellence, le courage des braves. Sous son masque de guerrier, il offre à son utilisateur la légitimité divine, sous entendant que le tout puissant est partisan de la cause. La manipulation de cette figure guerrière favorise l’adhésion des fidèles chrétiens (au moyen âge), puis catholiques (au XXe siècle) au(x) parti(s) utilisant cette symbolique. Lorsque les tuteurs d’Alphonse VII remanient l’histoire de Compostelle en incluant saint Jacques et saint Denis dans l’histoire de l’empereur Charlemagne, ils obtiennent le ralliement de la chevalerie européenne à la cause galicienne. Il est de même lorsque Franco fait de saint Jacques son allié dans les luttes fascistes, pour rallier l’autorité catholique à sa cause. L’icône de saint Jacques, bras droit de Jésus, permet en définitive de prendre en otage l’histoire chrétienne, en jouant sur l’exégèse pour appuyer son argumentation.
Saint Jacques, l’apôtre
Cette figure de l’Evangile a permis au sanctuaire compostellien de s’affirmer face à d’autres sites chrétiens. Encore une fois, l’exégèse jacquaire marque l’histoire d’une certaine détermination, en attribuant une identité religieuse précise à la péninsule ibérique. Le fait d’intégrer l’apôtre à l’histoire du territoire permet de mieux confirmer l’adhésion du site à la chrétienté. De plus, sachant que le curriculum du saint laisse supposer qu’il serait l’évangélisateur de l’Europe de l’Ouest, Compostelle est en droit de légitimer sa place sur la carte géographique chrétienne, tombeau du saint faisant foi. C’est dans ce sens que la figure du saint a contribué pour beaucoup, à l’institutionnalisation de la cathédrale face à Rome ou Jérusalem. Car la façon dont est évoqué l’apôtre dans les évangiles - caractérisé par la pluralité de ses représentations, et sa possible venue en Espagne – l’affiche comme le saint idéal, pour appuyer une politique de modélisation chrétienne en péninsule ibérique.
Saint Jacques, le pèlerin
La représentation symbolique de saint Jacques en pèlerin (par exemple, dans Le livre des Miracles) participe à l’attribution au saint d’une fonction d’intercesseur entre la vie et la mort. « L’une des particularités de saint Jacques est donc bien d’aider les hommes sur le chemin du paradis. Lorsque l’apôtre se fait pèlerin, il marque avant tout sa qualité de guide sur les routes du dernier grand pèlerinage, celui qui doit mener au ciel, […] qui prend là sa seule vrai signification » (Péricard-Méa, 2001 : 52). La croyance en cette figure est telle, que l’on retrouve cette représentation dans le patrimoine jacquaire. Les chemins de Compostelle se présentent donc comme la métaphore de la route du paradis, et saint Jacques prend ici une fonction de double guide symbolique, tant sur le plan spirituel que physique. Car il accompagne les âmes le long de la voie lactée, et les pèlerins sur les chemins menant à Compostelle qui longe celle-ci. « La descendance d’Abraham grandira jusqu’au sommet de la terre et sera élevée jusqu’aux étoiles, de la même façon que les pèlerins de saint Jacques grandiront sur terre et seront conduits, par-dessus les étoiles, à la patrie céleste avec lui » (Péricard-Méa, op. cit. : 52).
La coquille (attribut vestimentaire du pèlerin médiéval) catalyse l’immense symbolique du saint sur les chemins. Ce crustacé au nom évocateur « coquilles saint Jacques », accompagne d’ailleurs sur la route le quotidien du pèlerin. Pas étonnant qu’il ne serve aujourd’hui de repère visuel, afin de guider les pas des pèlerins vers le tombeau du saint. Dans un article sur le site Internet de la fondation David Parou (http://www.saint-jacques.info), Denise Péricard-Méa et Bernard Gicquel nous éclairent sur l’appropriation de la coquille comme symbole jacquaire. Selon eux, il faut remonter au XIIe siècle pour voir apparaître la coquille dans l’univers jacquaire. Les auteurs nous expliquent que dans l’un des sermons du Codex Calixtinus nommé « veneranda dies », il est écrit que revenir de Compostelle en arborant la coquille signifiait les bonnes œuvres… « En l’honneur de l’apôtre, comme en son souvenir ». Le crustacé était généralement ramassé au bord de la plage, ou vendu comme souvenir. Le sermon nous précise que la symbolique de la coquille se concentre autour des valves du crustacé, ainsi que sur leur forme, qui s’apparente à une main humaine, pourvue de « doigts ». Selon les textes, les deux types de valves représentent les deux préceptes de l’amour auxquels doit se référer le pèlerin : L’amour de Dieu et de son prochain. Ces valves disposées en forme de doigts, canalisent la symbolique autour des bonnes œuvres dans lesquelles le pèlerin doit persévérer, car c’est par les mains que l’homme diffuse les bonnes œuvres. Ainsi, arborer la coquille pendant son pèlerinage, et surtout au retour, reviendrait à faire preuve de soumission à la loi divine, en respectant les commandements du seigneur, tant sur la route que dans la vie courante. Cependant, il ne faut pas oublier que la coquille reste, à l’époque, un insigne commun à tous les pèlerinages, notamment au Mont St Michel. Denise Péricard-Méa nous précise que les textes médiévaux parlent beaucoup de la coquille, sans pour autant la qualifier de « St Jacques ». C e nom se systématise seulement au XVIIIe siècle, avec les classifications de Linné qui allient définitivement la coquille au pèlerinage de Compostelle. Il semble que l’appropriation progressive de ce symbole au pèlerinage de Compostelle et surtout à St Jacques, est due à la présence croissante du crustacé dans les représentations iconographiques de l’époque mettant en scène saint Jacques. A partir du XVIe siècle, on observe le nombre de coquilles arborées par les pèlerins de saint Jacques - de plus en plus nombreux - croître de façon significative.
Aujourd’hui, la coquille est totalement intégrée à l’univers jacquaire. Si l’on pose aux pèlerins la question pour quelles raisons arbore-t-on ce signe en pèlerinage, la réponse la plus communément admise est qu’il en a toujours été ainsi. Certains n’hésitent pas à préciser qu’auparavant, nos ancêtres ramassaient la coquille à même la plage, et la ramenaient en signe d’accomplissement de sa pérégrination. C’est pour cette raison que chaque pèlerin arbore aujourd’hui de façon plus que naturelle la coquille sur les chemins de Compostelle ; je dirai même d’un naturel si prononcé, qu’il semblerait à première vue évident, que saint Jacques eu toujours été le patron des coquilles, tout comme celui des jacquets, cela va de soi...
En conclusion de cette première partie, je souhaite attirer l’attention sur le fait que ce pèlerinage et son succès, ont dépendu d’une multitude d’interactions humaines tout au long de ces trois périodes, celles-ci s’inscrivant dans un processus équivoque à caractère cyclique, d’assimilation et de rejet du mythe de saint Jacques. Chaque cycle semble d’ailleurs dépendre étroitement de la constitution intrinsèque des différentes époques. De nos jours, l’observation du pèlerinage donne l’impression qu’il se confronte à une phase nouvelle d’assimilation : où la diffusion du mythe à l’échelle mondiale, commence à préfigurer les pratiques du phénomène, pour les réadapter selon quelques convenances contemporaines. A l’aube du XXIe siècle où les industries automobiles et les moyens de transport se multiplient, serait-il possible qu’un certain « ressenti » moderne, permette au pèlerinage de Compostelle d’intégrer une nouvelle dimension ? Dans le cas échéant, celle-ci ne répondrait-elle pas à une demande visiblement dissemblable des précédentes ? Ou plutôt, cette modélisation du pèlerinage à l’image contemporaine, n’ouvre-t-elle pas la porte à quelques pratiques effectives plastiques, cinglées entre aventures organisées et quête de sens pluriels ?
Nous sommes donc en droit de s’interroger pourquoi, aujourd’hui, la marche au long cours fait la spécificité de ce pèlerinage. Il y a quelques siècles, chacun s’y rendait à pied, à cheval, en bateau, en caravane… Bref, avec les moyens du bord. De nos jours, il ne semble y avoir de pèlerinage, sans cette action au long cours. A mon retour de Compostelle, j’ai rencontré dans le bus un jeune homme catholique, venu à Santiago en train depuis la France. Lors de notre conversation, il m’a longuement expliqué cette sensation – l’ayant d’ailleurs amené à quitter la ville le lendemain de son arrivée – le poussant à se percevoir comme un usurpateur, qui ne respecte pas les règles pèlerines compostellanes… tant cette dimension d’action au long cours semblait primordiale à ses yeux.
Je propose donc de décrire maintenant les pratiques contemporaines du pèlerinage de Compostelle, et de tenter de comprendre pourquoi on marche toujours vers Compostelle, en des chemins si mystiques, parfois irréels.
Ci dessus, chemins de Galice entre Sarria et Portomarin