VI – « Analyse » de la problématique pèlerine

 

 

 

Photo d’un crédencial marqué des tampons de chaque étape

 

 

 

 

 

VI – « Analyse » de la problématique pèlerine

 

 

« On ne se met pas en route sans raison. Le problème, le plus souvent s’éclaircit à la faveur des impondérables du chemin. Mystère des éléments sans importance pour quiconque, qui prennent sens aux yeux de celui qui sait y voir un signe pour lui. »

(Dutey, 2002 : 107)

 

Ce que j’appelle problématique pèlerine, est cet axe de développement continuel inhérent à l’individu, sur lequel se construit l’évolution de son expérience pèlerine. Elle se caractérise principalement par l’élaboration d’une quête de sens, qui ne trouve d’assouvissement - dans un premier temps - que dans l’accomplissement de l’acte pèlerin. Le sociologue Daniel Mandon pose bien le problème à interpréter l’acte pèlerin jacquaire. Car « il concerne ce qui a de plus intime, dans nos aspiration et nos désirs […] Les raisons et les justifications que l’on en donne ne sont souvent que prétextes à une légitimation de l’énergie déployée ou des risques encourus, masquant les motivations profondes d’une attente, d’une quête d’absolu relativement insatiable » (Dutey, 2002 : 150). En ce sens, on ne peut véritablement étudier l’acte pèlerin par l’analyse des motivations exposées par l’individu, sans se confronter à la complexité structurelle de leur formulation.

Une approche du phénomène par ce que j’appelle la problématique pèlerine, permettrait d’une part, de mieux cerner l’ensemble des dispositions qui poussent l’individu à pérégriner vers Compostelle ; et d’envisager, d’autre part, un axe de recherche qui prend en compte le caractère évolutif de cette quête de sens.

Ce chapitre a simplement pour objectif d’introduire un début d’analyse de la problématique pèlerine compostellane (ou plutôt des multiples problématiques), en se calquant sur l’étude de cas de quelques pèlerins. Car la mise en corrélation des discours et observations recueillis sur le terrain à plusieurs moments, a permis d’élaguer différents sens propres et partagés, qui apparaissent et se métamorphosent en cours de route. De cette façon, je souhaite ouvrir une sorte de chantier anthropologique « en travaux » sur ce thème, afin de mener un étude plus complète par la suite. Il faut donc concevoir ce chapitre comme une ouverture plutôt qu’un aboutissement de recherche dans sa forme terminale.

Il s’agira, pour le moment, d’une première approche qui tentera de cerner les mécanismes de cette problématique pèlerine, en fonction des trois séquences avant/pendant/après le pèlerinage. J’exposerai, ensuite, l’avancée de mes recherches, en tentant de préfigurer une typologie des sens attribués au pèlerinage, qui restera néanmoins plus « éligible » temporairement que définitive.

 

1 – Comment donner sens à son pèlerinage

 

Pour comprendre comment on donne du sens à son pèlerinage, il faut savoir qu’est-ce que le fait de pérégriner suggère à l’individu. D’une manière plus générale, Danièle Hervieu-Léger conçoit la figure du pèlerin comme à l’avant garde du comportement religieux occidental (Hervieu-Léger, 1999 : 109), en justifiant une restructuration des formes de croire par l’évolution figurative d’une certaine « modernité », qui selon l’auteur, ne tient pas ses promesses. Mais la sociologue n’est pas la seule à considérer le monde actuel comme vecteur d’une certaine contemporanéité qui nous malmène. Daniel Mandon, conçoit le voyage comme un moyen d’échapper aux contraintes d’une société qui l’oppresse. Il nous dit par ailleurs, que ce même moyen trouve une expression tolérable dans le pèlerinage (Dutey, 2002 : 151). Ce rapport conflictuel dont parle M. Mandon, entre l’individu et la construction sociétale contemporaine, peut en partie expliquer l’acte pèlerin jacquaire. Mais en poussant la recherche un peu plus loin, on découvre que le pèlerinage est avant tout un moyen de trouver une façon très particulière - je vous l’accorde - de se réaccommoder, voire de se réconcilier, avec son environnement et ses contraintes, plus que la société elle-même. Dans les chapitres précédents, nous avons vu que le pèlerinage peut se concevoir comme un moyen temporaire de s’éclipser de son environnement, sans forcément tout remettre en question. De plus, le pèlerinage ne se conçoit généralement plus comme une fuite en retour de pèlerinage, mais plutôt comme un temps de recul qui se termine la plupart du temps, par une réinsertion à même la société, dans son propre environnement, voire un nouveau créé en conséquence. Amanda a réintégré son univers, son travail, sa maison… Claudia est retournée à l’université… Stephan est retourné chez lui en Allemagne… Enrique, quant à lui est parti avec une O.N.G. en Angola… Que le pèlerinage soit entendu comme la réaffirmation de sa foi, l’aboutissement d’une réflexion sur sa condition de vie au quotidien, comme un voyage initiatique…, ou tout ça à la fois, celui-ci semble donner à l’individu les moyens de débloquer dans sa vie, un temps pour faire l’expérience de ce qui est autre, et de qui est-il aujourd’hui.

Lorsque l’on pose la question en début de pèlerinage, « pourquoi marcher vers Compostelle ? », la première réponse est bien souvent la plus courte : dans un but spirituel… Derrière ce mot « spirituel », se cache les clefs de la compréhension du phénomène jacquaire. Chaque pèlerin interrogé au départ de son pèlerinage engage plus ou moins directement cette hypothèse de départ : démarche spirituelle. Mais quel sens a ce mot pour l’individu ? Comment saisir ce que définit ce mot à tel moment, dans tel endroit, pour telle personne ?

L’encyclopédie Larousse traduit le mot spirituel par ce qui est de la nature de l’esprit, considéré comme une réalité distincte de la matière, du monde sensible et de la vie pratique. Pour le cas des pèlerins de Compostelle, la spiritualité est une sorte de concept clef, qui rassemble de façon fonctionnelle et personnalisée, les expériences qui relèvent de la dimension non pratique de l’acte pèlerin. Par ailleurs, cette fonction de support spirituel attribué au pèlerinage est, dans un premier temps, un des moteurs principaux de l’acte pèlerin. On ne se met pas en route par hasard, surtout vers Compostelle. Car donner sens à son pèlerinage, commence souvent par adhérer au fait que pérégriner répond à un appel intérieur relativement insatiable, qui trouve une première forme expressive dans l’idée que l’on se fait du long cours, des chemins de Compostelle et de leur spiritualité. Mais la situation est plus compliquée que ce que je laisse sous-entendre. Car s’il est vrai que le pèlerin avance dans ses dires un acte spirituel, le définir est une autre histoire. Avant de partir, pendant le départ, au cours du pèlerinage et après celui-ci, les pèlerins ont beaucoup de mal (encore faut-il qu’ils se le donnent) à définir ce que représente pour eux la spiritualité. « Je ne peux pas expliquer avec des mots le côté spirituel de ma pérégrination. D’ailleurs on ne peut pas tout simplement. Toi tu vis ta spiritualité, moi je vis la mienne, des fois elles se ressemblent, et on a l’impression de vivre la même chose. La spiritualité c’est quelque chose de personnel, qui ne s’adresse qu’à moi, qu’à ma situation, qu’à mon chemin… » expliquait Amanda, le deuxième jour de marche. « Je fait ce pèlerinage dans un but spirituel. […] Ici [sur le Camino Frances], la spiritualité est partout. Marcher dans la nature, regarder les paysages, les arbres, les oiseaux, entrer dans les églises, assister à la messe… Tout cela te fait vivre la spiritualité du chemin. C’est un tout. Si tu es à l’écoute, tu sauras ce que veut dire pour toi, la spiritualité du Camino. […] Pour moi, ça veux dire fais ce que tu as à faire, laisse toi vivre au rythme du voyage sans te torturer l’esprit et surtout ouvre ton esprit, regarde, ressens ce que le Camino offre », expliquait Stephan au bout de deux semaines de marche. « Ce que veut dire spiritualité ? Tu m’en poses une question là ! Je ne sais pas, c’est ce qui attrait à l’esprit, la façon dont tu vis ton expérience de pèlerin personnelle. C’est vrai, j’ai employé ce mot sans même savoir comment te l’expliquer. Je ne peux pas t’en dire plus, c’est trop compliqué. Mais tu fais un chemin spirituel quand tu marches vers Compostelle, croyant comme moi ou pas », expliquait Jacques, cinq ans après son pèlerinage.

La spiritualité est bien souvent avancée pour définir ce « quelque chose » qui pousse à prendre la route, quand bien même l’individu qui l’emploie ne sait pas vraiment ce que ça représente pour lui. Derrière ce mot, se trame un bricolage incessant de la problématique pèlerine, constitué entre la formulation d’une quête de sens individuelle à caractère évolutif et les différentes expériences qu’a traversées l’individu au cours de son existence. Spiritualiser l’acte pèlerin permet au départ, de se procurer un cadre référentiel qui intègre la totalité des sens attribués au pèlerinage, fort souvent mal ou peu élagués.

Si la problématique pèlerine est l’essence même de l’acte pèlerin, les ressentis - évoqués lors du chapitres III – en sont la cause principale. Car ils entraînent l’individu à concevoir le pèlerinage comme une sorte d’approche méthodologique, qui correspond à ce moment là, dans sa vie, à la solution envisageable. Tio (pèlerin rencontré sur la route, le matin de mon arrivée à Compostelle, cité dans le chapitre précédent), nous explique bien cette situation : « je suis parti en pèlerinage parce qu’avant de mourir, ma mère a toujours rêvé de le faire. Elle me ressassait toujours que ça me ferait du bien de sortir de mon monde trop rationnel à son goût, tu sais, les ordinateurs et tout ça [Tio est informaticien], pour goûter les joies de la campagne, de la nature et pourquoi pas [rires] de la spiritualité. Lorsqu’elle est morte, j’ai eu du mal à faire le point dans ma vie. Pendant longtemps, je ne me suis pas senti au clair avec moi-même, surtout par rapport au fait que je n’ai pas pu me réconcilier avec elle, avant son décès. […] Nous-nous sommes disputés au sujet de ma relation avec Claire [sa femme] il y a deux ans. Et depuis, on ne s’est jamais reparlé… Enfin, comme je te le disais, j’ai longtemps tourné et retourné tout ça dans ma tête chez moi, sans pour autant arriver à y voir clair… J’ai pris mon sac, j’ai demandé à un ami de faire le boulot à ma place, et je suis parti avec l’idée de mettre le temps qu’il faudrait pour trouver une solution. Direction Saint-Jean-Pied-de-Port, comme pour dire à ma mère, tu vois, ma vie n’est pas si rationnelle ! ». Tio continu d’expliquer que son pèlerinage était en quelque sorte « un moyen de faire la paix avec sa mère », de trouver une façon de vivre sa vie sans forcément le regretter, « être au clair avec soi-même ». Ces ressentis qui l’ont poussé sur la route sont la base de sa problématique pèlerine. Rappelez vous dans le chapitre précédent lorsque qu’il nous explique que l’on tire un enseignement du Camino… Cette interprétation est la résultante directe de l’évolution de sa propre problématique pèlerine, d’un état à un autre. Au départ, il semble qu’il interprète son acte pèlerin comme une solution d’urgence, pour pouvoir soutenir sa propre problématique existentielle : Pouvoir vivre avec son propre fardeau. Dans un premier temps, le pèlerinage est perçu comme un moyen de déléguer ce fardeau sur un autre plan, afin de l’analyser, le repenser, le reconstruire, telle un problématique en général. « Le Camino m’a appris à me réconcilier avec Dieu à qui j’en ai voulu après tout ça, et Saint Jacques m’a montré la voie… J’ai suivi mon propre chemin, et l’enseignement du Camino m’a aussi fait renouer avec ma religion, ma propre foi, avec mon côté spirituel que je ne connaissais pas en restant assis devant mon ordinateur. Tu vois, c’est tout ça le Camino, c’est ceux à quoi a servi mon pèlerinage, et c’est ce que j’ai compris et que je veux appliquer maintenant dans ma vie », termine par dire Tio.

Mais pour mieux comprendre comment l’individu en vient à pérégriner, prenons le cas d’un second pèlerin : celui d’Enrique.

Enrique a tout quitté pour effectuer son pèlerinage, jusqu’à son propre appartement « avec la télé écran plat et le lecteur DVD qui va avec » comme il le souligne lors d’un entretien a Burgos. « Etre le manager d’un secteur commercial d’une multinationale [spécialisée dans le matériel Hi-fi vidéo] n’est plus ce qui me convenait lorsque je suis parti. J’ai toujours laissé de côté un bon nombre de choses dans ma vie… J’ai été à l’université à Madrid, où j’ai obtenu un master en économie appliquée, puis j’ai directement intégré la compagnie dans laquelle j’ai travaillé jour et nuit, sans relâche, à défaut de ma vie conjugale. […] Il y a deux ans, j’ai failli me marier avec ma copine, mais on a fini par se séparer parce qu’elle voulait un mariage à l’église, et que je me convertisse au catholicisme. A cette époque, j’ai refusé, alors que pour elle, il n’y avait d’autre alternative [sa famille étant pratiquant confirmé, et voulant un mariage religieux]. On a quand même continué à vivre ensemble pendant un temps, mais ce n’était plus pareil. Je me suis enfermé dans mon travail, elle dans le sien, et on a fini par se séparer, ne pouvant même plus cohabiter ensemble sans se disputer. Après qu’elle ait déménagé, j’ai redoublé de travail, pour éviter d’avoir à regarder la vérité en face. Mais plus le temps avançait, moins je me reconnaissais dans ce que je faisais, dans ce que j’étais devenu. J’ai alors commencé à me poser la question qu’est-ce que je désire réellement ? Et c’est à peu près à ce moment que je me suis souvenu d’un reportage télé sur le pèlerinage de Compostelle, qui parlait du Camino frances comme une sorte de chemin spirituel et religieux, qui permettait surtout d’avoir le temps de réfléchir en marchant. J’ai alors acheté des livres sur le sujet, et je me suis dit que je pourrais peut-être le faire, pour avoir le temps de réorganiser ma vie. Tu sais, quand tu vois à la télé tout ces gens qui meurent prématurément, parce qu’ils n’ont même pas de quoi vivre, ou encore dans des attentats, et que moi je me plaint de mon propre sort, j’ai du mal à regarder ma façon de vivre en face. J’ai donc décidé de partir, de me laisser le temps de réfléchir à mon échec conjugal, et à ce que je veux, ou plutôt ce que je ne veux pas faire maintenant, c’est que je commence à comprendre sur le Camino ».

Aujourd’hui, Enrique commence un nouveau mode de vie. Le 19 Août dernier, il a quitté l’Espagne pour l’Angola, afin de participer à l’action humanitaire d’une ONG qui se bat contre la famine. Récemment, j’ai reçu un message de sa part : « je commence une nouvelle vie avec comme point d’inflexion, l’expérience du Camino. Après avoir atterri en douceur, je me sens maintenant d’attaque pour faire face à tout ce que j’ai à faire et à ne pas faire ». Pour lui, donner sens au pèlerinage est un moyen d’ouvrir un espace de réflexion à un moment donné dans sa vie, ou lui-même ne se reconnaît plus dans sa façon de faire et d’être.

Comme nous l’avons vu, établir la correspondance entre le pèlerinage et la vie courante est une étape qui permet l’introduction d’une problématique pèlerine, constituée principalement autour de l’expérience pèlerine. Je vous propose maintenant de décortiquer cette problématique pèlerine, afin d’en dégager les mécanismes.

 

2 - Mécanismes de la problématique pèlerine

 

Lorsque je parle de mécanismes de la problématique pèlerine, je souhaite pouvoir éclairer sur l’élaboration et l’évolution structurelle de celle-ci. En ce sens, il faut comprendre que la problématique pèlerine est quelque chose de complexe, proprement individuelle et qu’en règle général, elle se constitue autour de quatre points principaux :

  • un cadre de référence, qui n’est autre que le pèlerinage
  • la formulation de sens attribués au pèlerinage
  • l’expérience pèlerine
  • un temps de gestation qui permet la modulation et l’assimilation terminale de toutes ces données

Mon objectif est donc de pouvoir cerner les mécanismes qui interagissent entre ces quatre points, afin de nous aider à mieux comprendre ce qui pousse l’individu à se mettre en chemin et comment celui-ci interprète son acte à différents moments dans sa trajectoire pèlerine.

Pour arriver à cerner ces mécanismes, il faut se pencher sur les différents types d’expériences auxquels se confronte l’individu au cours de sa trajectoire pèlerine, et plus particulièrement sur celles que suggère le pèlerinage. A quels types d’expériences se confrontent les pèlerins en cours de route ? Comment l’expérience du pèlerinage favorise-t-elle la modulation de cette problématique pèlerine ? Je tenterai de répondre tant bien que mal à ces questions, en fonction du recoupement des données que j’ai pu observer à même le terrain et celles que j’ai récoltées pendant les entretiens, les lectures de récits jacquaires et les carnets de voyage.

Dans le chapitre IV, j’explique que le pèlerinage de Compostelle repose sur l’expérimentation de la pérégrination au long cours. Cette dernière, est une dimension qui prédispose dans la pratique, à l’ouverture de trois temps que j’ai nommé temps de la découverte, du silence, et de la gloire. Ces trois temps sont les « charnières » clefs de l’acte pèlerin qui favorisent la modulation de la problématique pèlerine, en régulant l’injection à différents moments dans le pèlerinage, des types d’expériences vécus en cours de route.

D’une manière schématique, on peut catégoriser cette expérience pèlerine en deux types d’expériences : l’expérience pratique du pèlerinage et l’expérience qui relève de la dimension non pratique. Pour la première, elle regroupe tout ce qui attrait à la dimension physique du pèlerinage. Entres autres, la marche, la cohabitation des pèlerins sur la route, les rencontres, les émotions du corps, l’altérité, la répétition… que j’ai tenté, plus ou moins, de décrire au cours des derniers chapitres. Pour la suivante, je me risquerais à la qualifier, pour l’instant, d’expérience d’ordre « spirituelle », au sens bien entendu, où tentent de le définir les pèlerins.

En l’état actuel de mes travaux, j’ai pu regrouper ces différents types d’expériences non pratiques observées, en 5 champs symboliques, néanmoins interactifs :

  • quête, recherche
  • connaissance, découverte
  • perplexité
  • dépouillement
  • prise de conscience, unité

Ces différents types d’expériences se développent en cours de route en se calquant sur l’expérience pratique du phénomène. Les trois temps clefs du pèlerinage agissent ici comme les liens structurels entre l’expérience pratique et « spirituelle » du phénomène. Je propose donc de découvrir les mécanismes de la problématique pèlerine à travers la trajectoire pèlerine de quelques individus, ainsi que l’expérimentation de ces champs symboliques à travers les temps de la découverte, du silence et de la gloire. Bien entendu, ce type d’expériences a été observé dans la pratique du long cours, lors de mode de pérégrination continu et discontinu. Elle reste pour l’instant en suspens pour ce qui concerne le mode de pérégrination alterné ; car je n’ai pu observer de mode de pérégrination alternée que par morceau, lorsque je me suis entretenu avec des pèlerins effectuant encore à ce jour, le pèlerinage.

Temps de la découverte : entre un « avant » loin derrière et un « maintenant » à vif

Ce premier temps du pèlerinage engage le plus souvent des expériences relatives aux deux premiers champs symboliques : le principe de quête/recherche et de connaissance/découverte. Lors de celui-ci, les attentes placées dans le pèlerinage se matérialisent par le sentiment de commencer une quête, son aventure sur les chemins de Compostelle. L’individu part avec une idée en tête, une intention, un but, qui se matérialisent avec les premières foulées. Voici une note laissée par Françoise à Saint-Jean-Pied-de-Port, la veille de son départ : « Ca y est, j’y suis. Maintenant, je ne peux plus reculer. Je ne sais pas vraiment pourquoi je fais ça, mais je veux comprendre et découvrir ce qui se cache pour moi, derrière les mots Compostelle et pèlerinage ». Ici, le processus est amorcé, force de volonté. Le plus souvent, les premières impressions se concentrent sur la différence opérante entre vie courante et pèlerinage. « C’est sur, on est vraiment bien ici. On découvre la nature, la beauté du paysage, le fait de vivre dehors toute la journée au lieu de rester enfermé, la marche qui est bonne pour la santé, tout parait différent. On a quitté Saint-Jean-Pied-de-Port il y a à peine trois jours, j’ai l’impression que ça fait une éternité ! » s’étonnait Enrique sur la route, dont le même sentiment était partagé par le groupe de pèlerin auquel il appartenait. Ce premier temps de pèlerinage engage dans la problématique pèlerine, une certaine dissolution entre vie courante et pèlerinage. L’individu se libère petit à petit de tout référent à la vie courante (rythme de vie, petites habitudes…) afin de mieux ingérer les expériences du pèlerinage. Lors d’une discussion à Los Arcos avec Rebecca, celle-ci disait le plus simplement du monde : « Maintenant je suis ici, plus là-bas…Je découvre autre chose, et ça me plait, je veux continuer ». Cette première étape qui suggère à l’individu un sentiment de séparation entre « avant le pèlerinage » et « maintenant sur le chemin », permet l’introduction d’un champ d’action dans la problématique pèlerine, qui s’oriente autour du principe de découverte, de soif de connaissance. Entre les mots d’un premier contact « je ne sais pas pourquoi je suis ici », « je ne te dirais pas pourquoi je fais ce pèlerinage »…, on découvre une certaine volonté de se mettre à la recherche de ce qui mène sur la route. Voici une fin de note d’un pèlerin à Estella qui évoque clairement ce sentiment : « […] Toujours sur la voie du calme pour mieux comprendre ce qui m’anime et me mène sur les routes. Force à tout le monde, lors du chemin ». Le pèlerin se met en quête, et cela se traduit dans ce premier temps par l’enthousiasme qu’il met à découvrir cette expérience pèlerine, à jouer avec sa soif de connaissance en formulant à souhait ce que cela représente pour lui, aujourd’hui, maintenant, ici. « Je souffre, regarde mes ampoules… (rires) mais je suis contente, je découvre et j’avance » terminait Rebecca lors de notre discussion. Avancer, Marcher… sont les mots d’ordre : marcher vers Compostelle en gardant à l’esprit que chaque pas est décisif ; tout en tentant de saisir ce qui pousse à avancer toujours plus loin, toujours plus profondément dans l’inconnu, dans sa propre quête de sens. « Je découvre la beauté des lieux traversés, de ce monde qui m’entoure, auquel je n’avais pas fait attention jusque là. Cela me permet de rentrer en introspection, d’apprendre à me découvrir, tout comme je découvre les alentours à chaque tournant, à chaque virage du chemin » expliquait Bruno à Roncevaux.

Temps du silence : comment se perdre pour mieux se gagner

Ce deuxième temps du pèlerinage engage le plus souvent des expériences relatives aux champs symboliques de la perplexité et du dépouillement. Lors du temps de la découverte, l’individu a soulevé bon nombre de questionnements, de raisonnements, de détails, d’associations d’idées…, qu’il a échelonné et formulé au long de ses premières expériences pratiques du long cours. Il se trouve maintenant confronté au fait que la découverte du phénomène s’amoindrie, que l’enthousiasme du départ s’amenuise petit à petit, que son état d’esprit vacille d’un jour à l’autre, d’une situation à l’autre. Cette nouvelle dimension d’expériences, laisse apparaître un sentiment de perplexité. Arrivé à Burgos, Le groupe de pèlerin que j’accompagnais, s’est retrouvé face à cet état, qui s’est traduit par le doute et/ou l’indécision. Amanda et Claudia se sont rendues compte que leur vie courante leur manquait, qu’elles étaient fatiguées et lassées par ce voyage. « Je ne sais plus ce que je fais ici, je ne vois pas en quoi cela pourrait m’aider de continuer » m’expliquait Amanda, à bout de nerfs. « Tout prend une tournure différente, c’est… spécial. Mais je ne me pose pas de question, j’avance… », me confiait Stephan.

D’une manière plus générale, le pèlerin se confrontera un moment ou l’autre, à ce sentiment d’être au bord de l’égarement. Les expériences relatives au champ symbolique de la perplexité sont celles qui ancrent le plus souvent l’individu dans le temps du silence. La problématique pèlerine est déconstruite, et le pèlerin mettra alors en place un système de réflexion et un mode de fonctionnement qui lui permettra de mieux gérer ce nouveau temps. Francis (cité dans le dernier chapitre), nous explique cette situation : « Un peu avant d’arriver à la frontière, après avoir dépassé Saint-Jean-Pied-de-Port, j’ai eu une discussion avec Martine [sa compagne de route] qui m’a marqué. [Il sort son carnet de voyage et lit un passage à haute voix] Aujourd’hui, la marche s’est faite sans encombre jusqu’à l’entrée de Honto, où pour ainsi dire, j’ai eu un choc. Martine et moi devancions Denis et Nicolas de quelques centaines de mètre environ, lorsque surgit un désaccord entre elle et moi, au sujet d’une pèlerine qui était tombée en larmes quelques jours auparavant, à cause d’un autre pèlerin s’étant installé sur son lit sans faire attention. La jeune fille apparemment à bout de nerfs, ne put retenir sa tristesse plus longtemps, lorsqu’elle vit cet homme couché sur le lit où elle avait posé ses affaires quelques minutes plus tôt. Martine soutenait l’idée que cet individu n’avait rien à se reprocher, si ce n’est le fait de s’être installé à sa place sans s’en être rendu compte. Je tentais de lui expliquer qu’à première vue, les deux pèlerins se connaissaient, et qu’il se dessinait derrière tout ça une sombre histoire de revanche. Le ton de la conversation allait bon train, lorsque le plus simplement du monde elle me dit que j’avais tendance à trop réfléchir sans me poser les bonnes questions ; que ma venue ici était claire comme de l’eau de roche, et que je n’étais pas capable de mettre le doigt dessus, qu’il fallait toujours que je pinaille pour me rendre à l’évidence. Je suis resté bouche bée, m’arrêtant net. Martine continuait à marcher, ne faisant pas mine de s’arrêter, ni même de se retourner. J’ai dû rester là un bon moment, puisque, Denis et Nicolas en grande conversation me doublèrent en me jetant un signe de la main. J’ai tourné et retourné ces paroles dans ma tête toute le reste de la journée, ne sachant pas réellement que dire, jusqu’à maintenant. Je crois qu’elle a raison, je me suis égaré le long de mon chemin. Je ne sais plus trop que penser, et surtout comment dois-je réagir. [Fin de citation] C’est à ce moment à peu près, que j’ai commencé à être un peu plus distant des autres pendant la marche, sans pour autant les bouder. C’était un passage plus personnel, une sorte d’introspection volontaire pour voir où j’en étais… ».

Le temps du silence remplace le temps précédent en apportant avec lui son lot de nouvelles expériences, de nouvelles réflexions. Il se traduit souvent par l’abandon de l’individu à tenter de mettre des mots sur son expérience, de la rationaliser. La problématique pèlerine prend une signification nouvelle et déplace son axe de questionnement dans une dimension nouvelle, suggérée par l’expérience pèlerine. Dans son livre, Guy Dutey tente de découvrir par le biais d’un questionnaire passé aux pèlerins, quelles sont les transformations opérées en cours de route. Voici une des réponses retenues : « cette alchimie de transformations s’est fait essentiellement à travers les huit cents derniers kilomètres espagnols. Il m’a fallu tout ce temps pour que progressivement mon cœur se laisse remodeler. Il m’a fallu vivre la confiance, la pauvreté, le partage, les rencontres, la fatigue, les souffrances, l’épuisement pour qu’enfin un autre regard, une autre conscience se fasse jour. Pour que je laisse tomber  la « vieille peau » du « moi », du « personnel », de l’égoïsme. Comme si j’étais mise à nue pour être enfin inondée par la grâce du pardon et de l’amour » (Dutey, 2002 : 116-117). Cette interprétation laisse supposer que lors de son pèlerinage, la personne est amenée à vivre au fil des expériences, une succession d’étapes qui la mène vers un certain changement ; peut-on parler de métamorphose chez l’individu ? Tout dépend de la personne. Mais il est clair que le temps du silence incite au dépouillement du contenu de sa problématique pèlerine. « Marcher m’a permis de mettre de l’ordre dans ma tête, de me poser les bonnes questions […] Les cartes sont restés les mêmes, mais j’y vois plus clair dans mon jeu, c’est pas plus compliqué…» expliquait Jack à O’Cebreiro (pèlerin cité dans le chapitre IV). Le temps du silence permet un temps intime, exclusif, où la problématique pèlerine est décomposée, dégrossie, pour enfin être reconstruite.

Temps de la gloire : vers un retour en soi

Ce troisième et dernier temps du pèlerinage engage le plus souvent des expériences relatives aux champs symboliques de la prise de conscience, de l’unité. Mais il faut souligner que cette étape est vécue de façons différentes : soit l’individu prend conscience de ce qu’il a traversé et en tire un certain enseignement, soit il reste figée dans l’expérience de la perplexité. Ghislaine, 23 ans, pèlerine française ayant effectué le pèlerinage en 2003 de Pampelune à Compostelle, explique la façon dont elle a vécu ses derniers temps de marche : « J’étais plutôt anxieuse vers la fin du Camino. Car je me suis rendue compte que je n’étais pas prête à accepter la fin de mon pèlerinage. Même après avoir connu la souffrance de marcher tous ces jours avec des ampoules et un ongle en sang, je ne voulais pas arriver à Santiago, pas encore. Il me fallait un peu plus de temps. Marcher toute la journée a été très difficile pour moi, et j’ai mis longtemps avant de m’habituer, de prendre du plaisir et sortir de ma déprime permanente [avant de partir, Ghislaine faisait une dépression nerveuse] Je voyais tous mes amis [ses compagnons de route] contents de vivre ce moment ensemble, de ressentir la même chose. […] Tu vois, ce côté où tout prends un sens sur le moment, et que tu te sens bien, que tu comprends tout maintenant. Ils étaient contents de leur voyage, de ce qu’ils ont découvert chez eux. Moi aussi, mais je sentais que c’était trop juste, trop court, que je ne pourrais pas en profiter assez longtemps avant de retourner chez moi ».

D’un autre côté, Tio explique à Compostelle : « Passé O’Cebreiro, je me suis senti comme apaisé. Comme si j’avais fait la paix avec la partie de moi qui voulait partir en claquant la porte de la maison, en disant je ne reviendrai plus. J’ai marché toujours plus loin, toujours plus vite, et maintenant je suis arrivé, heureux d’avoir connu tout ça. Je me sens en même temps plus léger, et ma situation me parait beaucoup moins compliqué qu’à mon départ. […] Je suis comme transformé, un nouvel homme, qui a quitté sa rancœur. J’ai essuyé le plus gros de la tempête en castille et maintenant j’arrive à bon port, le cœur léger ». Le temps de la gloire amène les dernières expériences du pèlerinage et clôture la première modélisation de la problématique pèlerine, celle que l’individu vit en chemin. Voici l’extrait d’une note de pèlerin laissé dans une auberge de Galice, entre Sarria et Ferreiros « En fait, c’est en marchant et en souffrant sur le chemin que je me suis rendu compte que ma vie est belle et que j’ai de la chance. C’est en faisant l’expérience de l’effort, que l’on apprend la valeur du repos. Le pèlerinage m’a appris que lorsque l’on souffre sur le chemin de Dieu, on prend conscience de sa valeur et chaque chose revient à sa place naturellement ». Le temps de la gloire clôture une séquence, celle du pèlerinage, en laissant suggérer à l’individu qu’il a parcouru un certain chemin depuis son départ, tant sur la route que dans sa propre problématique pèlerine.

Cependant, cette dernière continue d’évoluer et ne s’arrête pas avec la fin du pèlerinage ; elle suit maintenant une lente maturation, mais cette fois-ci en dehors du cadre extraordinaire du pèlerinage.

Comme nous l’avons vu, le temps extraordinaire du pèlerinage peut s’apparenter à un temps liminaire, où l’individu fait expérience de ce qui est autre, où il apprend à mieux se découvrir. Que ce soit Tio, Enrique, Stephan, Amanda, Rebecca ou encore Francis, Ghislaine, Pierre… Tous m’ont évoqué ce sentiment d’avoir découvert en eux une part d’inconnu, qui s’est dévoilée petit à petit en cours de route. « Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais, du moins en partie… J’ai trouvé quelque chose d’autre : moi » disait une note de pèlerin à Samos, « Je n’ai pas trouvé de solutions miracle, mais j’ai appris beaucoup de chose sur moi et je suis content d’avoir fait le pèlerinage » m’a récemment écrit Stephan. C’est en ce sens, que l’on peut dire que le pèlerinage sert bien de support méthodologique à la problématique pèlerine et qu’il peut exposer l’individu à certaines métamorphoses.

Seulement, l’individu peut ne pas présenter de manifestation apparente de ces métamorphoses ; les impressions varient selon les individus. Prenons l’exemple de témoignage recueillis dans l’ouvrage Pèleriner vers CompostelleDutey, G., 2001 : Pèleriner vers Compostelle, sur un chemin pas comme les autres, Lyon, chronique sociale. : « c’est vrai, je suis revenue transformé, « zen », plus rien ne peut m’atteindre, je garde un joie de vivre permanente, à l’image du pèlerinage » ; « j’ai pensé naïvement que je reviendrais meilleur et purifié, je n’ai pas les bonnes prières », ou encore « mes pieds m’ont fait trop mal, et c’est la seul chose que j’ai pu offrir à saint Jacques ». L’individu peut ne pas vivre cette expérience comme une transformation, car c’est majoritairement sa problématique pèlerine qui les subie, de par une modulation qui l’a conduite la plupart du temps à repositionner ses propres directives. Par exemple, Stephan est parti dans l’optique de faire le point sur sa situation, sa vie ; parmi les nombreuses motivations qu’il ait mit en avant (vivre la spiritualité, resserrer les liens avec la nature, trouver une solution pour son orientation professionnelle et sentimentale, lâcher prise, se mettre au sport…) toutes ne sont pas forcément satisfaites. Il n’a pas trouvé de solution imminente pour son avenir professionnel, mais il a tranché le cordon qui le liait à son malaise, à ses ressentis qui l’ont mené sur la route. « Je suis maintenant rentré en Allemagne, et je commence à faire des choix pour mon avenir. Rien n’a changé autour de moi, je suis le même Stephan, mais je vois la vie différemment » a récemment écrit Stephan. L’influence de l’expérience pèlerine agit donc sur l’après vie du pèlerin. Comme le dit Tio, pour lui, c’est faire la paix avec la partie de lui qui voulait partir. Bien souvent, ce rapport entre pèlerinage et vie courante ne prend pas une forme si imposante que dans certains cas évoqués ; le pèlerin change simplement de regard sur sa vie, sur son parcours. C’est de cette façon que le pèlerinage interagit en tant que jeu d’opposition sur les séquences ordinaires avant et après le pèlerinage. Comme nous le dit Georges Dutey : « généralement, l’individu ne sort pas indemne de ce pèlerinage ». Pour exemple, Amanda est retournée chez elle à San Fransisco et a fini par se séparer de son conjoint (rappelez-vous dans le chapitre III, elle souhaitait prendre du recul par rapport à sa vie de couple). Bien loin de ce cas particulier, pour saisir l’importance que prend cette expérience pèlerine, il suffit de voir ce qu’évoque ou suscite le pèlerinage pour l’ex-pèlerin. Rappelez vous Jean, lorsque j’ai souligné (chapitre IV) qu’il n’a pu retenir ses larmes en revivant son expérience pèlerine, le temps d’un entretien. De plus, bon nombre d’ex pèlerins souhaitent partager ou faire partager cette expérience pèlerine à qui le veut. Il suffit de se concentrer sur le vocabulaire employé dans les récits jacquaires, sur les pages Internet de pèlerins…, pour se rendre compte de la façon dont l’expérience pèlerine grave un souvenir plus ou moins puissant dans la mémoire. Dans les forums Internet consacrés aux bourses à l’équipier, on retrouve parmi les messages hésitants d’apprentis pèlerins, ceux d’anciens pèlerins prêts à accompagner quiconque le désirant, sur simple accord pratique entre les deux parties.

L’aboutissement du pèlerinage se vit souvent comme un début plutôt qu’une fin en soi : une réinsertion dans la vie courante, qui offre de nouvelles perspectives à celui qui sait y voir un signe pour lui (pour reprendre les termes de la citation en début de chapitre). Car après le pèlerinage, la problématique évolue lentement vers un stade terminal, en interagissant avec le devenir de l’individu. Certains comme Jean par exemple, vivent cette dernière séquence avec un besoin important de réorganiser leur vie autour d’un « cocon jacquaire » afin de porter à maturation leur problématique pèlerine ; d’autres finissent avec le temps par mettre de côté l’aspect prégnant de l’expérience, et continuer de vivre leur vie en conséquence. « Aujourd’hui, je sais à quoi m’a servi le pèlerinage… J’avais besoin de faire le point, sur ce moment dans ma vie où je me suis retrouvé seul avec ma femme, quand ma dernière fille est partie habiter à Montpellier. Faire un break, pour savoir qu’est-ce qui est le plus important dans ma vie. Si maintenant c’était à refaire, je le referais… mais avec ma femme. J’ai d’ailleurs l’intention de le refaire avec elle, quand nous serons tous les deux à la retraite, si elle est toujours d’accord ! [Rires] […] Marcher sur le chemin de Saint Jacques m’a ouvert les yeux, et m’a permis de comprendre beaucoup de chose. J’ai beaucoup changé depuis, et j’essaye de vivre le mieux possible, sans enfouir ce qui ne va pas et le laisser mijoter » expliquait Pierre à la fin de son entretien. D’un autre côté, francis nous explique « Depuis, je fais tout pour garder contact avec ce monde que j’ai connu là-bas. Des fois, Martine, Denis Nicolas et moi, on essaye de se revoir quand c’est possible. […] j’ai beaucoup appris sur moi-même, mais je ne te cache pas et je te le redis : je ne sais toujours pas ce que cette expérience veut dire pour moi, je n’ai pas encore totalement saisi ».

A partir de là, certains repartent pour replonger dans l’expérience un fois de plus, ou encore tenter d’y voir un peu plus clair dans leur propre démarche ; d’autres finissent par oublier cette expérience, ou en garder un souvenir gravé à jamais… Chacun mène l’aboutissement de sa problématique pèlerine à bon port, à bon escient.

Pour en revenir aux mécanismes de la problématique pèlerine, ils se constituent donc autour de trois phases successives : une phase de séparation entre vie courante et pèlerinage, une phase liminaire (le pèlerinage), et une phase de réintégration dans la vie courante.

  • La première phase se traduit par la mise en place du projet et principalement d’un système d’accommodement (cf : chapitre IV), sorte de stratégie élaborée par l’individu pour permettre de vivre son pèlerinage de la meilleure façon possible. La problématique pèlerine est crée, puis subie une première modélisation de forme « bêta », soit inachevée, en travaux.
  • La deuxième phase se traduit par l’expérimentation d’un temps liminaire (le pèlerinage), où la problématique pèlerine subira une nouvelle modélisation, en fonction des expériences vécues en cours de route. Elle sera retravaillé avec insistance, par l’intermédiaire des trois temps fort du pèlerinage : temps de la découverte, du silence et de la gloire.
  • La troisième et dernière phase se traduit par la réinsertion de l’individu dans sa propre vie courante, où avec le recul, il mènera sa problématique pèlerine vers un stade terminal.

Encore une fois, on remarque que ce phénomène prend des formes bien similaires à celles d’un rite de passage. En effet, ces trois phases sont celles qu’emploie l’ethnologue Arnold Van Gennep pour définir la constitution d’un rite de passage : séparation, temps liminaire, agrégation. Il est clair maintenant que le pèlerinage propose des formes bien similaires à celle d’un rite de passage. Il serait donc intéressant de se pencher sérieusement sur la question. Pour l’heure, je ne peux qu’émettre de simples hypothèses. Il faudrait pouvoir recouper par une approche comparative approfondie d’autres trajectoires pèlerines jacquaires et non jacquaires, puis tenter de dégager ce qui en découle, notamment avec les individus ayant choisis un mode de pérégrination alterné. Serait-il possible que le pèlerinage soit une forme individualiste de rite de passage ? Ou encore, pourrait-il être une forme de rite de passage contemporain, adapté à notre propre organisation sociétale ? Finalement, peut-on concevoir ce pèlerinage comme un rite de passage au sens que leur donne V. Turner et A. Van Gennep ; ou est-il simplement un acte de passage volontaire à un certain moment de la vie, où la dimension ritualisante n’est plus contenue que par la propension de l’individu à croire ou non en celle-ci, et ce qu’elle signifie pour lui ?

Toutes ces questions permettraient de mieux cerner ce phénomène, aux pratiques et significations finalement plurielles. Pour l’instant, je tenterai d’établir dans les prochains paragraphes, une typologie de sens attribués au pèlerinage, en fonction de ce que l’individu laisse transparaître.

 

3 – Essai sur les sens attribués au pèlerinage

 

 

« Sur le chemin le pèlerin n’est pas un promeneur quelconque, anonyme ; c’est quelqu’un qui, par sa démarche, affirme, témoigne de sa recherche de vivre sa plénitude d’homme, en découvrant, en cultivant sa relation avec le Créateur, par la réalité de la signification de Compostelle »

Citation de pèlerin (Guy Dutey, 2002 : 103)

Il est difficile d’effectuer une typologie des sens attribués au pèlerinage, en les déconnectant du contenu et de l’évolution de la problématique pèlerine auquel ils appartiennent. Car il n’existe pas un sens propre, donné et véritable, mais plusieurs, étroitement liés les uns aux autres par la problématique pèlerine. Cependant, en effectuant une analyse croisée, on observe qu’il existe des sens individuels et partagés du phénomène ; plus précisément, il ressort souvent des « thématiques communes » dans le discours des pèlerins - quant aux sens attribués au pèlerinage. L’objectif de cette démarche est donc de tenter de dégager quels sens les individus attribuent-ils communément au pèlerinage. Pour ce faire, j’ai décidé d’aborder le sujet par la présentation de ces « thématiques communes », afin d’élaguer du mieux possible ce qui relève du personnel et du collectif.

Thématique orientée autour du caractère « sacré » du phénomène

Par sacré, j’entends tous les sens attribués au pèlerinage en rapport avec l’aspect spirituel et religieux du phénomène, ainsi que le rapport qu’entretient le pèlerin avec sa foi et/ou la prière. Il est vrai que limiter la notion de sacré à cette définition est quelque peu restrictif. Pourtant, elle trouve une raison logique lorsque l’on sait que le pèlerin a lui-même du mal à définir ce qu’il entend par spirituel, mais qu’il propose néanmoins un aspect spirituel au pèlerinage ; « ce petit côté indescriptible et mystique du pèlerinage  » comme aime à le nommer Francis. Il faut souligner que beaucoup des pèlerins engagent ce sens spirituel, lorsqu’ils ne veulent pas dire religieux. A Commencer par l’office des pèlerins à Compostelle, lorsqu’elle accorde le crédential sous réserve d’un but religieux… à la limite spirituel. Comment expliciter le phénomène, si ce n’est par l’expérience du sacré ? Il est clair, que la dimension sacrale est un aspect fort peu évoqué dans ce mémoire. Mais elle reste néanmoins primordiale lorsque l’on parle du pèlerinage de Compostelle. Je m’en tiendrais ici à la définition la plus la large, celle que propose Mircéa Eliade. Il sépare le sacré et le profane, selon ce qui est interdit, séparé ou pas. Comme le dit Manoël Pénicaud, le chemin n’a rien d’interdit, mais a tout de séparé. Le simple fait de le parcourir coupe du monde (Pénicaud, 2001 : 153). « Lorsque tu marches vers Compostelle, tu es dans un autre monde. Tu restes en France, en Espagne, mais tu es d’abord sur la route de Compostelle, tout le reste prend moins d’importance » explique Pierre. Un des aspects du pèlerinage qui plonge l’individu dans la dimension sacrale, est ce temps extraordinaire propice à l’expérience du sacré… que beaucoup de pèlerins décrivent à leur manière, mais qui offre une séparation avec la vie courante, une sorte d’altérité notoire. René de la Coste MesselièreRené de la Coste Messelière est le fondateur du centre de recherche sur le phénomène jacquaire de la société des amis de Saint Jacques. expliquait que la différence entre un croyant et un pèlerin, se trouve dans le fait que le croyant prie avec ses fesses, et le pèlerin avec ses pieds, ses tendinites et ses ampoules.

La religiosité est souvent à la base de beaucoup de démarche pèlerine, voire même à l’aboutissant. Sur le terrain, j’ai pu observer que les « pèlerins athées » descendus dans une auberge catholique, participaient généralement aux actions religieuses de celle-ci. Soit par curiosité, soit pour ne pas se sentir gêné d’être accueilli dans le réseau catholique, sans participer à l’action collective. « Je suis discrètement la troupe » me confit Rebecca à GranionCette auberge a la particularité d’être à flan de l’église, et permet au pèlerin d’y accéder par une porte intérieure sans avoir à passer par la porte principale. Lorsque le prêtre est venu chercher les pèlerins, tous se sont accordés à le suivre, croyants et non croyants compris. avec un sourire, derrière le groupe se dirigeant de l’auberge à l’intérieur de l’église. Pour un non pratiquant comme Enrique, il lui arrivait de participer à ce type d’actions, comme la bénédictions des pèlerins ou les offices du soir. « Je ne suis pas catholique, mais je souhaite comprendre qu’est-ce que le catholicisme. Je suis venu ici aussi pour apprendre réellement ce que c’est, et briser mes idées reçues. C’est un peu à cause de ça que je ne me suis pas marié, alors je veux voir si j’ai eu tort ou non ». Voici un témoignage recueilli par Guy Dutey, évoquant ce sentiment de quête religieuse : « la rencontre [en cours de route] d’une jeune novice qui sortait du Carmel pour savoir si elle y retournerait ou pas… J’ai appris qu’elle était rentrée chez les petites sœurs de Bethléem… Saint Jacques lui avait montré le chemin ». Le pèlerinage suggère à l’individu un rapport intime avec la dimension du sacré. Dans son mémoire d’ethnologie orienté sur l’ethnographie des voies d’Arles, Manoël Penicaud parle de dimension confessionnelle du pèlerinage. Il nous explique que la composante catholique est souvent occultée par certains pèlerins, tandis que celle du sacré demeure. Guy Dutey pourrait ajouter qu’un certain pèlerin avouera qu’il se sent moins concerné par l’Eglise au retour : « peut-être avais-je une ligne directe avec le Très-Haut » (Dutey, 2002 : 138). Mais la religiosité a sa place dans la typologie des sens attribués au pèlerinage : « J’ai promis, la veille, de lire tous les matins un passage de la Bible, ce livre que je ne comprend pas, qui m’irrite souvent. Je n’ai pas oublié ma promesse. Depuis ma conversion, l’Evangile est devenue mon trésor et m’a conduit à plusieurs engagements. Jamais je n’oublierais ces instants » écrivait un pèlerin. Un autre explique « Je suis catholique assez fervent, je n’ai pas été transformé, mais j’ai pu vivre dix jours en plus grande intimité avec le seigneur ». D’autres diront encore que « faire le chemin est un aboutissement spirituel et religieux », ou encore que « c’est un occasion de cheminer plus proche de Dieu, ni plus ni moins » (Dutey, 2002 : 117). Dans un cas comme l’autre, l’individu ne se met pas en route par hasard, surtout vers Compostelle : la dimension sacrale se vit, seule l’interprétation diffère. Cette thématique du sacrée prend une place plutôt importante dans la problématique pèlerine, et subie une modulation non négligeable. Qu’il s’agisse de vivre ce temps extraordinaire par l’intermédiaire de l’expérience du long cours et/ou celle des cérémonies à même les sanctuaires, à travers la religion et/ou la spiritualité, les chemins de Compostelle offrent à celui qui le veut, une façon d’expérimenter une forme figurée de sacralité. L’expérience de la foi est ici beaucoup mise en avant. Partir pour la découvrir, l’affirmer, la confirmer, parfois la perdre… chacun entretient un rapport singulier avec sa foi : « une foi religieuse, spirituel, personnelle, en la vie, en Dieu, en soi »… qui mène le pèlerin jusqu’à Compostelle et le confronte à ce qu’il croit ou ne croit pas. Cette foi du charbonnier, celle qui cherche, celle qui doute, celle que d’aucuns n’ont pas trouvés (Dutey, 2002 : 159). « L’un voulait se tester car sa foi était devenue froide ; pardon et merci du retour dans l’Eglise, ou l’autre a eu besoin de vérifier ses convictions religieuses, regrettant, puis fêtant sa foi oubliée et retrouvée » (Dutey, 2002 : 139).

Le pèlerin se met en quête du divin : « J’avais des idées sur la façon dont je souhaitais que mon pèlerinage se déroule et j’ai dû lâcher prise, énormément, et encore lâcher prise. Au bout de ma première journée, j’avais déjà capté que j’étais impuissante. Il était préférable pour moi de me laisser guider. C’était plus simple. Je me suis beaucoup aidé de la prière. Je n’ai jamais regretté d’être partie seule » (Dutey, 2002 : 159). « Je crois que j’ai renforcé ma confiance en la vie, ma confiance en Dieu. Je crois que la croyance en Dieu est certes une belle chose, mais on se sent encore mieux quand on a confiance en Dieu, pas une confiance aveugle mais en regardant en face sans avoir peur, en acceptant sans aucune résignation ce qui arrive » (Dutey, 2002 : 160). Les chemins de Compostelle laissent aussi la possibilité à celui qui « veut croire sans appartenir » de se passer de sanctuaire, de support religieux. Que ce soit en marchant, dans la nature, aux côtés du patrimoine jacquaire…, l’individu peut réfléchir, méditer, et prier en toute tranquillité.

Beaucoup de pèlerins axent principalement leurs sens attribués au pèlerinage, en fonction de cette thématique. Je n’irai pas jusqu’à dire qu’elle renferme toutes les clefs de la compréhension jacquaire, mais il est clair que les sens formulés dans cette thématique survivent généralement à la trajectoire pèlerine : un sens religieux, un sens spirituel… ou simplement sacré, qui mène le pèlerin aux portes de sa propre foi. « Partage du spirituel […] quête du sacré, de sens, de foi » disait un pèlerin (Dutey, 2002 : 75). Parfois même, dans le dévouement le plus total, l’individu partira prier à Compostelle pour un autre, des autres. Il se peut aussi qu’il prie pour quelqu’un rencontré en chemin. « Je suis parti en mémoire de mon fils, mort l’an dernier… Je prie tous les jours pour lui jusqu’à Compostelle » Expliquait Juan, un espagnol parti de Roncevaux en Mars 2004. « En Espagne dans un petit village, une femme que je salue au 1 er étage de sa maison nous fait de grands signes. Elle descend et nous offre deux petites pommes rabougries. Nous comprenons qu’elle souhaiterait des prières pour elle et sa famille. La plus belle pomme de ma vie, elle m’a durée des kilomètres, mes prières aussi » (Dutey, 2002 : 75).

Thématique orientée autour du dépassement de soi

Pour beaucoup d’individus, le pèlerinage est un moyen de pousser au maximum les limites de ce qu’il estime possible. Que ce soit dans une optique sportive afin de se prouver qu’ils sont capables d’exploits inattendus, de pousser les limites du corps au maximum ; ou encore se prouver qu’ils sont capables de tenir jusqu’au bout…, la dimension du long cours offre la possibilité de dépasser ses propres limites. Au départ, le but, la volonté, le défi sont les moteurs de cette thématique. « Je voulais partir pour me prouver que j’étais capable de grandes choses, de sortir de mes habitudes qui m’ont toujours confortée dans l’univers familiale, puis celui du mariage. Je n’ai fait qu’exister à travers ça, sans savoir de quoi j’étais capable réellement » expliquait Rebecca.

« Les sportifs qui font le chemin sont en général jeunes, et circulent souvent à V.T.T. Pour eux, il s’agît surtout d’un dépassement de soi-même […] Les moins jeunes relèvent également ce défi mais avec un peu d’anxiété ou de réserve, sous forme d’un défi envers soi-même, d’oser se lancer dans l’inconnu, ou profiter de la forme tant que le physique y est » (Dutey, 2002 : 137). Lors de mon retour, un jeune espagnol monté dans le bus à Burgos est venu me parler. Selon lui, il a tout de suite senti [m’expliquait-il] que je revenais de Compostelle. Encore habillé de mes vêtements de marche, j’ai engagé la discussion et il m’a avoué avoir déjà effectué le pèlerinage, plus précisément le Camino Frances, l’année précédente. Il m’expliquait qu’il l’avait fait avec quelques amis, et qu’ils adoraient marcher de nuit, que cela mettait du piment dans leur démarche. Se disant sportif, la dimension du long cours était pour lui un défi, auquel il souhaitait se confronter. Il m’a ensuite confié qu’il avait découvert sur ces chemins, une façon de relier sport et religion catholique à la laquelle il appartenait, et qu’il avait pu outrepasser ses propres limites tant dans le sport que dans ses croyances, en les renforçant.

Au moi de Juillet, j’ai lu dans la gazette de Montpellier, le témoignage d’un pèlerin atypique interrogé en cours de route, à Saint-Guilhem-le-désert. Celui-ci expliquait qu’il voyait dans l’acte pèlerin, un moyen de dépasser sa condition, de se prouver qu’il pouvait accomplir un exploit, quand bien même il était aveugle. Que ce dépassement de soi s’exprime par le biais d’attribuer un sens sportif à son pèlerinage, un défi, une certaine volonté d’accomplir quelque chose de grand…, il semble que les individus voient dans ce pèlerinage, un moyen de se dépasser.

Thématique orientée autour du caractère culturelle des chemins

Beaucoup d’individus attribuent une valeur culturelle au pèlerinage, de par la visite du patrimoine jacquaire et l’histoire de ces lieux. Avant de partir, pendant le pèlerinage, beaucoup se disent touchés par la beauté des lieux rencontrés. Tout comme Bruno, certains avance l’idée qu’ils sont partis en simple « touriste », avec ce sentiment d’organiser un voyage culturel amélioré. « Je suis parti de chez moi [région parisienne] un week-end comme les autres dans le but de me balader, faire du tourisme quoi. J’ai parcouru sans le savoir un tronçon de la voie qui mène de Paris à Tours. J’ai été enchanté par cette voie, et le lundi suivant je me suis renseigné sur les chemins de Compostelle. Toute la semaine, j’étais plongé dans les guides touristiques, les cartes… les lieux que traversait cet itinéraire. Le samedi suivant, j’ai décidé de continuer à suivre le chemin là où je l’avais arrêté la dernière fois et je suis parti cette fois-ci quatre jours, pour en revenir plus que décidé à suivre cet itinéraire. Tu vois, je trouvais cette façon de découvrir les environs de chez moi assez excitante. Tu marches sur un même chemin, qui te guide d’un site à l’autre, en passant à chaque fois par des endroits que tu ne pourrais pas découvrir si tu y allais en voiture ! De fil en aiguille, je suis allé toujours plus loin à chaque fois, toujours plus longtemps. C’est comme ça que je suis devenu pèlerin ». Lors de l’entretien Bruno avait déjà parcouru plus de 1000km jusqu’à Roncevaux. Il semble cependant que cette thématique culturelle attribuée au pèlerinage diminue en cours de route, et laisse la place dans la problématique pèlerine à des thématiques comme celle du sacré par exemple, ou encore du dépassement de soi. Guy Dutey explique lors d’une analyse de questionnaires passés au pèlerins après leur retour, « que l’on aurait pu penser qu’elle serait fréquemment citée [en parlant de la thématique culturelle] c’est le contraire qui se passe et encore, avec légèreté, pour renouer avec l’histoire de l’art, le baroque, l’Espagne, et mentionner les églises romanes à visiter, qui n’ont droit, dans l’échantillon analysé qu’a une seule mention » (Dutey, 2002 : 140). Comme le dit un pèlerin « le touriste visite, le pèlerin est visité » (Dutey, 2002 : 117). Si la dimension culturelle est souvent avancée lors d’un futur départ ou dans les premiers temps de marche, celle-ci se voit souvent diminuée à mesure que l’individu rentre dans le temps du silence, pour laisser place à des thématiques comme le sacré par exemple. « Je visite toujours autant qu’avant, mais tous ces lieux me touchent plus, m’invite à la méditation, plus qu’a les visiter… » expliquait Rebecca à Burgos.

Thématique orientée autour de la dimension thérapeutique du phénomène

En ce sens, il faut comprendre que l’individu estime que le pèlerinage peut lui permettre de trouver ou retrouver une occasion qui change la vie, les idées, le corps ; que ce soit dans une dimension physique, psychique ou encore psychologique, beaucoup d’individus attribuent une vertu thérapeutique au pèlerinage. « Je ne sais pas pourquoi je suis ici, alors pourquoi pas en profiter pour perdre un peu de poids ? » expliquait Enrique en riant. « Marcher est bon pour moi, j’ai mis trois semaines à m’habituer à la marche, et je sens mon corps plus tonique, vigoureux » m’expliquait Jack à O’Cebreiro. D’un autre côté, Ghislaine reconnaissait malgré ses blessures et sa fatigue quotidienne qu’elle se sentait en meilleure forme physique en fin de parcours : « Je te parle d’un point de vue général. Mon corps le soir est fatigué, mais c’est une bonne fatigue, je n’ai plus de courbatures comme au départ. Comment te dire, je me sens plus… énergique ! […] A côté de ça, je me sens beaucoup mieux aussi dans ma peau, les gens ici t’acceptent tel que tu es, et n’ont pas beaucoup de préjugés sur toi. Ca m’a beaucoup aidé à reprendre confiance en moi ». Elle reconnaissait par la suite des vertus salvatrices au pèlerinage. « Je suis partie après le gros de ma dépression. Ici, j’ai pu quitter mon mal mieux que nulle part ailleurs, et maintenant je me sens plus à l’aise. Tiens l’autre fois, à l’auberge de Molinaseca, je me suis surprise à exploser de rire, ça ne m’était pas arrivée depuis longtemps !».

Voici l’extrait d’un entretien recueilli par Manoël Pénicaud : « [le pèlerinage] c’est une véritable thérapie pour moi, j’en reviens transformé, guéri de je ne sais quel mal… peut-être celui de l’habitude ou de l’ennui, qui sait ? […] la marche me fait beaucoup réfléchir, on relativise tout. Fini les soucis pour une machine à laver ou une dispute conjugale […] Non je ne suis pas malade au sens d’avoir une maladie, mais il fallait que je reparte pour aller bien ».

Cette dernière citation représente bien la façon dont l’individu pense le pèlerinage en des termes thérapeutiques, principalement après l’avoir découvert.

Pour finir, je dirai qu’il est compliqué de prolonger cette typologie commune à tous les pèlerins, sans se risquer de tomber dans une interprétation de l’acte pèlerin et de ses motivations. Il est difficile de délier chaque sens attribué au pèlerinage et l’exposer en dehors du cadre de la problématique pèlerine auquel il appartient, sans lui ôter l’essence même de sa signification. Il existe bien sûr beaucoup d’autres réponses, interprétations émises avant, pendant et après le pèlerinage : comme le goût de l’aventure, la solitude, le détachement, les rencontres, la simple curiosité, la réflexion, l’art, le plaisir de la quête, la beauté, d’un temps plus humain,  de l’itinérance, la réussite, parfois même un pari… Encore faut-il que chacun puisse savoir réellement ce que signifie l’acte pèlerin pour lui, ici et là, hier, aujourd’hui et demain : ce qui n’est pas forcément le cas de tout le monde. Car le pèlerinage est une expérience complexe et source de multiples significations, pour lui, pour elle, pour eux, pour soi… même pour le plus incrédule qui s’y tente.

Autour du phénomène jacquaire, il existe une floraison de paraboles employées par les pèlerins, pour définir ce que signifie ou pas le pèlerinage. Une multitude de sens découle d’avant, pendant et après cette expérience, que l’individu devra remettre en ordre après avoir l’avoir soulevée. A cette question, une pèlerine propose sa réponse : « à mon retour à Lyon, pressé de questions par ma famille, j’ai répondu à peu près ceci : c’est trop puissant, laissez-moi atterrir en douceur, laissez le cerveau, le cœur, les sens se mettre en place, ça viendra… » (Dutey, 2002 : 159).

Il est difficile de cerner les tenants et aboutissants des multiples problématiques pèlerines jacquaires, lorsque celles-ci mélangent parfois acte sportif et religieux, quête de foi et dépassement de soi, tourisme et spiritualité…, voire tout ça à la fois ; par nature complexes, individuelles et relativement insatiables, il est difficile de les cantonner à leurs seuls aspects significatifs, sans se pencher sur les expériences pèlerines et non pèlerines qui les modulent. Et inversement, il est difficile de comprendre leur modulation si on les déconnecte de leur contenu significatif. Avec l’apparition de ces nouveaux pèlerins contemporains, le pèlerinage s’est vu réinjecté une multitude de sens nouveaux, tous autant différents que pluriels. Il est une parabole que Guy Dutey emploie pour expliquer ce qui pousse l’individu vers les chemins de Compostelle, qui pourrait éclairer le pourquoi l’individu se met en chemin : « Connaissez-vous ce petit jeu qui consiste à charger de minuscules cailloux un petit bol flottent dans une coupe de verre pleine d’eau ? Le jeu tout simple est de mettre chacun à son tour un petit caillou dans le bol. Celui-ci s’enfonce peu à peu, s’enfonce, s’enfonce tandis que les joueurs, avec de plus en plus de délicatesse, ajoutent chacun à leur tour, un petit caillou dans le bol qui à la fin chavire. La transparence du verre a permis a chacun de suivre avec attention, avec émotion ou angoisse le balancement du bol dans l’eau de la coupe. Peut-on dire que le dernier caillou, celui qui a fait sombré la coupe, soit plus important que les autres ? Certainement pas, mais pourtant sa chute dans le bol constitue dans le jeu un événement marquant […] Chacune d’entre elles peut seule donner le nom qu’il faut à la cause ultime, qui à elle seule n’aurait pu être déterminante […] But de vacances,  départ à la retraite ..., ne sont peut-être que le dernier caillou » (Dutey, 2002 : 131).

Il est un sens commun que l’on pourrait attribuer au pèlerinage, ne serait-ce qu’avant le départ : celui de servir de support méthodologique à la formulation et la résolution de sa propre problématique pèlerine ; au-delà, le pèlerinage offre à celui qui veut y voir une signification, un moyen de porter à maturation l’objet de cette problématique pèlerine.

 

Photo d’un pèlerin (http://Le bohneur de st jacques\perso.wanadoo.fr)