La question de départ
Le choix de cette étude est né de deux choses : la volonté de poursuivre un travail débuté en maîtrise et le constat prouvant la nécessité de « réactualiser » les dernières études sur la population Antillaise en métropole. J’ai travaillé l’année passée sur l’adaptation des métropolitains en Martinique. J’avais essayé de comprendre quels étaient les changements que devait opérer cette population blanche lorsqu’elle décidait de s’installer aux Antilles, qui sont des îles majoritairement habitées par une population « de couleur », certes françaises, mais de culture considérablement différente de celle de la métropole.
En souhaitant étudier à nouveau ces thèmes de l’adaptation et de l’intégration, j’ai envisagé de travailler sur une situation similaire à celle analysée en maîtrise, mais appliquée au contexte de la métropole. C’est-à-dire : l’étude de la population antillaise vivant en métropole. Bien entendu ne pouvant réaliser en une année une étude sur l’ensemble de l’hexagone, ma zone de recherche fut circonscrite à Aix-Marseille, en privilégiant particulièrement la ville de Marseille. Ceci pour des raisons pratiques liées à mes moyens de déplacement mais aussi parce que j’ai pu remarquer, à travers mes lectures, que les études consacrées aux Antillais de métropole se concentrent principalement sur Paris et la région d’Ile-de-France. Or Marseille est également une ville de métropole importante qui devient une destination de plus en plus prisée par la population Antillaise notamment pour ces conditions climatiques plus douces que dans le nord de la France. De plus un bon nombre de personnes interrogées ont trouvé l’initiative de cette étude intéressante car « enfin » on se souciait d’eux. Ils m’ont exprimé le sentiment qu’ils avaient d’être « comme des oubliés là »par rapport à Paris, et aux Antillais de Paris.
Se sont toutes ces raisons qui m’ont conduit à travailler sur la population Antillaise de Marseille. La première analyse des écrits antérieurs portant sur la population Antillaise en métropole, m’a permis de me rendre compte que la plupart de ces études ont été menés dans les années soixante-dix et quatre-vingt, mais qu’elles se font nettement plus rares dans les années quatre-vingt-dix. On peut supposer que l’intensification de ces recherches il y a vingt cinq ans était liée directement à la visibilité croissante des populations antillaises en métropole à cette époque, ainsi qu’à leur émergence en tant que groupe constitué autour de revendications collectives (manifestation pour l’obtention des congés bonifiés en 1973). Mon directeur de recherche et moi-même, avons donc conclu qu’une « réactualisation » de ces études pourrait être intéressante. Je parle de « réactualisation » entre guillemets, car je n’ai pas la prétention de pouvoir améliorer ces études surtout dans le cadre d’un DEA qui est un travail limité dans le temps, mais l’idée exprimée derrière cette expression est plutôt de voir quels ont pu être les changements pour cette population entre les années 1970, 1980 et aujourd’hui, 2004.
Cependant, enrichie d’une première expérience sur ce thème et consciente des erreurs déjà commises, je ne pouvais pas reproduire de façon parfaitement symétrique le travail que j’ai effectué l’année passée. En effet les erreurs que j’avais commises au cours de ma maîtrise sont de deux ordres. Premièrement en souhaitant étudier l’adaptation des métropolitains en Martinique je me suis aperçu au cours de l’analyse que vouloir traiter tous les points auxquels touche ce thème a pour conséquence la rédaction d’une étude très générale. Deuxièmement, on peut définir la population métropolitaine en Martinique, tout comme la population antillaise en métropole, par leur forte hétérogénéité. Ce qui entraîne une difficulté considérable pour parvenir à un aperçu significatif. Lors de ma maîtrise la complexité de cette population migrante, que sont les métropolitains, m’a conduite à mener mon analyse, non pas sur un échantillon représentatif, comme il est requis, mais sur un échantillon construit par réseaux. En ce qui concerne la population antillaise de métropole j’ai aussi pu constater que c’est une population hétérogène en ce qu’elle rassemble des individus aux parcours migratoires, sociaux, familiaux et professionnels variés.
Dans ces conditions j’ai choisi de recentrer la notion d’adaptation qui induit ici la question les changements de comportements et de manière de vivre, sur un fait en particulier : les liens de sociabilité entre Antillais et le sentiment d’appartenance à la population antillaise. Les rapports qu’ils existent entre Antillais amènent à s’interroger sur la manière dont ils sont constitués collectivement ? En d’autres termes ma question de départ était : peut-on parler de communauté pour la population antillaise qui vit à Marseille ?
Le terrain
Après avoir délimité dans la théorie mon objet de recherche il me fallait trouver un moyen de l’aborder sur le terrain sans retomber dans les pièges rencontrés lors de ma précédente expérience. Concrètement, il me fallait répondre à cette question d’ordre méthodologique : comment étudier un groupe communautaire ? Si l’on s’inspire de la définition d’une communauté élaborée par l’Ecole de Chicago, ou par les sociologues Robert A. Nisbet ou Ferdinand Tönnies on peut dire de manière générale qu’une communauté est un ensemble de rapports sociaux qui fonctionnent dans des frontières et des localités déterminées. La communauté comprend également une composante idéologique faisant intervenir l’identité et les intérêts communs, ainsi que le sentiment d’appartenance qui est renforcé par les traditions, les normes et les valeurs communes. Ou comme le dit Weber « la communautarisation naît quand les individus orientent leurs actions en fonction de la conscience qu'ils ont prise de leurs caractéristiques communes ». De plus, il ne faut pas omettre le caractère dynamique du concept de communauté, car cette notion évolue simultanément avec la société.
Par conséquent pour étudier un tel phénomène un lieu est à définir, dans mon cas il s’agit de Marseille. Il faut ensuite partir d’une structure qui peut être susceptible de rassembler pour une raison ou pour une autre ces rapports sociaux pour la population concernée. C’est-à-dire un lieu qui est un moyen pour les Antillais de se rencontrer ou de se réunir.
Le monde associatif semble être une des structures permettant de répondre à ces critères. Il est d'autre part souvent l’expression de la visibilité des communautés, selon le sens commun. Ne possédant pas, par ailleurs, un réseau de connaissance dans le milieu antillais de Marseille la perspective d’entrer en contact avec cette population par l’intermédiaire des associations me parait de plus en plus rationnel.
Cependant la recherche de ces structures n’est pas aussi simple que je l’imaginais. Je connais l’existence, dans d’autres villes, d’annuaires répertoriant toutes les structures associatives de la ville. Néanmoins à Marseille il n’existe qu’un annuaire social cataloguant tout ce qui a un lien direct avec des actions sociales. Concernant les Antillais seule l’A.N.T (l’Agence Nationale pour l’insertion et la promotion des Travailleurs d’Outre-mer) est enregistrée. Pour trouver l’annuaire des associations, on m’envoie de bureaux, en bureaux, de services en services jusqu’à une entreprise privée qui a elle-même délégué la constitution de cet annuaire à une association, qui a mis momentanément en suspens ce projet. Il n’existe donc pas de document regroupant toutes les associations qui se sont créées sur Marseille.
Je me rends donc à l’A.N.T en espérant qu’ils aient une liste des associations antillaises de la région. Leur liste comprend les associations de toutes les grandes villes du bassin méditerranéen français de Perpignan à Nice. J’entreprends alors de contacter celles qui sont sur Marseille même ou sur Aix-en-Provence. En parallèle j’ai recherché sur le site Internet du Journal Officiel les associations Antillaises sur Marseille qui se sont crées entre 1998 et 2003, donc relativement récemment. A l’aide de ces deux listes j’essaie de joindre ces structures associatives. Mais, en fait, la liste du Journal Officiel du gouvernement contient des coordonnées d’associations qui sont aujourd’hui erronées et celle de l’A.N.T m’amène à téléphoner à des personnes qui me répondent d’un ton exacerbé que l’association que je souhaite joindre n’a plus ce numéro de téléphone depuis au moins huit ans.
Face à tant de difficultés pour trouver l’adresse de quelques associations, deux constats peuvent être fait. Premièrement, malgré la recherche d’associations récentes sur le site du Journal Officiel celles-ci n’existent déjà plus en 2004. Elles ont donc une durée d’existence très réduite. Deuxièmement, la liste produite par l’A.N.T ne doit pas être consultée souvent par les Antillais qui se rendent dans cet organisme, puisque les coordonnées des associations ne sont plus valables depuis environ huit ans.
Par conséquent on peut se demander si les associations sont toujours un moyen de rencontrer d’autres originaires d’outre-mer comme c’était le cas dans les années quatre-vingt et jusqu’en 1995 environ. Et si ça n’est plus le cas, comment les Antillais se rencontrent-ils aujourd’hui ? Mais surtout, cherchent-ils encore à se rencontrer ?
Je trouve finalement deux adresses dans un magazine qui vient de se créer « Black Stock » et qui se veut être « le mensuel black de la région midi méditerranée ». Il s’agit de l’association comité Mam’Ega dont mon directeur de recherche m’avait déjà parlé, et du comité carnaval antillais. Les seconds sont hébergés à la citée des associations de Marseille, où je m’étais d’ailleurs déjà rendue et où l’on m’avait tendue, en guise de réponse, trois énormes classeurs où sont répertoriés par thèmes toutes les associations, et dans lesquels je n’avais pourtant rien trouvé.
C’est en contactant le comité carnaval antillais que débute réellement mon terrain. Les méthodes que j’ai utilisé pour mener mon enquête sont les méthodes traditionnelles de l’ethnologie : l’entretien, le récit de vie, l’observation, et l’observation participante.
Le terrain s’est composé en deux temps. Dans un premier temps, une enquête exploratoire qui s’est déroulée entre le début du mois de décembre 2003 et la mi-janvier 2004. Elle a permis de faire un premier repérage des lieux et des éléments permettant de se rendre compte qu’il existe à Marseille une population antillaise, ainsi que la recherche d’associations antillaises sur la région. Dans un deuxième temps j’ai effectué une enquête de terrain en continu du début du mois de février 2004 jusqu’au quinze premiers jours du mois d’avril de la même année.
La première association contactée : le comité carnaval antillais, me proposent d’assister au « chanté Noël » qu’ils organisent le dimanche 14 décembre 2003. Cette première observation « participante » (dans la mesure où j’ai été obligé de chantonner quelques cantiques) m’a permis de me rapprocher de l’association organisatrice de l’événement, de voir qui participait à cette tradition antillaise et même de sympathiser avec une personne que j’ai interrogée par la suite. En essayant de joindre la semaine suivante l’association antillaise en pays d’Aix, qui était sur la liste de l’A.N.T, j’ai en fait téléphoné au domicile de Mme Hazaël-Massieux qui enseigne à l’université de Provence au Centre d’Etudes Créoles, mais qui ne fait plus partie de cette association depuis plusieurs années. Ce numéro datait de l’époque où son mari était le président de l’association c’est-à-dire il y a près de dix ans. Elle m’a cependant reçu, et comme la première personne que j’avais interrogée, elle m’a donné les coordonnées de quelques personnes « à rencontrer absolument ». Elle m’a également informé de l’organisation d’un « chanté Noël » par l’association en pays d’Aix le dimanche 21 décembre.
Ces deux premières enquêtées, ont fait référence dans leur entretien à des personnes identiques. Elles m’ont aussi confié les coordonnées d’une même personne. C’est en partie de cette manière que c’est constitué le choix des personnes à interroger. En essayant de ne pas suivre la logique d’un réseau, comme j’avais pu le faire dans mon précédent travail, et en choisissant de contacter plusieurs associations, restaurants, bars sans liens apparents entre eux, certains noms, et certains lieux en particulier ont été mis en évidence. Une personne qui était plusieurs fois évoquée dans mes entretiens devenait une personne importante dans la population antillaise de Marseille, j’ai donc fait en sorte de la rencontrer. C’est ainsi que s’est constitué mon corpus d’entretien, et que petit à petit une toile d’interconnaissances s’est révélée à mes yeux.
Des méthodes d’enquête un peu particulières
Comme je l’ai brièvement décris précédemment j’ai contacté, au départ, quelques associations un peu au hasard et j’ai cherché à rencontrer les patrons de quelques bars/restaurants que j’avais repérés dans le centre ville de Marseille. (Je précise que j’ai souhaité rencontrer les personnes qui tenaient ces commerces parce que par leur activité ils rendent visible la présence de la population Antillaise au sein de la ville. Mais aussi parce qu’ayant déjà lu des ouvrages expliquant que l’on ne peut pas parler de communauté pour les Antillais qui vivent en métropole, je supposais l’existence de réseaux. Le monde de la restauration me semblant être un cadre pertinent pour voir s’il existe effectivement une sociabilité en réseau pour les originaires d’outre-mer. L’étude en détail de l’organisation d’un restaurant pouvant permettre de faire apparaître les différentes personnes qui directement ou indirectement participent à son fonctionnement).
A partir de ces premiers entretiens, plusieurs personnes et un lieu ont été de nombreuses fois citées. J’ai donc pris contact et rencontré ces personnes considérées comme importantes qui sont principalement des présidents d’associations, ou d’anciennes personnes actives dans le monde associatif. Par la suite j’ai entrepris de faire une observation dans ce lieu particulier dont on m’a parlé. Il s’agit, en fait, d’un salon de coiffure pour toutes personnes ayant des cheveux frisés ou crépus, tenu par une Antillaise (qui s’avéré être en fait la présidente de l’association comité Mam’Ega dont m’avait parlé mon directeur de recherche). Mes interlocuteurs antérieurs m’ont conseillé d’aller y faire une observation un samedi après-midi, jour d’affluence. Considérant qu’une demi-journée serait trop peu significative j’ai préféré établir cette observation sur une semaine. La patronne du salon se prêtant totalement au jeu, a accepté tout de suite. Je dus cependant respecter quelques consignes. Afin de ne pas attirer l’attention de toutes les clientes, elle m’a demandé de ne pas prendre constamment des notes mais uniquement quand j’interroge des Antillais qu’elle m’a au préalable présenté. De même pour être totalement intégré à la dynamique du salon et à l’équipe de coiffeurs y travaillant, j’ai pour responsabilité de répondre au téléphone, de prendre les rendez-vous, et plus tard dans la semaine après une rapide « formation », d’encaisser les clients.
La patronne m’a expliqué qu’elle préférait me présenter elle-même les Antillais(es) à interroger plutôt que ce soit moi qui fasse la démarche d’aller vers eux, car selon ses dires certains de ses clients(es), et les Antillais en particuliers, sont relativement susceptibles et pourraient mal prendre les questions que j’ai à leur poser. Ne connaissant pas les questions que j’avais l’intention de poser à ses clients(es), cette réflexion semble directement liée à ma couleur de peau. Autrement dit mon appartenance à la population métropolitaine blanche et celle des personnes enquêtées à une population anciennement esclavagisée et colonisée par cette même population dominante pourrait raviver chez certains des rapports de domination connus par leur famille pendant la période coloniale. Les aborder sans que la patronne m’introduise au près d’eux, pourrait être pris comme une agression, en vivant cette demande comme le rétablissement d’inégalités entre eux, noirs et moi, blanche. Si je n’ai pas rencontré ce cas de figure, même en n’étant pas toujours passé par l’intermédiaire de la responsable du salon, en revanche j’ai pu constater que par rapport à mes études antérieures j’ai été cette fois-ci majoritairement vouvoyé sur le terrain. Même en stipulant à la personne enquêtée qu’elle pouvait me tutoyer, le « vous » restait de vigueur comme pour marquer une distance. Comme si ma couleur de peau et mon niveau d’étude, imposaient à nouveau une certaine domination que le « vous » permettait inconsciemment de respecter.
C’est ainsi, que par l’intermédiaire des coiffeurs et de la responsable, j’ai pu interroger une quinzaine d’Antillais(es) de passage au salon. L’enquête d’autant de personnes en si peu de temps a été possible parce qu’il existe une forte affluence des femmes noires dans les salons de coiffure. En effet la texture de leurs cheveux les oblige à se rendre chez des spécialistes régulièrement pour l’entretien de leur coiffure. Se coiffer soi-même étant particulièrement difficile et risqué. Par conséquent ce lieu s’est révélé être un lieu stratégique d’observation.
Il est important, malgré tout, de noter qu’un entretien fait dans un salon de coiffure où six à sept personnes se trouvent en permanence, et où l’on entend en fond sonore radio, sèche cheveux, et discussions ne peut pas requérir la même confidentialité que lorsqu’il s’agit d’un face à face dans un lieu isolé et calme. Il faut tenir compte aussi que la plupart des entretiens se sont déroulés devant la glace, c’est-à-dire en même que le coiffeur travaillait sur la chevelure de la cliente, même si certains ont été réalisés durant le temps d’attente des clients(es). L’entretien ne se fait donc pas à deux personnes mais bien souvent à trois. Que le coiffeur participe ou pas à l’entretien (en posant lui aussi des questions, ou par ces commentaires liés aux réponses de l’interviewé, ou au contraire en étant particulièrement respectueux de notre discussion, en osant à peine nous interrompre pour savoir comment voulait être coiffé le client(e)), sa présence est quand même ressentie. Par conséquent il est certain que lors de ces entretiens il ne m’a été confié que ce qui pouvait être dit dans ces circonstances. J’ai, donc pu relever dans ce salon de coiffure que des discours plus ou moins formels. Cependant les interactions que j’ai observées et les échanges que les entretiens ont créés dans l’ensemble du salon, ont été très intéressants. C’est d’ailleurs ce que j’étais venue chercher, plus que l’accumulation de récits de vie que me conduisait à faire mes entretiens. J’ai ainsi pu relever un certain nombre de détails caractérisant la culture antillaise et les rapports entre Antillais en métropole, à Marseille notamment.
Par la suite j’ai voulu réitérer cette expérience d’« observation prolongée » dans un restaurant et dans un bar. Mais dans ces lieux cette demande s’avérait plus difficile à mettre en place. Les patrons étant bien souvent les cuisiniers et les serveurs, ou les barmans et les serveurs ils n’ont que peu de temps à me consacrer. De même les clients dans les restaurants souvent à table en groupe paraissent difficilement interrogeables, tandis que dans les bars la population étant principalement masculine, ma présence répétée sur plusieurs jours aurait suscité le questionnement. Pour me dissuader de cette idée on m’a parlé des bars comme d’un lieu fréquenté par « des vieux Antillais buvant leur rhum et ayant le verbe haut ».
Il est vrai que ces deux lieux ne sont pas très appropriés pour pratiquer une observation sur une semaine sachant qu’il aurait été difficile de me trouver une place en tant qu’observatrice (même en participant à l’activité du lieu), et qu’en plus la clientèle n’aurait pas pu réellement m’accorder du temps, comme se fut le cas au salon de coiffure.
Hormis ces détails d’ordre pratique on peut remarquer aussi que ma condition de personne de sexe féminin m’a empêché de faire tout ce que je voulais. Etant une fille il était difficile de concevoir ma présence non accompagnée plusieurs soirs de suite dans un bar. Ce constat amène à s’interroger sur l’incidence du sexe de l’enquêteur dans son étude. De toute évidence, toute interaction entre enquêteur et enquêté est un rapport social qui met en jeu des « rapports sociaux de sexe » et qui se décline différemment selon le sexe des personnes en présence. Connaissant les stéréotypes en vigueur décrivant les Antillais comme des « coureurs », je m’étais préparée psychologiquement à être vaguement courtisée. Mais contrairement à mes inquiétudes ça n’a pas été le cas, ou seulement dans les situations où étaient présents d’autres individus. Par exemple, pour interroger les patrons de bars/restaurants j’entrais dans leur établissement en me présentant et en expliquant les raisons de ma venue, généralement cette entrevue très courte débouchait sur un rendez-vous peu de temps après. Je ne sais pas si c’était mon arrivée impromptue dans leur établissement qui les étonnait, mais lors des entretiens en face à face on m’a rarement courtisé. Cependant dès que l’entretien se faisait dans un lieu où il y avait un « public », j’étais là l’objet de flatteries et de convoitises. De même lorsque je repassais dans un restaurant ou dans un bar, où j’avais déjà interrogé le patron, pour faire une observation là le patron se permettait de me faire la bise et de me présenter à quelques intimes comme sa nouvelle petite amie. Selon que j’étais accompagnée ou pas, bien entendu. Cette convoitise relevait plus de la mise en scène de soi, qu’autre chose. Comme si une fois en public il y avait une obligation inconsciente de respecter cette réputation de coureurs comme pour être fidèle à cet « héritage » antillais, ou pour prouver aux autres et à lui-même qu’il est un « vrai » Antillais.
Ces observations continues étant donc remises en cause, j’ai quand même entrepris d’en mener de plus brèves dans des bars et des restaurants de façon anonyme, c’est-à-dire en tant que cliente. Enfin pas tout à fait anonyme puisque bien souvent j’avais déjà interrogé le patron, mais vis-à-vis des autres clients c’était le cas. J’ai procédé à des observations dans deux catégories de bars/restaurations. Ceux qui sont dans les rues commerçantes du centre ville (les quartiers de la plaine et du cours Julien) et ceux qui sont un peu plus en marge de ce centre là (le boulevard national et le quartier de la Joliette), (Cf annexe 1). Les restaurants du centre ville commerçant ont la particularité d’être fréquentés majoritairement par des métropolitains, tandis que ceux qui sont un peu en périphérie sont plus considérés comme des lieux où l’on vient boire un verre que comme des restaurants, et sont fréquentés davantage par des Antillais ayant vécu aux Antilles. C’est-à-dire par les premières générations qui ont entre quarante et soixante ans aujourd’hui. La comparaison des devantures de ces différents restaurants est d’ailleurs très significative. Les uns font appel aux représentations stéréotypées des îles pour marquer la particularité géographique à laquelle leur cuisine fait référence, tandis que les autres ont à peine une enseigne spécifiant qu’un restaurant se trouve à cet endroit. L’utilisation de la photographie a été privilégiée pour rendre compte de ces différences. Elle permet en effet de pouvoir mettre côte à côte ces devantures pour en faire ressortir en un regard les stratégies de chacun pour attirer les clients, et par conséquent comprendre à quelle clientèle chacun fait appel.
J’ai effectué un troisième type d’observation totalement participante cette fois-ci. Il s’agit de mon aide apporté au comité carnaval lors de quelques ateliers qu’ils organisaient le dimanche après-midi pour la création des costumes et des décors du char pour le défilé du carnaval. Ces ateliers étaient composés d’un petit effectif, puisqu’en parallèle se déroulaient les répétitions du groupe de musique et du groupe de danseuses qui composent la majorité des membres de l’association. J’ai eu l’occasion de participer à leur entraînement une fois parce que l’atelier a été annulé à la dernière minute. Cette participation là ne consistait ni à jouer de la musique ni à danser mais à garder les deux enfants qui avaient été contraint d’accompagner leur sœur ou leur mère. Ces observations participantes m’ont permis de rentrer dans l’association et de voir ainsi son fonctionnement, en m’attachant à regarder qui s’occupe de quoi, qui assume quoi, et surtout comment les personnes sont arrivées au sein de l’association.
Ces différentes observations dans leurs contextes particuliers m’ont permis de me familiariser avec la culture antillaise telle qu’elle s’exprime à Marseille à travers une multitude de détails. Mais aussi elles m’ont permis de voir à quelle activité participent les diverses générations, quels sont les liens entre elles, et voir ainsi ce qu’elles se transmettent les unes aux autres. Enfin en me familiarisant à la vue de quelques personnes, j’ai pu me rendre compte que je les recroisais régulièrement dans de multiples lieux représentatifs de la population antillaise. Ce qui sous entend que ces personnes connaissent et fréquentent un certain nombre d’autres Antillais. Il m’est arrivé, par exemple, de rencontrer plusieurs fois un individu dans un lieu où je faisais des observations, sans l’avoir jamais interrogé (il m’a juste donné la carte de son association). En menant un entretien avec une autre personne (dont une dame m’avait donné les coordonnées) qui venait de monter une association antillaise avec son frère, je me suis aperçu à la vue de la carte de leur association qu’il s’agissait de la même carte que celle de la personne que je voyais régulièrement sur mon lieu d’observation. C’est de cette manière que j’ai réussi à faire le lien entre tous ces individus. La première personne que j’ai aperçue plusieurs fois est en fait le frère de celui que j’étais en train d’interroger, ami de la personne chez qui je faisais les observations et fils adoptif de celle m’ayant donné les coordonnées de son frère. Schématiquement cet exemple peut décrit de cette manière :
J’ai vécu cet imbroglio à plusieurs reprises, la difficulté est donc d’avoir suffisamment d’éléments pour pouvoir retracer les liens qui existent entre ces différents individus, puisqu’au départ rien ne les réunis. Je n’ai, sans doute, pas toujours réussi à relier toutes les personnes entre elles. Par conséquent mes données peuvent parfois être incomplètes.
En parallèle de ces observations j’ai essayé de construire un nouveau matériau pour recueillir de plus amples données à un niveau micro-sociologique. C’est en lisant le livre de Gribaudi Maurizio intitulé : Espaces, temporalités, et stratifications ; exercices sur les réseaux sociaux que j’ai décidé d’adapter leurs exercices sur mon terrain en l’envisageant dès le départ comme une expérience. Cet ouvrage est en fait le compte rendu d’exercices menés dans le but d’obtenir des informations concernant les réseaux sociaux d’individus. La méthode en elle-même consiste à distribuer à plusieurs sujets un « cahier » qu’ils doivent remplir pendant deux semaines et dans lequel elles inscrivent selon une grille préétablie toutes les personnes avec qui elles sont en contact durant la journée. (Cf annexe 2 : la grille préétablie). J’ai reconstitué quatre cahiers que j’ai distribués à quatre personnes, deux hommes et deux femmes. Ces quatre personnes sont différentes à plusieurs niveaux : par les liens qu’elles entretiennent avec les autres antillais, par leur âge (deux générations d’âge sont représentées), par leurs parcours migratoires. J’ai donc donné un cahier à :
- Un homme dont le nom est apparu plusieurs fois dans les entretiens que j’ai mené. Donc une personne importante par son implication dans les activités dites antillaises.
- Une femme qui dit ne pas fréquenter particulièrement d’Antillais
- Un jeune homme qui est en métropole depuis 10 ans
- Une jeune fille d’origine antillaise née à Marseille
Tous ont accepté de prendre le cahier et se sont donc engagés à le remplir. Sur les quatre seulement deux me sont parvenus entièrement complétés. Un autre a été rempli durant trois jours et le dernier n’a même pas été ouvert. Il est évident que remplir ce cahier représente un travail fastidieux, (« particulièrement chiant » pour reprendre l’expression de ceux qui en sont parvenus au bout), et demande une assiduité quotidienne. Par conséquent tout le monde ne peut pas s’y astreindre chaque jour. Statistiquement on pourrait dire que cette expérience est un demi échec ou une demie réussite selon le point de vue adopté. Quoi qu’il en soit l’emploi de ce matériau était considéré dès le départ comme une expérience puisqu’il n’est en rien représentatif de la population antillaise à Marseille. Cependant mieux travaillé et avec plus de temps et de volontaires, ce matériau aurait pu constituer une bonne source de données micro-sociologiques sur les liens qui unissent entre eux un groupe d’individus.
La population enquêtée
En réunissant tous ces matériaux on peut estimer à quarante et un le nombre de personnes interrogées (dans des conditions d’enquête et des contextes différents, et avec des durées d’entretiens non uniformes), et une quinzaine d’observations dont une de une semaine. Sur ces quarante et un entretiens dix-neuf ont pu être enregistrés à l’aide d’un magnétophone et vingt deux n’ont pas été enregistrés pour diverses raisons. Soit que les conditions ne le permettaient pas (comme dans le salon de coiffure, par exemple), soit que la personne ne souhaitait pas être enregistrée. En tant qu’enquêteur j’avoue préférer pratiquer des entretiens enregistrés, parce que l’enregistrement permet d’une part une analyse détaillée des discours, des termes, des expressions utilisées et des modes de production de ces discours. Il permet également de recueillir des soupirs, les silences, les différentes intonations que peut prendre la voix au cours d’une discussion, qui sont eux-mêmes porteurs de sens. Il permet aussi de pouvoir regarder la personne pendant qu’elle nous parle, ce qui pour certain a beaucoup d’importance. Mais curieusement, la prise de notes des entretiens non enregistrés s’est révélée être finalement une manière d’être totalement libre de mes mouvements et ainsi de pouvoir m’adapter aux conditions d’enquête. Comme par exemple suivre la personne enquêtée du lavabo où on lui a lavé les cheveux, à la machine permettant de faire imbiber la crème de soin sur le cuir chevelu, puis à nouveau au lavabo, et enfin devant la glace du coiffeur. Un tel parcours n’aurait pas pu se faire avec un micro et un magnétophone.
L’âge des différentes personnes interviewées varie entre 18 ans et 76 ans au moment des entretiens. Il y eut 20 hommes et 21 femmes enquêtés. Cet équilibre entre le nombre d’hommes et le nombre de femmes n’a pas été établi de manière consciente. Mais il peut s’expliquer par les différentes observations que j’ai pu faire. En effet au cours de la semaine d’observation faite au salon de coiffure j’ai rencontré une majorité de femmes, tandis que les entretiens dans les bars/restaurants ont concerné davantage d’hommes, puisque ce sont eux, en général qui sont les gérants de ces lieux.
Tous (à deux ou trois exceptions prés) sont de catégories socio-professionnelles relativement peu élevées, à la limite entre les classes moyennes et les classes populaires. Enfin elles correspondent chacune à des parcours migratoires différents les conduisant à faire partie les unes des premières générations d’Antillais à être venues sur Marseille, les autres des deuxièmes et troisièmes générations (ces dernières étant les moins représentées dans ce corpus d’entretiens). Des personnes faisant partie des premières générations 11 sont nées en Martinique, 15 sont nées en Guadeloupe et une seule personne est née en Guyane. Les deuxième et troisième générations comprennent 12 interviewés, nés soit à Paris soit à Marseille soit dans les différents ex-colonies de la France (Algérie, Madagascar…). Les deux dernières personnes restantes sont des « européens », c’est-à-dire qu’ils font partie de la population métropolitaine blanche.
Limites et avantages de ce travail
La première limite que je peux relever dans mes méthodes d’enquête est la grille d’entretien que j’ai conçue. Au bout de quarante et un entretiens j’avoue avoir eu plus d’une fois le sentiment d’entendre exactement les mêmes choses. Alors certes, ceci dévoile certaines réalités, mais néanmoins je pense aussi que cela montre que mes entretiens n’ont pas suffisamment évolué avec le terrain pour me permettre de mettre en évidence de nouvelles données.
Une deuxième limite est directement liée à la complexité de ce terrain. C’est un terrain qui est difficile par les caractères abstraits qui le compose. En effet j’ai constaté, et ceci sera développé postérieurement, que la population antillaise à Marseille est une population hétérogène et disséminée en milieu urbain. Une enquête ethnographique à son sujet est donc particulièrement compliquée dans la mesure où cette population n’est pas repérable dans une partie de la ville spécifique. Le fait que les individus considérés ne forme pas non plus un groupe aux contours délimités, mais qu’ils s’immiscent dans les divers espaces sociaux sans les investir totalement ne facilite pas les observations, et ne permet pas au chercheur de s’immerger dans un groupe donné, tel que le préconisait les premières générations d’ethnologues pour l’étude de terrain (Claude Lévi-Strauss, Bronislaw Malinowski). Enfin le sujet même de la recherche : les liens de sociabilité entre Antillais, étant quelque chose de complètement subjectif et mouvant, montre que dans cette étude rien ne permet de se rattacher à un élément plus qu’à un autre, puisque aucun n’est réellement ancré dans du concret.
Dès lors, il est certain que cette étude ne révèle pas la réalité de chaque Antillais vivant sur Marseille, certains ne se reconnaîtront peut-être même pas dans le développement qui va suivre. Cependant j’ai essayé de « cerner » un certain groupe de personnes en prenant soin de remonter les liens qui les unissaient les uns aux autres, afin de mettre en évidence des comportements collectifs pour tenter par la suite de les nommer.
Je pense être parvenue à reconstituer un groupe et l’origine de leur rencontre. Maintenant il est évident qu’il faut prendre en compte qu’il ne s’agit que d’un groupe dans Marseille, qui plus est, et particulièrement repérable par ses diverses actions dans la population antillaise. De même si l’on peut se permettre une certaine généralisation de ses comportements appuyée par des entretiens de personnes extérieurs, cette étude reste cependant entièrement spécifique à la ville de Marseille.