Deuxième partie :

Le réseau : une catégorie conceptuelle mieux adaptée ?

 

2.1 Retour sur les formes collectives déjà repérées depuis le début de la migration antillaise

 

 

Afin de pouvoir réfléchir aux possibilités qu’il existe de dénommer la réalité antillaise dans la migration et voir comment se transforment les rapports entre Antillais aujourd’hui, il faut revenir sur les formes collectives qui ont déjà existé pour cette population et la manière dont elles se sont constituées, pour comprendre vers quoi ce groupe tend à présent.

 

A/ Les luttes syndicales

Le contexte des revendications sociales des Antillais apparaît à la suite des difficultés grandissantes d’insertion dans la société française auxquelles ils sont confrontés, et qui sont en particulier dû au chômage et à la discrimination. La promotion sociale que devait leur apporter l’émigration n’ayant pas eu lieu de la manière dont ils l’imaginaient puisqu’ils sont concentrés pour la plupart dans des postes peu qualifiés du public comme du privé. Leur immobilité est en plus maintenue par l’augmentation continue du nombre de chômeurs depuis le milieu des années soixante-dix. Pour toutes ces raisons les travailleurs antillais expriment leur exaspération en se regroupant autour d’un mouvement revendicatif. Trois thèmes vont être visés en particulier : l’amélioration de la situation professionnelle, le développement économique et social des Antilles, et l’élargissement des possibilités de réinsertion professionnelle au pays.

Le huit avril 1976 défile le cortège de la première manifestation de masse des travailleurs immigrés d’Outre-Mer (en réalité majoritairement Antillais). S’adressant en priorité au gouvernement, ces migrants signifient leurs volontés que soient pris en charge leurs problèmes tout en faisant reconnaître leurs spécificités. D’autres luttes et d’autres journées de mobilisation suivront, notamment celles de juillet 1977 et de février 1978, chacune avec comme éléments moteurs les agents antillais des PTT. La plus spectaculaire, le six juillet 1977, rassemble en cortège dans les rues de Paris, plus de 2.000 salariés antillais, ce qui en proportion de leur effectif total en France à cette époque, constitue un incontestable succès (Giraud, Marie, 1987). Trois principales revendications sont exprimées lors de ces manifestions. La première concerne leur condition d’immigré en France qui leur donne le droit « aux congés aux pays cumulés pour l’agent et sa famille, tous les deux ans avec voyage payé ; plus deux semaines de congé annuel hors cumul ». La deuxième touche aux problèmes de la réinsertion professionnelle au pays, et à la politique d’incitation à l’émigration dont ils demandent la cessation. La troisième, enfin intéresse l’avenir économique et social des pays d’origine : « développement des industries et de l’agriculture au profit de la population et de l’économie locales » et « création massive d’emplois avec formation professionnelle correspondante et priorité d’embauche et de mutation pour les originaires des pays d’Outre-Mer » (Giraud, Marie, 1987, p35).

Si lors de ces manifestations, organisées à l’initiative des postiers antillais de la région parisienne, les Antillais reçoivent le soutient de la CGT et de la CFDT, cela ne sera pas toujours le cas pas la suite. En effet, ces expériences de revendications antillaises ont rencontré la réticence des appareils syndicaux car ces luttes heurtent leur logique d’action, fondée dans son principe sur la défense des intérêts globaux de la « classe ouvrière », et donc peu adaptée à prendre en compte les spécificités de la situation d’immigré. Il est certain que les revendications des travailleurs antillais dépassent la simple défense d’intérêts propres et communs à tous les salariés. Aux demandes strictement professionnelles adressées à leurs employeurs, ces travailleurs associent systématiquement des exigences touchant à la situation économique, politique et sociale de leur pays d’origine. Ces revendications débordent donc forcément sur le champ d’intervention des « partenaires sociaux ». La démarche syndicale est ainsi tirée vers une démarche à caractère plus politique où les intérêts des travailleurs se trouvent subordonnés à ceux d’une communauté prise dans ces deux composantes de population émigrée et de peuple colonisé. Les syndicats ont du mal par conséquent à se saisir de ce mouvement, à l’exprimer et à le définir dans les formes de luttes appropriées. De même se pose la question : à qui adresser ces revendications ? A l’Etat, certainement, mais à qui en particulier, au Ministre du Travail ou au Ministre des D.O.M-T.O.M ? Toutes ces interrogations sont significatives de l’embarras des organisations syndicales face à la difficulté que représente pour elles l’immigration antillaise. Ainsi, bien qu’ils se soient félicités du succès des manifestations de 1976, et 1977, leurs appareils n’ont montré aucun empressement à peser de tout leur poids pour faire aboutir les revendications qui avaient été faites. De plus dans un contexte de déclin de la classe ouvrière et de la culture syndicale, les grands syndicats sont restés sourds aux problèmes antillais, qui ne servaient plus qu’à faire du nombre dans ces structures.

Du côté des populations antillaises, cette période de relations ambiguës avec les organisations syndicales a été l’occasion parmi les groupes militants d’un débat sur les formes de mobilisation et les moyens d’actions adaptés aux revendications spécifiques de ces populations. Dans ce débat, le choix s’est rapidement réduit à l’alternative suivante : l’activisme militant dans les grandes organisations syndicales françaises ou la création d’une structure autonome spécifiquement antillaise, une sorte de « commission syndicale » réservée aux Antillais (Giraud, Marie, 1987). Deux obstacles majeurs ont empêché le développement de cette seconde stratégie : la réticence des syndicats à tolérer des initiatives extérieures et la faible syndicalisation des Antillais qui, en dépit des mobilisations évoquées précédemment, restait nettement inférieure à la moyenne française. Effectivement, à Marseille notamment peu de travailleurs ont été syndiqués à cette époque, et s’ils l’étaient ils n’ont pas participé aux grandes manifestations revendicatives qui ont eu lieu à Paris. Leur engagement se restreignait au contour de l’entreprise qui les employait et à l’entraide entre salariés.

Nous voyons donc ici, il est difficile de concevoir de façon homogène la population antillaise, mais surtout on se rend compte qu’elle ne rentre pas, une fois de plus, dans une catégorie décrite par la société dominante. La structure syndicale telle qu’elle existait à cette époque ne pouvait pas répondre aux demandes faites par ces travailleurs, puisque leurs revendications débordaient le cadre de la lutte des classes sociales qui est le thème habituellement traité par ces organisations. Ne correspondant pas au modèle traditionnel des luttes, les populations antillaises n’ont pas obtenu l’appui des syndicats.

Mais évoquer ces manifestations et ces débats de la fin des années soixante-dix, c’est du même coup mettre en lumière l’épuisement de ce dynamisme revendicatif « socio-professionnel » dans les années suivantes. Plusieurs explications sont à la base d’une telle évolution. La première, déjà évoquée, est la rigidité des appareils syndicaux qui a découragé la plupart des militants antillais qui ont tenté d'inciter de l’intérieur l’action des grandes centrales. S’ajoute à cela le contexte de baisse de la combativité ouvrière dans son ensemble et les difficultés des directions syndicales à s’adapter aux restructurations en cours du monde du travail. La seconde explication tient aux transformations socio-économiques de l’immigration antillaise depuis 1975 (plus de familles, plus de jeunes nés en France, plus de salariés dispersés dans le privé, plus de chômeurs) qui ont pour conséquence d’éloigner encore plus les populations considérées des sphères d’influence et du champ d’actions direct des organisations syndicales. La troisième enfin est liée à un double échec des groupes militants (généralement indépendantistes). Ils n’ont pas réussi à maintenir et encore moins à renforcer la mobilisation des travailleurs antillais dans leur cadre professionnel, parce qu’ils avaient, notamment, des arguments nationalistes trop extrémistes (Giraud, Marie, 1987).

Par conséquent, probablement déçus du peu de résultats de leurs initiatives au plan syndical, les Antillais s’éloignent peu à peu des luttes socio-professionnelles au profit de la vie associative.

 

B/ Le monde associatif

La multiplication et le développement des associations antillaises en métropole ont eu lieu dès la fin des années soixante-dix. Le Journal Officiel dénombre, à cette époque, environ 50 nouvelles créations d’associations d’originaires d’Outre-Mer en France déclarées par an (Giraud, Marie, 1987). Alain Anselin parle de toutes ces associations, d’animation ou de services, comme de la partie « visible de l’île » (1990, p270). L’engouement que provoque subitement la structure associative est fondé sur la capacité de celle-ci à mieux servir des intérêts qui touchent aux domaines professionnel, social, culturel, ou sportif. On s’aperçoit alors que le monde associatif se substitue aux actions syndicales dans le but d’améliorer les conditions de l’insertion de la population antillaise en métropole. La preuve en est d’ailleurs le rôle que prennent les associations dans la défense des revendications concernant les exigences de vie en France, les congés payés, la formation et la promotion des travailleurs. Réclamations qui étaient peu de temps auparavant celles des mobilisations syndicales. Cette substitution incarne le glissement d’une mobilisation fondée prioritairement sur des solidarités de type professionnel, pour s’orienter vers des relations de solidarités de type communautaire (Giraud, Marie, 1987). Ainsi nous pouvons voir qu’avec la montée de ces structures associatives, les lieux de l’identité se déplacent du « social » à « l’ethnique », devenu et jugé plus rentable pour négocier des droits moins anonymes. En effet, la stratégie associative de la communauté antillaise en France est avant tout identitaire, et les revendications conduites que nous venons d’énumérer (congés payés bonifiés, vacances au pays…) sont bien des revendications identitaires. On n’y dispute pas le « pouvoir à la bourgeoisie managériale des grandes entreprises, ni aux chefs d’entreprise », on négocie son capital ethnique avec succès auprès des administrations (Anselin 1990, p87).

L’expression culturelle se manifeste à travers les événements qu’organisent ces associations, que se soit des matchs de foot, des bals, ou du théâtre. Ces différentes manifestations contribuent à l’expression publique de soi. Dans les années quatre-vingt, ce sont les grands concerts de groupe tels que « Kassav » ou « Malavoi » qui remplissent les grandes salles de concerts parisiennes en mobilisant un fort pourcentage de la population antillaise. Motivées par le succès de ces groupes, toutes les associations antillaises participent, chacune à leur niveau, à ce mouvement. La musique devient l’instrument d’auto-reconnaissance collective ainsi que l’expression partagée d’une identité commune. Nombreuses sont les personnes qui pensent que la musique et la danse sont les moyens les plus fréquents et les plus significatifs de retrouver le climat et « l’ambiance » du milieu d’origine (Tara, 1968). La multiplication des pratiques bals, concerts, constitution de groupes de musique amateurs, ainsi que la consommation culturelle qui en découle, en témoignent et attestent du besoin d’activités culturelles et identitaires exprimées par les populations antillaises de métropole. Dans la région marseillaise, c’est autour de l’association antillaise en pays d’Aix que se sont regroupés, à cette époque, les Antillais résidant dans les alentours. L’animation culturelle s’inscrivait en priorité dans ces activités. Qu’il s’agisse de journées culturelles organisées sous forme de stands, de spectacles folkloriques où dansaient les enfants des membres adhérents en tenues traditionnelles, ou enfin la préparation de bals où plus de quatre cents personnes se rendaient en robes de soirées et smokings, les Antillais de cette région exploitaient à travers ces différentes formes de création, l’affirmation et le renouvellement de l’expression de soi, à leurs yeux et aux yeux de la société d’accueil.

Michel Giraud voit, premièrement dans le remplacement des activités syndicales par les activités associatives, et deuxièmement dans la multiplication et la diversification des activités culturelles au sein de ces associations, des carrières d’interlocuteurs se dessiner (cité par Anselin 1990). Ces interlocuteurs monnaient du capital ethnique et occupent l’espace militant. Toute la population antillaise se regroupe autour de ces individus, de ces « leaders sociaux » (ibid.), qui créent des associations pour revendiquer les besoins de la « communauté antillaise ». Michel Giraud y voit là une dialectique de la promotion individuelle qu’utilisent ces leaders sociaux par la représentation de la communauté, et de sa rentabilité collective.

La floraison de toutes ces associations antillaises en métropole a souvent été analysée par les spécialistes, dans les années quatre-vingt, comme l’émergence d’un « ciment communautaire » ainsi que la création d’un instrument d’insertion sociale. Cette dynamique culturelle au sein des populations antillaises installées en France est très importante. D’autant plus que pour elles la question de l’identité antillaise, se pose de manière plus cruciale que pour leurs compatriotes restés au pays, dans la mesure où la nécessité de consolider leur liens en tant que groupe particulier dans la société française apparaît plus fortement ici que là-bas. Ces pratiques et ces expressions culturelles que nous venons de voir et dont le mouvement associatif est le principal support, sont donc avant tout un des éléments des stratégies mises en œuvre par ces populations pour définir et négocier – en tant que groupe social affirmant sa spécificité -, les modalités et les formes de leur insertion dans leur société d’accueil (Giraud, Marie, 1987). Carnavals et autres manifestations publiques et collectives de la spécificité de cet ensemble, sont destinées à obtenir puis à affermir la reconnaissance par la société d’accueil et ses institutions de la réalité de celui-ci. La différence dont on réclame la prise en compte est le référent obligé qui lui seul peut légitimer les revendications spécifiques adressées, à travers les associations, aux pouvoirs publics. Cette différence a donc deux fonctions : celle d’institutionnaliser une communauté antillaise en tant que telle, et celle de pouvoir à travers ces différences atteindre des revendications sociales.

En d’autres termes l’expression culturelle majoritairement manifestée par l’intermédiaire des associations antillaises, sert aux Antillais à valoriser leur identité en métropole et donc à se constituer en un groupe spécifique car différent de l’ensemble national. Etant à présent reconnu comme tel aux yeux de tous, il ne représente plus une menace pour la culture de la société d’accueil, qui par conséquent peut le légitimer. Les Antillais constituent leur identité de manière « réactive », dans un rapport social dans lequel ils sont dominés. Ils fabriquent, donc leur identité par l’action (syndicale puis associative) contre ce qui la nie (l’Etat) et pour sa reconnaissance. Nous percevons donc ici une construction paradoxale : la construction « réactive » de cette identité et sa traduction sociale par l’intermédiaire de la constitution d’un groupement associatif, sont le produit d’un processus d’intégration qu’ils contribuent à accélérer (Lapeyronnie 1999).

Cependant, aujourd’hui ce tissu associatif n’a plus réellement d’existence. Nous avons pu le constater par la difficulté que nous avons eu à rentrer en contacter avec celles-ci et par le nombre d’entre elles qui ne sont plus actuellement que des noms et des adresses sans activités. Quelques unes survivent à peine par l’organisation d’événements ponctuels tels que des soirées, des bals avec orchestres, des concerts, des dîners dansants… mais sans réellement réussir à toucher la population antillaise. Seuls quelques anciens adeptes de la grande époque des associations (que l’on peut délimiter entre la fin des années soixante-dix et le milieu des années quatre-vingt-dix) s’y retrouvent. C’est la nostalgie de cette période, qui était grandiose par l’engouement qu’elle générait dans la population antillaise, qui les incite à vouloir faire vivre, ou survivre encore ces associations. Cependant cette vision de la culture antillaise et des Antilles, vieille de cinquante ans, n’attire pas les nouvelles générations qui ne se retrouvent ni dans cette expression culturelle ni dans cette évocation des Antilles qu’ils n’ont pas connues de cette manière. Ces anciennes grandes associations peinent donc à exister encore. En parallèle se développe des petites associations de type « familial » constituées par plusieurs membres d’une même famille, et ne comptant que quelques membres adhérents faisant souvent aussi partie de la famille à des degrés plus ou moins proche. Ces associations là se constituent généralement sur une activité précise et ne cherchent pas à toucher l’ensemble de la population antillaise. Il s’agit bien souvent d’un groupe de musique amateur accompagné d’un groupe de danse folklorique. On y trouve là quelques Antillais de la jeune génération qui se découvrent un intérêt pour l’apprentissage des traditions de leurs parents, grands parents, oncles ou tantes. La structure associative ne semble être dans ce cas, qu’un moyen juridique légal pour que ces groupes de musique et de danse puissent organiser quelques concerts quel que soit le cadre dans lequel ils interviennent. On pourrait donc supposer ici qu’il s’agit de constructions identitaires à un niveau plus individuel, puisque l’expression culturelle n’est développée ici que dans un cadre réduit, touchant uniquement les membres de ces associations et périodiquement leurs spectateurs.

Peut-on penser alors que ce désengagement associatif correspond aujourd’hui à une intégration de la population antillaise en métropole ? Si comme nous l’avons vu, la valorisation de la culture antillaise à travers les structures associatives sert aux Antillais à se faire reconnaître comme différents, et de façon interne à se constituer en groupe pour être légitimé en tant que tel aux vues de la société d’accueil, le progressif désengagement associatif correspondrait effectivement à l’intégration de cette population en métropole. Puisqu’en effet les Antillais étant à présent reconnus par les métropolitains comme un groupe d’individus « aimant faire la fête », ils ne sont plus considérés comme étrangers et ni comme inquiétants, mais répondent à une culture stéréotypée. Ils paraissent ainsi plus rassurants. Ne présentant plus de menaces directes pour la culture métropolitaine, il leur a été accordé une place au sein de la société d’accueil. Grâce à celle-ci à présent ils seraient moins sujets aux discriminations, puisque intégrés. De ce point de vue les associations n’ont été qu’une phase transitoire pour accéder à une légitimité au sein de la nation, et ainsi vouée à disparaître dès le départ. Ces associations furent néanmoins importantes car elles ont joué le rôle de phase intermédiaire permettant aux migrants de gérer leurs tensions affectives et sociales propres à toute forme d’exil.

Cependant, étant donné l’hétérogénéité qui caractérise la population d’origine antillaise en métropole, tous les individus ne participent pas à ce mouvement de valorisation identitaire ou culturelle. Certains individus sont en effet d’abord mus par des intérêts personnels et mettent en œuvre des stratégies individuelles qui leur permettent de rentabiliser au mieux leur situation. De plus ce mouvement a principalement touché des personnes des premières générations. Qu’en est-il, alors des secondes générations, et des migrants qui rejoignent la métropole de nos jours ? La culture, à laquelle la société métropolitaine les assigne directement par leur appartenance d’origine, leur correspond-t-elle ? Se reconnaissent-ils à travers elle ? Se construisent-ils par rapport à elle ? A-t-elle encore une signification à leurs yeux ? En d’autres termes, comment ces nouvelles générations vivent-elles leurs origines antillaises ?

Nous essaierons de répondre à ces questions en décrivant de quelle manière les secondes et troisièmes générations d’Antillais se rencontrent.

 

C/ La culture d’entreprise  

On a pu constater que le détournement du monde associatif et des activités collectives par les Antillais s’est fait au profit du développement de l’entreprise et des activités à intérêts individuels. Alain Anselin s’est rendu compte que les Antillais parlent de l’entreprise comme de la « dernière aventure » (1990, p 261). L’entreprise renouvelle en eux l’espoir d’un horizon égalitaire qu’ils recherchaient déjà en migrant en métropole. Mais c’est un horizon plus ou moins abandonné par les figures traditionnelles de l’émancipation collective, tel que l’Eglise, les partis politiques, les syndicats, les associations. Leurs discours portent d’ailleurs peu l’empreinte de la culture syndicale ou politique. L’entreprise, hier symbole de l’aliénation de l’homme, et de l’exploitation de son travail, est proposée aujourd’hui comme celui de sa libération, où se construit une autre pensée du travail (ibid.). Car à présent on ne pense plus l’entreprise sous un modèle d’autorité verticale, mais on la pense sous un modèle horizontal. C’est-à-dire que l’on donne sa chance à tout le monde en leur permettant d’être le maître de son poste, et en leur permettant aussi d’acquérir plus de responsabilités par la valorisation des formations internes. Alain Anselin constate que c’est sur ce terrain que l’on perçoit le changement culturel dans l’émigration, mais dit-il, il apparaît aussi maintenant aux Antilles. Dans ce même esprit de culture d’entreprise, nous nous sommes aperçu parmi les personnes que nous avons interrogées, que le fait d’entreprendre était une idée très répandue. En effet nombres d’entre elles ont pris l’initiative de monter leur commerce, que se soit une boîte de nuit, un magasin de musique, un restaurant, ou un magasin de produits alimentaires en provenance des Antilles. Ces commerces ont majoritairement un lien avec la culture d’origine, il est rare de rencontrer un Antillais ouvrant un restaurant qui propose d’autres spécialités que celles de son île d’appartenance. C’est aussi souvent la volonté de créer quelque chose de « nouveau » (du moins n’existant pas dans leur ville de résidence), et de ne pas avoir de supérieurs hiérarchiques au dessus d’eux, qui les pousse à franchir le pas et à entreprendre. Certains abandonnent dès le premier échec rencontré avec leur entreprise alors que d’autres montent successivement des commerces qui ont des durées d’existence variables, sans pour autant se décourager.

Toutefois, si l’entreprise mobilise les aspirations que les syndicats et les associations n’ont pas su ou ne savent plus satisfaire, c’est sur le registre individuel et non plus de manière collective qu’elles sont exprimées. Ce constat veut-il dire que l’idée d’une forme collective tend définitivement à disparaître de la population antillaise ? C’est ce que nous avons tenté de voir en essayant de faire apparaître les liens de sociabilités qui existent entre les Antillais par l’analyse des différents moyens qu’ils utilisent pour se rencontrer.

 

 

2.2 Comment les Antillais se rencontrent-ils à Marseille ? Une évolution selon les générations

 

 

Cette question a été abordée au cours des récits de vie. La reconstruction de la venue du migrant ou de celle de ses parents, l’analyse du contexte dans lequel il s’est retrouvé à son arrivée et les recours auquel il a fait appel, permettent de voir de quelle manière et dans quelles circonstances il a rencontré d’autres antillais et quels sont les liens qu’il a noués avec eux. Cette étude a notamment permis de relever des différences entre les générations.

Afin de mieux comprendre cette évolution nous allons étudier le récit de vie de quatre personnes appartenant à trois générations distinctes. Ces quatre individus ne sont pas à proprement parlé représentatifs de l’ensemble de leur génération, puisque comme nous avons pu le constater de nombreuses fois jusqu’ici, chaque cas de figure de la population antillaise n’est pas unique mais pourrait être pris comme un cas particulier. Par conséquent l’histoire de vie de ces quatre sujets ne représente pas l’ensemble de la population antillaise mais révèle une tendance que nous avons eu l’occasion de rencontrer à plusieurs reprises, et que nous nous sommes donc permis de mettre en avant, pour présenter les différences de construction de liens de sociabilité entre les générations.

Si ces récits de vie sont majoritairement ceux d’hommes c’est parce que le cadre de leur rencontre était plus approprié aux entretiens approfondis, que celui des femmes. En effet c’est au salon de coiffure que nous avons interrogé la plupart des femmes avec qui nous nous sommes entretenues. Ces conditions ne permettaient pas d’approfondir en détails leur récit de vie. Nous avons donc préféré prendre quatre individus dont l’histoire de vie était suffisamment complète pour que nous puissions en faire l’analyse.

 

A/ Jacqueset Françoise(premières générations).

Jacques est venu en métropole en 1963 pour faire son service militaire. Il a alors 21 ans. En 1965, il quitte l’armée et décide de rester en métropole étant données la crise économique, et la crise de l’emploi que traverse son île d’origine à cette époque. N’ayant pas de ressources en sortant de l’armée il entreprend de rejoindre sa sœur aînée qui vit à Marseille. Elle habite avec son mari dans le quartier de Saint Barthélemy. Son mari est Africain et il travaille au port dans le personnel naviguant de la compagnie Paquet. Jacques entreprend de chercher lui aussi du travail. Cependant il a arrêté ses études au niveau du brevet des collèges, et n’a par conséquent pas de formation particulière. Il travaille donc dans un premier temps sur le port comme docker à la journée. Puis quelque temps après il est employé en contrat à durée indéterminée dans une usine de peinture dans laquelle il retrouve trois « compatriotes » antillais. Il y travaillera pendant 10 ans, durant lesquels il va se former en passant divers diplômes de qualifications tel que des CAP. Une fois embauché dans cette usine il s’installe dans un logement individuel.

En 1968, lors des événements qui agitent la société française au mois de mai, les employés de cette usine ne sont pas autorisés à quitter les lieux de leur travail pour participer aux manifestations. Il a donc contacté des « camarades » dockers d’origine antillaise qui sont venus à l’usine pour demander au contremaître de laisser sortir les employés de l’usine. Face à son refus les travailleurs se sont mis en grève et ont ainsi pu participer activement aux événements de mai 68. A partir de ce moment Jacques prend de plus en plus d’engagements au sein de l’usine dans laquelle il travaille, notamment en devenant le responsable syndical. A ce titre, il est amené à défendre les intérêts des plus vulnérables face à la direction. Ces personnes sont majoritairement d’origine asiatique, du Viêt-Nam en particulier. Ne sachant pas très bien lire, ils sont facilement « manipulables », Jacques et les autres membres du syndicat se battent donc pour leurs droits, et pour rétablir de nombreuses autres injustices, jusqu’au jour où, pour des raisons de restructuration de l’entreprise, il est licencié.

A l’époque de son arrivée à Marseille il existe sur le cours Belsunce deux ou trois bars antillais et une association présidée par le Commandant Varas auquel il a participé sans être réellement enthousiaste. Il en parle en ces termes : « cette association c’était surtout pour se montrer, enfin c’était le concept de l’époque, pour dire qu’on s’était organisé… c’était pas une association qui agissait en profondeur, ni pour l’intérêt, ni pour la réorganisation, ni pour les nouveaux besoins et nouveaux soins de la communauté Antillo-guyanaise de Marseille ». Alors en 1967-1968, il décide de créer une association avec une dame très connue dans la région et très engagée dans la cause des Antillais, qu’il a rencontré lorsqu’il vivait chez sa sœur. Ensemble et avec quelques autres personnes, ils ont crée l’AGTAG (l’association générale des travailleurs antillo-guyanais). Ils ont voulu à travers cette association répondre aux souhaits des Antillais. Sachant qu’ils sont très sportifs, ils ont essayé de créer un club de foot. Pour cela ils ont cherché quelqu’un de respectable « par son âge et par sa participation à diverses organisations », de là est né l’AGSAG (l’association générale sportive des antillo-guyanais). C’est ainsi que Jacques a rencontré la plupart des Antillais qu’il connaît sur la région marseillaise. Après avoir été licencié il a été embauché dans divers emplois consécutifs de durées variables, c’est à cette époque qu’il s’est majoritairement investi dans le monde associatif. En fin de carrière il est employé par l’Education Nationale à un poste non enseignant.

Au moment de notre rencontre, il est à la retraite et en profite pour retourner régulièrement dans son département de naissance. Il y est d’ailleurs toujours rentré fréquemment : « A chaque fois que j’avais la possibilité d’aller aux Antilles, après un cyclone ou pour un décès, j’y allais, si bien que certains pensaient que j’étais jamais parti ». Jacques s’est marié à une métropolitaine qu’il a rencontré lorsqu’il travaillait dans l’usine de peinture alors qu’elle-même exécutait un emploi saisonnier en face de l’usine pour payer ses études. Elle est médecin généraliste et ils ont eu ensemble une fille qui travaille aujourd’hui dans la « communication ». Elle a souvent accompagné son père aux Antilles, mais elle n’a pas de fortes attaches avec son île d’origine.

Jacques a donc rencontré d’autres Antillais au départ par ses premiers emplois, puis de là son cercle de connaissances s’est élargi, puisque comme il le dit lui-même « à l’époque on était pas beaucoup alors rapidement on retrouvait des amis d’enfance ou des personnes de notre village, ou du coin où l’on est né ». Puis c’est par le monde associatif et l’importance qu’il a pris dans celui-ci qu’il a été amené à fréquenter, du moins pour ces activités là, une forte proportion d’Antillais. Il a donc fait partie de plusieurs associations au gré de leurs créations et de leurs dissolutions. Aujourd’hui il est membre du conseil d’administration de l’une d’entre elles, mais il n’est plus un adhérant actif, par contre il est investit dans une émission de radio antillaise qui a lieu une fois par semaine, toujours sur des thèmes qui l’on animé tout au long de sa « carrière associative », c’est-à-dire la politique et les rapports de classes.

Françoise arrive en métropole à l’âge de 22 ans. C’est un couple d’amis à qui elle avait fait part de son intention de quitter les Antilles, qui s’occupe de lui trouver un poste de femme de ménage chez des particuliers. Son désir de migration est motivé par la volonté de s’éloigner de son ancien compagnon avec qui elle a eu trois enfants. Elle part en 1971, confie à sa mère la charge de ses trois enfants, en attendant qu’elle trouve une situation convenable en métropole pour les faire venir à leur tour. Françoise est logée chez ses employeurs à Gardanne. Elle ne sort que les week-ends où elle va rendre visite à ses amis qui vivent à Aubagne. Par leur intermédiaire elle va connaître un « café » sur Marseille, où se retrouvent quelques Antillais. Elle ne s’y rend au départ qu’en compagnie de ses amis, puis au fur et à mesure, elle sympathise avec d’autres personnes qu’elle va côtoyer régulièrement. Au bout de deux années, ses employeurs décident de partir vivre au Canada. Etant toujours attachée à leur service, elle part avec eux. Mais elle revient un an plus tard, retour qu’elle justifie en disant ne pas supporter pas le froid. De retour sur Marseille, elle ne sait pas où loger. Ses amis lui conseillent d’aller à l’aumônerie antillaise pour chercher de l’aide auprès du prêtre. Il lui trouve un studio et un travail en tant qu’aide soignante à l’hôpital. Après avoir fait quelque économie, elle organise la venue de sa fille aînée et de l’une de ses sœurs à Marseille. Le logement devenant rapidement trop petit pour toutes les trois, elles déménagent dans les nouvelles citées du treizième arrondissement. Françoise reprend finalement des études pour devenir infirmière. Elle obtient le diplôme et se trouve un nouveau poste ; elle fait alors venir le reste de ses enfants et sa seconde sœur cadette. A partir du moment où toute la famille est réunie, Françoise s’investit dans une association antillaise qui vient de se créer dans son quartier. C’est dans ce cadre là, qu’elle rencontre l’homme avec lequel elle se marie par la suite. Lui est également originaire de Guadeloupe, et ensemble ils reconstituent un foyer. Les deux sœurs de Françoise ont, elles aussi, trouvé des conjoints originaires des Antilles ; et se sont installées dans les immeubles de la même citée. Les trois foyers ont ainsi mis en place un réseau familial uni et resserré géographiquement. Françoise reste très proche de ses sœurs, néanmoins elle fait la connaissance de nouvelles personnes, notamment par ses activités associatives, dans lesquelles son mari est lui aussi très présent.

Françoise et son mari avaient décidé de rentrer aux Antilles lorsqu’ils seraient à la retraite, mais il y a deux ans, son époux est décédé d’une crise cardiaque. Aujourd’hui Françoise ne sait pas si elle va repartir dans son département d’origine. Toute seule, le retour devient plus difficile d’autant plus qu’elle a ici reconstitué son « univers », composé de sa famille et de ses amis, alors qu’aux Antilles elle n’a plus personne. A la suite du décès de son époux elle a repris la direction d’une association, qui fait tourner un groupe de chants et de danses folkloriques. Aujourd’hui, elle s’engage pleinement dans ses responsabilités associatives.

La trajectoire de Françoise montre que c’est principalement dans le monde associatif qu’elle a rencontré des Antillais. Elle y a été introduite par son mari, reconnu comme un fervent représentant de la culture antillaise, et lorsque celui-ci est décédé, elle s’est impliquée encore davantage.

Ces deux parcours sont éminemment singuliers, ils ne sont assurément pas représentatifs de l’ensemble des personnes faisant partie des premières générations à avoir émigré. Toutes n’ont pas souhaité mettre en avant leur identité et leur culture antillaise notamment par la fréquentation et l’investissement dans des organisations antillaises. Au contraire beaucoup appartenant à cette première vague d’émigration ont adopté le monde vie métropolitain et ont nié leur différence. D’autres encore sans nier leur altérité n’ont pas souhaité fréquenter leurs congénères pour des raisons toutes aussi nombreuses qu’il existe d’individus dans ce cas.

Mais malgré ces disparités nous pouvons constater qu’une grande partie des personnes de cette génération que nous avons interrogées, ont ressenti le besoin à un moment où à un autre d’être entourées, ne serait ce que temporairement, d’autres Antillais. En effet se retrouvant bien souvent seuls en métropole dans un milieu beaucoup plus hostile qu’ils ne l’avaient imaginé, se rassembler, de manière structurée ou pas, entre individus de la même origine pour s’entraider et revivre un peu l’ambiance du pays d’appartenance, est presque instinctif. Ainsi nombre d’entre eux, s’étant soutenus et rapprochés à une époque, ont finalement passé leur vie ensemble.

 

B/ Denis (deuxième génération)

Denis est né en 1965 à Aix-en-Provence. Son père est parti de son île d’origine à l’âge de quinze ans pour s’engager dans l’armée, et sa mère qui a rencontré son père par le système de correspondance mis en place pour les militaires de carrière, l’a rejoint là où il était affecté lorsqu’ils furent en âge de se marier. Ils ont eu deux premiers enfants en dehors de l’hexagone puis ils ont été mutés à Marseille où un troisième est né, et enfin son père est engagé aux PTT à Aix-en-Provence où les deux derniers enfants sont nés dont l’avant dernier est Denis.

A Marseille, comme à Aix-en-Provence ses parents n’ont pas de famille. Sa mère a juste une sœur à Paris qu’ils ne voient que lorsqu’ils prennent l’avion pour retourner aux Antilles grâce aux congés bonifiés dont bénéficie son père tous les trois ans. C’est ainsi que jusqu’à l’âge de seize, dix-sept ans, Denis ne connaît de la culture antillaise que ce que ses parents lui transmettaient et les quelques voyages aux Antilles qu’il avait faits jusque là mais dont il avoue les avoir considérés avant tout comme des vacances. Sinon comme tout autre jeune de cette époque il écoute du jazz et du funk. Ses parents parlent entre eux en créole, lui comme ses frères et soeurs le comprennent mais ne le parlent pas.

C’est par la création, à la fin de l’année 1980, d’une association antillaise à Aix-en-Provence dont ses parents sont à l’origine avec plusieurs autres familles, qui lui a révélé son intérêt pour la culture antillaise. Le but de cette association est de rassembler les familles originaires des Antilles pour partager des moments ensemble en organisant différentes activités dont le thème central est la culture antillaise. Les enfants des adhérents de l’association ont constitué un groupe traditionnel de danse, auquel participe Denis. C’est à travers ce groupe que Denis découvre la musique, la danse, la culture et l’histoire des Antilles qui vont l’amener à s’interroger sur ses propres origines et sur son identité. A partir de ce moment Denis se documente, apprend à parler créole, à jouer du gros ka, et ira même à l’âge adulte vivre aux Antilles durant une année. Ceci se fait bien sûr progressivement, il s’investit tout d’abord au sein de cette première association en faisant partie du groupe folklorique, puis en rentrant dans le conseil d’administration pour « renouveler un peu les choses, pour changer du bal-boudin ».

N’étant plus satisfait par cette première structure il en intègre une nouvelle sur Marseille qui selon lui « avait une revendication un peu plus intellectuelle que les autres, un peu plus de réflexion sur la culture antillaise, sur l’identité antillaise… ». Par la suite il anime une émission de radio, puis crée et participe à de nouvelles organisations associatives.

Au niveau professionnel il monte tout d’abord un magasin de musique antillaise et caribéenne en général avec un de ses beaux frères, puis toujours en association avec cette même personne ils ouvrent une boîte de nuit. Son tissu de connaissances antillaises s’est formé principalement par l’adhésion à cette association d’Aix-en-Provence. Ce réseau est sollicité à des moments précis pour des besoins ou des projets à mener.

Aujourd’hui Denis est éducateur et il est marié à une métropolitaine avec qui il a deux enfants en bas âge. Sa femme est l’amie de sa petite sœur, c’est donc par son intermédiaire qu’il l’a rencontrée. Ses frères et sœurs sont tous mariés, ses trois sœurs ont épousé des Antillais, et son frère a épousé une métropolitaine. Ayant pourtant tous participé enfants au groupe traditionnel de danse de l’association d’Aix-en-Provence, seul Denis et l’une de ces sœurs se sont investis dans le milieu associatif et ont un entourage antillais plus ou moins actif. Denis nous confie que, lui et sa sœur ont « étrangement » une couleur de peau plus foncée que leurs autres frères et sœurs.

En 1999, ses parents sont retournés vivre aux Antilles, c’est-à-dire seulement à partir du moment où qu’ils furent à la retraite, malgré les nombreuses demandes de mutation que son père a faites tout au long de leur vie en métropole. Mais bien que rentrer dans leur île d’origine ait toujours été leur souhait, au moment de partir le père de Denis n’était plus très sûr de vouloir retourner y vivre. En effet ayant quitté très tôt son département (à l’âge de quinze ans), il n’a conservé que des liens familiaux. Au contraire sa femme, étant partie un peu plus tard que lui et souhaitant depuis toujours rentrer aux Antilles, a gardé des contacts beaucoup plus larges que lui avec son île. Ils sont donc finalement repartis malgré les doutes, et les réticences du père de Denis, qui est d’ailleurs décédé deux ans plus tard.

A présent, Denis a une vie de famille et un emploi qui lui permettent de moins en moins d’être disponible, il ne fait donc plus réellement partie d’associations, et ses fréquentations quotidiennes et amicales sont majoritairement autres qu’antillaises. Cependant il a un vaste réseau de connaissances antillaises qu’il peut activer et auquel il peut faire appel sans passer par le monde associatif, selon les besoins ou les projets qu’il a et qu’il souhaite réaliser.

Nous avons pu voir à travers les divers entretiens que nous avons menés que son nom revient régulièrement dans les discussions. On peut donc considérer qu’il fait partie des quelques « incontournables » du monde associatif marseillais, pour s’être engagé et investi considérablement dans ces structures. Mais on peut constater aussi que cet engagement associatif et les rencontres d’Antillais qui s’en suivent, relèvent dans son cas plus de la recherche de soi à travers l’autre que d’un réel besoin de développer des activités pour rassembler les Antillais entre eux. En effet c’est la question de l’identité qui est le moteur de l’investissement de Denis dans la vie associative antillaise, puisque c’est uniquement à travers ces structures que la culture antillaise trouve le moyen de s’exprimer visiblement, et c’est donc à travers celles-ci que Denis tente d’obtenir des éléments de réponse à ses questionnements.

Il est possible de se rendre compte avec l’histoire de vie de Denis, que contrairement aux premières générations qui ont mis en place des structures associatives, qui se sont « organisées » pour reprendre le terme de Jacques, les secondes générations grandissent, elles, dans un cadre culturel déjà structuré par leurs parents. Alors que les premiers devaient construire des modes d’expression et de valorisation de leur culture, les seconds n’ont plus qu’à se les approprier, s’ils le souhaitent. Car effectivement cette appropriation n’est pas systématique. Comme le montre le récit de Denis, ses frères et sœurs n’y ont pas tous adhéré. Ayant pourtant tous grandi dans les mêmes conditions, chacun aurait pu développer de la même manière que Denis cette antillanité, hors ce ne fut pas le cas.

Nous avons remarqué cette différence entre les membres d’une même fratrie dans plusieurs familles, certains s’orientent vers la valorisation de leur culture d’origine tandis que d’autres se tournent vers la culture d’accueil. Ce constat amène donc à s’interroger sur les éléments conduisant à faire des choix identitaires différents entre frères et sœurs. Peut-on expliquer ces orientations par une variabilité dans la transmission culturelle faite par les parents selon les époques et donc les enfants, ou le phénotype joue-t-il un rôle important, comme le suggère Denis, en influençant inconsciemment, ou stratégiquement, certains enfants plus que d’autres vers la recherche de soi dans les origines parentales ?

Il est certain que comme nous avons déjà eu l’occasion de le voir « la couleur de la peau fait que les Français de couleur deviennent dans la réalité quotidienne des étrangers » (Galap, 1993, p53). En effet dans un milieu donné, tout caractère objectivant une différence entre un individu et ses partenaires va engendrer chez ces derniers des comportements divers dont la discrimination, le rejet et peut-être l’exclusion. Ces actes reposent sur la réactivation de stéréotypes et de préjugés liés aux caractères singuliers qui signifient l’appartenance à un autre groupe. Le patronyme, l’accent, le phénotype, le vêtement sont autant de signaux qui peuvent jouer sur les relations sociales. Le phénotype est l’un des traits les plus saillants étant donnée la surdétermination de sens à laquelle il renvoie.

Par conséquent il est facile de déduire de ces réflexions que plus le migrant a une couleur de peau claire moins il risque d’être associé à une minorité visible puisqu’il est plus proche physiquement des métropolitains, et inversement, plus sa couleur de peau est foncée plus il risque d’être considéré comme faisant partie des non-nationaux.

On a aussi déjà constaté que la prise de conscience de cet élément par la première génération a été un choc. Se pensant totalement français le fait d’être assimilé à la population étrangère à leur arrivée leur a fait perdre leurs illusions sur la France. Pour les secondes générations la question que pose le phénotype est encore plus problématique, puisqu’elle induit de faire un choix entre la culture des parents et celle de la société d’accueil. Ce choix est d’ailleurs influencé par plusieurs éléments : l’insertion de sa famille dans la société d’accueil, son rapport avec sa culture d’origine et la relation que l’enfant de migrants antillais a avec le monde extérieur qui l’entoure et qui le socialise à travers les structures d’éducation.

Le phénotype, ramené ici à une seule caractéristique la couleur, cristallise tous ces éléments puisqu’il est le point culminant de toutes ces influences. Ainsi selon que la société d’accueil, dans le regard que ses membres portent sur les migrants, va jouer, en grossissant les images intériorisées, sous un mode valorisant ou dévalorisant, et selon les points d’ancrage culturels que l’instance familiale apporte à l’enfant, celui-ci adoptera des conduites réactionnelles plus ou moins pacifiques.

Cependant, sachant que pour le milieu d’accueil les Antillais « ne peuvent être à l’évidence que des mélanodermes » (Galap, 1984, p 16), il ne permet pas à ces enfants de trouver des repères sûrs dans ce cadre référentiel qui est pour le moins biaisé. Mais, la famille aux prises avec son histoire et son statut juridique ambigu, ne permet pas non plus d’être un cadre de référence, car elle ne leur présente bien souvent qu’une culture antillaise peu valorisée et marquée d’ambivalences et de contradictions. Ces diverses influences ont pour conséquence d’établir un flou identitaire chez la seconde génération qui utilise alors parfois le phénotype pour construire leur base culturelle. La réduction de la distance phénotypique peut donc expliquer une identification plus facile au milieu d’accueil, alors qu’un accroissement de cette distance peut permettre un rapprochement avec la culture d’origine.

L’analyse de la trajectoire de Denis, et par son intermédiaire, celle de sa famille permet aussi de soulever la question du choix du conjoint. Dans cette famille il est intéressant de constater aussi nettement la dichotomie qui existe, dans le choix du conjoint, entre les frères et les sœurs. En effet toutes les sœurs de Denis ont épousé des hommes d’origines antillaises, tandis que son frère et lui-même se mariés avec des métropolitaines. Nous avons d’ailleurs déjà remarqué cette tendance au sein de l’ensemble de notre échantillon, où nous avions conclu en disant que ces orientations pouvaient s’expliquer historiquement. D’autres explications (issues aussi indirectement de l’histoire) sont envisageables du moins au niveau des femmes, puisqu’en ce qui concerne l’homme, si la femme blanche n’est plus l’objet de frustration des temps coloniaux, elle reste un objet de valorisation pour l’homme noir qui l’accompagne par rapport aux autres hommes.

Plusieurs raisons justifient le fait que les femmes noires bien souvent n’osent même pas imaginer se marier avec un homme blanc. Trois en particulier nous semblent significatives :

  • La première raison que l’on peut évoquer est la peur ou le complexe racial face aux métropolitains. Ces femmes craignent en épousant un « européen » d’avoir trop de « résistances » à devoir surmonter dans le milieu social de leur futur époux. Notamment auprès de sa famille et de ses amis. Cette appréhension est si profondément inscrite en elles, qu’elle les empêche de pouvoir considérer autrement que de manière amicale une relation ave un homme métropolitain.
  • La deuxième explication que l’on peut donner à ce phénomène est le poids du mythe du retour dans l’esprit de certaines personnes. Le choix d’un conjoint métropolitain rendant plus improbable un retour dans les départements de départ, certaines femmes choisissent de manière quasi stratégique un mari d’origine antillaise pensant que leurs affinités culturelles pourront leur permettre d’avoir le même désir de retour. De la même manière cette volonté exprimée par des parents peut se retraduire inconsciemment dans les choix et les actes de leurs enfants. Parfois pour l’un des deux chefs de famille ou les deux, le souhait de rentrer dans le département d’origine les empêche de pouvoir s’intégrer ou du moins vouloir s’intégrer en métropole, que ce soit socialement, professionnellement ou même matériellement. Cette volonté fortement manifestée peut se répercuter sur leurs enfants qui ne peuvent pas concevoir alors d’épouser un métropolitain, parce que ce mariage symboliserait une installation durable en France et serait en contradiction avec l’idée de retour qu’ils ont intériorisée dans leur subconscient. Le choix d’un concubin, d’un mari antillais, permet donc de faciliter le projet d’un éventuel retour dans les îles d’origines.
  • La troisième raison que l’on a pu relever dans le discours de nos interlocutrices, est la crainte de perdre « entièrement » leur culture si elles épousaient un métropolitain. L’emploi de cet adverbe sous entend l’idée que vivre en métropole est déjà avoir perdu une part originelle de leur culture, et se marier avec un « blanc » est vécu comme un réel abandon de leurs origines, par la perte de l’utilisation du créole et le déclin des pratiques antillaises. En effet si l’on considère que nos sociétés sont actuellement toujours dominées par la suprématie masculine et ce particulièrement dans le mariage, pour certaines se marier avec un européen c’est se marier avec sa culture et par là même mettre de côté la sienne. Cette idée s’exprime dans le discours par l’établissement d’une condition : si elles devaient épouser un métropolitain, il faudrait qu’il connaisse tout de la culture antillaise « comme Philippe LavilleIl est important de noter ici que Philippe Laville est un Antillais. Il appartient à la catégorie des békés (qui sont aujourd’hui les descendants des colons français). La réflexion de cette femme exprime donc l’idée que pour les Antillais eux-mêmes, le fait d’être originaires des îles est lié à l’image d’une population de couleur. … qu’il soit comme un negroblanc en quelque sorte » insinuant de cette manière qu’elles n’aient pas à lui apprendre leur culture, mais surtout qu’elles-mêmes n’aient pas à changer. Cette dernière raison découle de la précédente, même si dans ce cas le projet de retour n’est pas évoqué c’est la recherche d’affinités culturelles qui induit le choix du conjoint. Au niveau des hommes cette question de la perte ou non de sa culture par un mariage mixte se pose de façon moins cruciale puisque ce sont eux qui sont en position de pouvoir imposer (plus ou moins parce qu’ils vivent tout de même en métropole) leur culture à leur femme.

On peut donc voir ici que le choix du conjoint obéit, comme Alain Girard (1964)Girard, Alain, 1964, Le choix du conjoint. Une enquête psycho-sociologique en France, Paris, Editions PUF, 202 p. l’a indiqué à des lois sociologiques précises, et que dans ce cas particulier des couples mixtes franco-antillais la variable de l’identité, des seconds notamment, influence indéniablement l'attrait envers un partenaire en particulier.

 

C/ Mathieu (troisième génération)

Mathieu est né en 1984 à Marseille. Son père est venu en métropole pour faire son service militaire et il y est resté par la suite, il travaille aujourd’hui comme agent de sécurité. Sa mère est née à Marseille, c’est son père qui a migré en métropole parmi les toutes premières vagues d’émigration qui ont eu lieu dans les années cinquante. Elle est secrétaire de médecin du travail. Mathieu fait donc partie de la troisième génération d’Antillais à vivre à Marseille, si l’on se place du côté de la famille de sa mère.

Il vit, au moment de notre rencontre, chez ses parents avec son frère cadet âgé de dix-huit ans. N’ayant pas suivi un parcours scolaire linéaire, Mathieu suit actuellement un DAEU (diplôme d’accès aux études universitaires) tout en travaillant le soir en tant que barman et disc-jockey dans une boîte de nuit. Il est célibataire mais il fréquente depuis deux ans une jeune métropolitaine qui poursuit ses études dans un BTS d’action commerciale, et travaille en parallèle, elle aussi, dans une boîte de nuit pendant les week-ends. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de leurs emplois respectifs qu’ils se sont rencontrés.

Mathieu n’a pas réellement d’amis d’origine antillaise, ses fréquentations et ses activités l’amènent plus à avoir des connaissances venant d’horizons divers, et tous les Antillais qu’il connaît sont des membres de sa famille ou des amis, des proches de ses parents. Il a par conséquent un entourage antillais important sans pour autant qu’il ait le désir d’en construire un nouveau dans ses propres relations personnelles. Il n’a jamais fréquenté une jeune fille antillaise et il ajoute d’ailleurs à ce sujet « j’aime les jolies blondes et plus généralement les filles claires de peau, mais ce n’est pas ma faute ça se fait comme ça, ce sont elles qui viennent à moi » nous retrouvons ici encore la préférence dans le choix du conjoint des femmes blanches pour les antillais, même au bout de trois générations de résidence en France. Peut-être pouvons-nous voir aussi à travers cette réflexion et le choix des termes utilisés notamment ceux de « filles claires de peau » une persistance, une continuité dans la transmission culturelle faite par les parents de l’idée de hiérarchie de couleur valorisant les plus clairs. Il n’a enfin jamais fait partie d’une association et à sa connaissance ses parents non plus, mais ils sont allés fréquemment danser dans les bals antillais.

Sa mère a quatre frères et sœurs qui vivent tous dans la région marseillaise, tandis que son père a l’ensemble de sa famille dans son île d’origine. Mathieu a donc sur Marseille un environnement familial élargi constitué d’oncles, de tantes, de cousins et cousines ainsi que de grands-parents. La plupart de ses oncles et tantes ont des emplois les situant dans un niveau social relativement bas tandis que ses cousins font à peu près tous des études financées par des emplois saisonniers qu’ils mènent en parallèle de leur scolarisation. Mathieu conserve des liens avec les îles d’origines de son père et de ses grands-parents maternels, ce sont des liens familiaux en particulier puisque l’ensemble de sa famille paternelle y vit. Il correspond notamment avec quelques cousins par e-mails et par téléphone, ainsi qu’avec son arrière-grand-mère paternelle par courriers.

On peut donc constater dans le cas de Mathieu que les rapports entre les membres de sa famille autant en métropole que dans les départements d’origine sont fortement entretenus.

Cette génération, contrairement aux deux précédentes, a l’avantage d’avoir un cercle familial étendu en métropole. Elle ne rencontre donc pas les problèmes et les difficultés des générations antérieures qui étaient bien souvent seules ou qui avaient une structure familiale de type nucléaire uniquement.

Pour les premiers migrants, ce noyau familial réduit leur permettait de vivre dans une plus grande liberté qu’aux Antilles. Alain Anselin relève ce discours dans son étude : « En France on est plus libre. Y’a moins d’autorité de la part des parents. On copie sur les Blancs. Les Blancs dès leur plus jeune âge sont libres. Ils vont où ils veulent. En Martinique tout le monde surveille tout le monde. Où es-tu ? Que fais-tu ? En France les parents antillais n’ont pas le temps. Ils bossent. Ils sont lessivés. Et puis en France y’a ni grands-mères, ni tantes. » (Anselin, 1990, p 134).

Mais au fur et à mesure que le temps passe de nouvelles générations apparaissent, des familles se reconstruisent et s’étendent, malgré un certain pourcentage de retour dans les départements d’origine. Et petit à petit l’organisation familiale traditionnelle aux Antilles constituée en famille élargie se recrée en métropole, alors qu’insérés dans un nouveau contexte les Antillais pourraient être amenés à se conduire autrement. En effet comme le dit William RolleRolle, William, 1986, « Généalogie imaginaire et biographie familiale », in Carbet n°6, pp 44-58. (cité par Anselin, 1990), les membres de la classes moyennes sont partagés entre la reproduction de deux systèmes familiaux : la famille élargie dont ils sont issus et qu’ils ne peuvent ignorer car elle est toujours prégnante dans leurs mentalités, et la famille nucléaire qui est plus apte à satisfaire leur nouveau statut social. Quel que soit le choix que font ces populations on constate tout de même que la famille, lorsqu’elle est présente, reste très importante dans l’ensemble des relations entretenues par les Antillais de métropole. Car même dispersée, la famille élargie réinvente ses pratiques en utilisant par exemple les transports modernes qui réduisent les distances entre les membres et la constitue en un réseau. On peut même voir que les solidarités traditionnelles qui caractérisent la famille élargie, mais qui même aux Antilles s’amoindrissent de nos jours, sont réinvesties en métropole dans une sorte de sentiment de compensation face à l’éloignement et au vide que procure la migration. Il y a donc, par la famille élargie, la reconstruction d’un univers antillais en métropole.

Cette structure familiale, dans le cas de Mathieu, lui permet d’avoir au sein de l’hexagone un certain ancrage géographique, mais surtout un ancrage culturel et identitaire. En effet ce que les premières générations ont recherché dans le monde associatif, dans leurs fréquentations, dans leur besoin d’expression culturelles, (et qui se sont particulièrement manifestés dans les années quatre-vingt), les dernières générations n’ont pas à aller le chercher, puisque c’est l’ensemble de leur environnement familial qui le leur fournit au quotidien. Il y a au sein de la famille élargie une affirmation identitaire, quelles que soient les orientations que chacun a prises, qui est transmise de manière quasi-inconsciente aux derniers nés.

Pour ces générations c’est donc la famille « élargie », qui est par conséquent plus solide que dans les premières vagues d’émigration, qui leur permet de se construire en tant qu’Antillais vivant en métropole. Car effectivement face à ces nouvelles conditions de vie se développent des nouveaux comportements, des nouvelles valeurs et des nouveaux choix qui sont à leur tour producteurs d’une nouvelle culture : la culture antillaise de métropole, que ces nouvelles générations contribuent à enrichir.

 

D/ Des stratégies identitaires… à l’adaptation

A travers ces quatre récits de vie et les quelques commentaires que nous avons pu faire il est possible de mettre en évidence plusieurs stratégies identitaires.

1) Dans un premier temps, Jacques, Françoise et Denis nous permettent d’observer deux stratégies identitaires et d’en déduire une troisième.

a) Jacques, fait partie des individus qui préservent et valorisent leur altérité en pérennisant des pratiques culinaires, festives, sociales, en parlant créole, en fréquentant des lieux de sociabilité caractérisés par la présence d’Antillais (dans les loisirs, mais également dans le milieu professionnel) et enfin en retournant régulièrement aux Antilles. Cette stratégie passe par le maintien d’une différence sans animosité avec la population métropolitaine, et dans ce cadre, le racisme et l’exclusion ne sont pas forcément vécus sur un mode douloureux. Dans cette stratégie l’identité culturelle est « revendicative » pour reprendre l’expression de Jean Galap (1993).

b) Denis, quant à lui utilise une stratégie identitaire qui consiste à s’adapter au mode de vie métropolitain et à prendre en compte les codes, les normes et les valeurs de la métropole, tout en préservant et en affirmant ses spécificités. En effet comme il nous l’a fait remarquer Denis n’a pas chez lui des poupées antillaises sur la télévision, il n’y a pas du zouk « à fond » toute la journée, il n’y a pas de bacouaLe bacoua est un chapeau de paille qui était très souvent utilisé aux Antilles, et qui est ainsi devenu aujourd’hui un marqueur traditionnel du folklore antillais. accroché aux murs, ni de bouteilles de rhum vide dans sa bibliothèque, comme l’on peut voir régulièrement chez certains Antillais. Il n’a pas besoin de tout ça, dit-il, pour se sentir et exprimer le fait qu’il est Antillais, il le revendique autrement, par son engagement associatif notamment. Dans ce cadre, l’identité culturelle est « affirmée » (Galap, 1993). Cette stratégie identitaire permet de « jongler » avec les valeurs, représentations, normes et codes relevant de deux registres : le registre métropolitain et le registre antillais. Ainsi Denis avoue se sentir parfaitement à l’aise autant avec des personnes de la première génération d’Antillais un peu refermées sur leur culture d’origine et leur vie passée dans leurs îles d’origine, qu’avec des métropolitains qui ne connaissent pas du tout les Antilles. Ce passage d’un univers à l’autre se fait moins facilement pour les dernières générations qui ont plus de mal à se reconnaître et à comprendre le mode de pensée et de fonctionnement des tous premiers venus, mais ils sont à l’inverse parfaitement à l’aise dans le monde métropolitain.

c) Une troisième stratégie identitaire peut être relevée à l’extrême opposé de l’attitude de Jacques, il s’agit des personnes qui adhèrent en tous points aux normes de la société française. Elles se considèrent avant tout comme Françaises et vont adopter pour cela le mode de vie métropolitain jusqu’à nier leurs différences et leur altérité. Cette stratégie identitaire est principalement celle des individus qui sont venus au cours de la première période de migration, celle de l’élite qui a réussi (ou qui considère avoir réussi) son assimilation par la position sociale valorisée qu’elle occupe. Cette stratégie est celle aussi de ceux dont l’ascension sociale est moins marquée mais qui refusent, consciemment ou non, de se reconnaître différents et qui se considèrent comme Français, similaires à n’importe quel autre Français.

2) Dans un second temps, nous pouvons distinguer dans les dernières générations dont Mathieu fait partie, des stratégies identitaires encore différentes. Il n’est pas possible de mettre en évidence clairement des stratégies identitaires correspondant aux secondes générations différentes de celles appartenant aux troisièmes générations voire même aux premiers migrants. La stratégie adoptée par un individu ne correspond pas à une génération mais dépend de plusieurs facteurs, comme notamment son insertion ou celle de ses parents dans la société d’accueil, de leur position sociale, du maintien des liens amicaux et familiaux après la migration, de la fréquence des voyages aux Antilles… C’est pour ces raisons que l’on peut retrouver des similitudes dans l’énoncé de ces dernières stratégies avec les attitudes que l’on a pu remarquer chez Denis, par exemple.

On peut constater cependant chez les enfants de migrants, qu’à des degrés divers ils ont reçu en héritage de leurs parents la langue créole, ainsi qu’une certaine manière d’appréhender le monde et les éléments qui le composent. Dans tous les cas, un élément est déterminant dans les processus de construction identitaire c’est, nous l’avons vu, la couleur de la peau et la manière dont elle est perçue par la société environnante. Même lorsque l’individu se définit et se reconnaît comme Français, sa couleur l’empêche d’être perçu comme tel. En réponse à cette forme de stigmatisation plusieurs voies sont possibles, et peuvent animer un même individu selon le contexte et les différentes périodes de sa vie. Trois grandes stratégies peuvent être soulevées :

a) Premièrement il s’agit des individus qui tout en ayant conscience de leur spécificité par rapport aux métropolitains, en ce qui concerne leur couleur mais aussi en ce qui concerne leur histoire familiale, se distinguent également des autres personnes de couleur, des Africains notamment. Ils s’écartent ainsi de la « Blanchitude », tout autant qu’ils se démarquent de la « Négritude ». Ils se situent donc dans la recherche et l’affirmation d’une identité antillaise, mais il s’agit d’une identité originale, distincte de leurs parents et parfois de leurs grands-parents, dont ils se sont réapproprié certains éléments tout en y mêlant leur propre vécu et leurs propres expériences de ce que signifie « être antillais » en France métropolitaine. C’est donc la voie de l’« Antillanité » qui est valorisée.

b) Deuxièmement, certains enfants de migrants ne se considèrent pas comme Antillais car leur environnement social et familial n’a pas favorisé l’apparition d’un tel sentiment. Ils se démarquent également des Français et se reconnaissent plutôt comme « Noirs », sans se distinguer des enfants de migrants d’origine africaine. On assiste ainsi à l’émergence et à la valorisation d’une « ethnicité black » (Galap, 1993). Ces jeunes « blacks » se reconnaissent autour de référents identitaires et de pratiques telles que la musique la danse, et des modes vestimentaires et langagières. On remarque cette alliance entre Antillais et Africains notamment lorsque dans l’organisation d’une même soirée, les danses et les styles de musiques des deux origines se mélangent, (Cf annexe 5). Jean Galap voit dans ce processus de construction identitaire une « démarche d’élaboration psychique et sociale permettant de retrouver avec d’autres, une conscience vécue d’appartenance collective qui semble donner sens à leur questionnement » (Galap, 1993, p 306). Nous n’avons rencontré ce cas de figure qu’une seule fois dans notre échantillon, et cette stratégie n’a été effective qu’à une période dans la vie de cette personne. Le groupe se revendiquant « black » auquel elle a participé, était de plus majoritairement composé d’Africains qui ne manquaient pas de lui faire remarquer qu’elle était « noire de peau, mais blanche de cœur ». Dans cette courte phrase est exprimée toute la différence culturelle qui existe entre les Antillais et les Africains, ainsi que le paradoxe que Frantz Fanon avait si bien décrit dans Peau noire, masques blancs, montrant la démence psychique qu’entraîne le fait de se penser blanc et d’être vu comme noir. Ainsi cette tendance des enfants de migrants antillais et africains à se reconnaître une identité black, que Jean Galap met en évidence, n’a peut-être duré qu’un temps, dans les années quatre-vingt-dix notamment. Mais au bout d’un certain temps tout comme les métropolitains ne considèrent pas les Antillais comme Français à cause de la couleur de leur peau, les Africains ne considèrent pas non plus les Antillais comme « black » malgré la couleur de leur peau. Ils sont par conséquent entre les deux. Et aujourd’hui bien que fleurissent périodiquement de nouveaux magazines se prônant « black » (Cf annexe 6), il n’existe plus concrètement de groupes black réunissant des Antillais comme des Africains. Ceux-ci se retrouvent sur certains points comme la musique, la danse, et même les caractéristiques particulières à ces populations comme les soins de la peau, les manières de se coiffer… mais ces points communs ne les amènent pas forcement à se considérer comme appartenant à une même identité. D’autant plus que ces derniers temps la culture antillaise est « à la mode » dans la société française, les originaires des Antilles en profitent donc pour se revendiquer, avant tout, Antillais.

c) Troisièmement, enfin, certains parviennent à une synthèse équilibrée dans leur construction identitaire. Ils sont Antillais d’une manière distincte de leurs parents, puisque leur Antillanité est « réinterprétée » (Galap, 1993), et métropolitains. Ils sont arrivés à puiser conjointement dans les ressources de la société environnante et dans celles de leur famille pour se constituer une identité structurée tant sur le plan psychologique que sur le plan social (ibid.). Cette dernière stratégie semble la plus représentée dans la population antillaise de métropole.

La tendance évolutive que nous montrent ces trois récits de vie, les stratégies identitaires développées et les différents points qu’elles soulèvent (importance du phénotype, choix du conjoint…), tous ces éléments nous amènent-ils à distinguer un processus d’adaptation au fur et à mesure que se multiplient les générations d’antillais en métropole ?

Avant toute chose il est nécessaire de définir ce que nous entendons par le terme d’adaptation. L’adaptation est « conçue comme un équilibre résultant de la rencontre d’un individu et d’un milieu. Cette interaction suscite des modifications sur les parties en présence de telle sorte que le produit qui en découle soit une réponse adéquate autant que faire se peut à la situation. Elle peut être d’ailleurs de qualité variable » (Galap, 1993, p40).

Il est possible de résumer sommairement la trajectoire des Antillais dans leur introduction en France métropolitaine comme ceci : les premiers migrants qui sont arrivés dans l’hexagone étaient des électrons libres éparpillés entre les grandes villes de France. Dans les années soixante la prise de conscience de leurs difficultés à trouver des logements, des emplois et le poids de la discrimination, les pousse à se regrouper dans des actions militantes, au départ sous la bannière des syndicats, puis rapidement exclus de ces organisations, ils se structurent en associations. Durant les années quatre-vingt jusque dans les années quatre-vingt-quinze environ, les associations connaissent un succès prégnant. Les Antillais se retrouvent entre eux et valorisent leur culture d’origine qui n’est déjà plus tout à fait la même que celle des îles de départ. Les enfants de migrants grandissent dans cet environnement là, où danses folkloriques, musiques traditionnelles et cuisine créole sont mis en valeur. Dans la grande majorité des cas la relève dans les associations par ces nouvelles générations n’a pas été assurée. Par conséquent il s’est créé entre les attentes des plus jeunes et les activités proposées par les associations toujours dirigés par les mêmes, un fossé difficile à combler. Cependant les individus qui se sont connus enfants, par l’intermédiaire des associations, continuent de se fréquenter à l’âge adulte mais cette fois-ci sans passer par le monde associatif. Des familles se constituent parfois ainsi. On voit donc que les enfants de migrants n’ont plus besoin à l’âge adulte de passer par une structure extérieure pour exprimer le fait qu’ils sont antillais. Ils sont antillais mais plus de la même manière que leurs parents, plusieurs fois des migrants de la première génération nous ont dit que leurs enfants étaient « plus européanisés » qu’eux. Les associations ne faisant plus le lien entre les Antillais vivant à Marseille comment les dernières générations peuvent-elles se rencontrer ? Les familles, à présent plus denses qu’au départ, jouent ce rôle de lien entre les dernières générations et leur culture d’origine. Donc malgré la diminution des expressions visibles de la culture antillaise celle-ci se transmet toujours mais en mode interne maintenant. Ainsi nous pouvons constater qu’au fil des générations la population antillaise se fond dans l’ensemble national sans pour autant disparaître.

Les stratégies identitaires ont aidé à la progression du processus d’adaptation des Antillais. En effet le phénotype jouant principalement à l’encontre de cette intégration en France métropolitaine, la solution de se constituer en groupement associatif ou de mettre en valeur une ethnicité « black », a permis à cette population d’être identifiable (par quelques éléments stigmatisants), par les membres de la société d’accueil comme une population différente mais inoffensive pour obtenir ainsi une place au sein cette société.

A un niveau plus individuel, le choix d’un conjoint métropolitain permet aussi de s’intégrer dans la population d’accueil. Ce choix contribue à alimenter « l’invisibilité ethnique » que la population antillaise souhaite maintenir pour conserver son statut de population discrète et inoffensive pour l’ensemble national et devenir ainsi « intégrable ». Pour cela les Antillais font preuve d’une grande capacité à s’adapter aux situations qu’ils rencontrent et mobilisent les éléments d’un système de référence ou de l’autre selon les circonstances. Dans le souci de voiler leur différence et de ne pas être stigmatisés, ils usent de stratégies qui consistent à faire l’apprentissage des codes de la société environnante, afin de savoir quelles sont les réactions à avoir, les attitudes à adopter et les mots à prononcer selon les contextes. Une telle stratégie « caméléon » permet aux individus de mettre en œuvre un mode de pensée, d’agir correspondant aux normes métropolitaines lors d’interactions sociales avec des métropolitains, tout en conservant un mode de vie, de pensée, d’agir antillais dans le cercle familial et amical. C’est donc l’adaptation culturelle des Antillais à la vie en métropole qui a entraîné un changement de regard par les membres de la société sur cette population pour arriver à leur adaptation dans l’hexagone.

On voit donc bien ici que, comme nous le définissions au départ, ce sont les modifications des deux parties qui ont pu permettre une adaptation de la population antillaise en France métropolitaine.

 

 

2.3 Quels liens réunissent les personnes enquêtées ?

 

 

En recoupant les informations que nous avons sur la manière dont nos informateurs ont rencontré d’autres Antillais, nous pouvons essayer de comprendre comment s’est construite sur Marseille cette communauté qui n’en est pas une, afin justement d’essayer de nommer ce système autrement.

 

A/ Tentative de dénomination d’une réalité

Comme nous avons essayé de l’expliquer brièvement dans la méthodologie de ce présent travail, c’est au cours d’entretien avec un individu en particulier que nous nous apercevions du lien qui le rapprochait d’une manière ou d’une autre avec un autre individu dont nous avions déjà entendu parler, vu ou même interrogé. Ainsi, des sujets qui à nos yeux n’avaient aucun rapport les uns avec les autres se trouvaient en fait être des membres de la même famille, des amis d’enfance, des adhérents actifs d’une même association toujours existante ou non, des partenaires de travail, des associés…

Prenons un exemple qui nous permettra de baser nos propos. Pour faciliter la compréhension nous utilisons les premières lettres de l’alphabet pour désigner les personnes en jeu dans cet exemple :

Mr A et Mr B se sont rencontrés enfants dans l’association que fréquentaient leurs parents. Au début de leur vie d’adulte l’un et l’autre quittent l’association à quelques années d’intervalles pour des raisons différentes. Chacun construit sa vie de son côté, mais ils restent en contact puisque la sœur de Mr A épouse le frère de Mr B quelques années après s’être eux aussi rencontrés dans cette même association antillaise. Après avoir vécu l’un et l’autre des expériences différentes, Mr A et Mr B se retrouvent dans la même situation professionnelle. Etant tous les deux en recherche d’emploi et disposant de la même passion pour la musique ils décident de monter ensemble un magasin de musique « black ». Privilégiant particulièrement la relation avec le client et l’échange au niveau des savoirs musicaux leur entreprise connaît une forte affluence de passionnés de musique, mais leurs prix sont moins avantageux que les grands centres de distributions nationaux qui sont dans les rues commerçantes de Marseille : « les gens venaient écouter la musique et discutaient de leurs goûts chez nous et après ils allaient acheter leurs CD chez Virgin, parce que forcement là-bas c’était moins cher. Et donc au bout d’un moment, ben notre affaire elle était plus rentable ». Après la fermeture de leur magasin Mr A et Mr B ont repris leur vie chacun de leur côté, puis quelques mois plus tard avec l’aide cette fois-ci de connaissances extérieures de l’un et de l’autre, ils ont à nouveau tenté l’expérience en montant une nouvelle entreprise. Ils prennent ainsi la gérance d’une boîte de nuit en l’orientant sur de la musique et sur une clientèle afro-caribéenne. A la fermeture de cette seconde expérience d’entreprise, Mr A et Mr B ont constitué leur famille et ont été embauchés par la suite en tant que fonctionnaires dans différents services de la fonction publique. Par la suite Mr A, a fait partie d’associations antillaises en prenant dans chacune d’elles diverses responsabilités, jusqu’à finalement aujourd’hui n’avoir qu’un rôle réduit dans une association pour se consacrer principalement à sa vie de famille. Mr B lui aussi a continué quelques activités autour de la population antillaise de Marseille, comme l’organisation de soirées, et il monte à présent, avec son frère, une nouvelle association antillaise à caractère social. Leur parcours individuels se sont donc croisés, séparés puis recroisés pour à nouveau être séparés, sans pour autant qu’ils en arrivent à perdre contact l’un avec l’autre, puisque Mr A et Mr B sont toujours rattachés par un lien familial.

Ainsi, à travers les trajectoires des personnes enquêtées nous avons pu voir que certaines d’entre elles qui appartenaient à un même ensemble (une association en général) sont parties à un moment donné de celui-ci, seul ou à plusieurs pour intégrer ou recréer un nouvel ensemble à des fins ou des intérêts différents. Il se constitue alors de nouveaux ensembles qui vont grossir avec l’adhésion de personnes extérieures. Plus tard, de ce nouvel ensemble recréé, certains partiront pour reconstituer encore autre chose ou juste pour quitter ce milieu. Quelque uns partent seuls mais retrouvent parfois une personne qu’ils ont rencontrée dans un premier ensemble et avec qui ils vont développer un nouveau projet.

Ces ensembles pourraient être désignés par le terme de « mondes sociaux » déjà employé par Claude Lévi-Strauss et repris par David UnruhUnruh, David, 1983, Invisible Lives. Social Worlds of the Aged, Beverly Hills, Sage. dans une étude sur l’intégration sociale des personnes âgées. Les « mondes sociaux » sont définis par ces auteurs, comme des formes d’organisations sociales aux contours peu définis, dont les membres ne sont pas liés par leur co-présence dans un même espace, mais par le partage de perspectives semblables résultant d’un centre d’intérêt commun et de la participation aux mêmes canaux de communication. Nous pourrions rajouter à cette définition des « mondes sociaux », pour le cas qui nous concerne ici, la dimension de l’identité d’origine. En effet, ce qui permet à ces « mondes sociaux » d’exister c’est avant tout le fait que toutes les personnes qui participent à leur création sont de la même origine culturelle ou ont des affinités particulières avec celle-ci. Concernant la réalité que nous avons observée, les relations qui lient les Antillais de Marseille entre eux sont une constellation de « mondes sociaux ». Ceux-ci peuvent être une association, un loisir, une passion…les individus en font partie un temps, plus ou moins long. Ces mondes sociaux occupent une place plus ou moins importante dans leur existence, pour certains ils occupent un rôle mineur, pour d’autres ils contribuent puissamment à donner sens à leur existence. Selon l’intérêt porté au monde social auquel il appartient, l’individu peut également rester discret ou au contraire devenir le véritable leader de celui-ci. Ainsi certains sujets font partie de plusieurs mondes sociaux à la fois, (puisque les mondes sociaux ne sont pas forcement des univers distincts, certains se complètent), tandis que d’autres individus se consacrent entièrement à un seul. Mais un moindre investissement dans un monde social n’est pas forcement vécu comme un désengagement et il est possible de continuer à vivre subjectivement dans ce monde social sans y avoir une participation active, par la remémoration par exemple.

L’entrée dans un monde social peut être liée à plusieurs raisons, comme par exemple, la cessation d’activité professionnelle, la perte prématurée du conjoint, la recherche identitaire, le besoin de retrouver son univers d’origine ou le désir de se rassembler entre originaires d’une même région dans les situations de migration… Parfois de nouveaux engagements peuvent se substituer à d’autres, délaissés, et le degré d’intégration à un monde social peut s’accroître ou au contraire décliner. Au bout d’un moment les individus quittent complètement le monde social délaissé, seul ou à plusieurs, soit pour en investir un autre déjà existant soit pour en créer un nouveau, que la présence d’autres personnes viendra enrichir et développer. Mais ce que nous avons observé, c’est que quitter un monde social ne veut pas dire couper les liens avec les individus qui le constituaient, les membres continuent de se côtoyer de loin et de manière superficielle. Ainsi un individu qui a quitté un monde social peut revenir chercher une ancienne connaissance dans celui-ci pour un projet qui pourrait l’intéresser, ou parce qu’elle est « spécialiste » de tel ou tel élément, ou qu’elle a une compétence dans un domaine particulier… Par conséquent l’appartenance à plusieurs mondes sociaux dans la trajectoire d’un individu, le conduit à construire un réseau de connaissances plus ou moins activable selon les besoins. Le commérage permet notamment d’entretenir ce réseau. Effectivement un grand nombre des relations observées sont uniquement latentes et il peut se passer de longues périodes pendant lesquelles deux individus qui se connaissent ne se rencontrent pas. Le commérage leur permet alors de demeurer en contact régulier l’un avec l’autre. C’est ainsi qu’ils peuvent apprendre qu’un tel a changé de travail, ou d’adresse, que sa vie de couple ou son style de vie en général ont subi des transformations. Ainsi en se renseignant sur la vie d’une connaissance avec qui la fréquence des interactions est faible, un sujet peut rester proche de cette connaissance au cas où un jour il souhaiterait, par exemple, la re-contacter pour quelque raison que se soit.

C’est ainsi que certaines personnes faisant parties d’un même réseau se connaissent, alors qu’en apparence rien ne les rapproche, puisque dans leur vie quotidienne comme dans leurs activités, aucun lien ne permet de savoir qu’elles sont en contact les unes avec les autres. Mais cependant elles se connaissent et savent ce que font les autres, parce qu’à un moment donné elles ont fait parties d’un même monde social.

Il est donc envisageable de parler de la population antillaise de Marseille en termes de mondes sociaux qui conduisent à créer au bout d’un certain temps des réseaux de relations sociales à caractère transitoire et personnel. Sachant qu’un monde social peut être aussi bien une association (dans sa forme la plus courante) que la fréquentation d’un lieu en particulier, comme un restaurant, un bar ou une salle où s’organisent des soirées antillaises. Ainsi comme Christine Chivallon nous envisageons de parler de cette population en terme de réseaux, non pas comme elle les définit c’est-à-dire constituée en des segments communautaires, mais par des mondes sociaux qui mettent un peu plus à distance l’idée de solidarité qui est exprimée par l’expression « communautaire » chez cet auteur. Néanmoins ils sont, dans leur multiplicité et leurs orientations, autant de lieux et de moments où s’élabore l’identité antillaise.

Il faut cependant être conscient que l’emploi de la catégorie conceptuelle du réseau dans l’analyse des relations entre Antillais à Marseille, n’est qu’une dénomination imparfaite de la réalité parce que l’ensemble des Antillais résidant dans la région ne fonctionnent pas ainsi. Nous pourrions donc dire que la catégorisation en terme de réseau pour cette population n’est que partiellement acceptable puisqu’elle ne correspond qu’à ceux qui se considèrent, dans leurs dires ou dans leurs actes, appartenir à la population antillaise.

 

B/ A travers le réseau la reconstitution d’univers

L’existence de réseaux, que nous venons de définir, fait croire à certaines personnes extérieures à l’ensemble antillais, que cette population est une communauté parce que justement, selon elles, tous les Antillais se connaissent entre eux.

Il est certain que la fréquentation de nombreux mondes sociaux par quelques individus de la population antillaise les amènent à connaître et à être connu par beaucoup de personnes. Mais d’autres Antillais n’ayant jamais fait partie de ces mondes sociaux, ne sont pas intégrés dans ces réseaux ou du moins pas directement, (mais par l’intermédiaire d’un frère ou d’une sœur qui est connu dans ces organisations informelles). Ainsi il est vrai que de nombreux Antillais se connaissent à Marseille, mais comme la plupart de nos informateurs nous l’ont dit ces connaissances sont très souvent superficielles. Et se sont en général les commérages, les « milans » qui permettent de situer qui est quoi et par rapport à qui. De cette manière les individus connaissent ce qui se raconte sur quelqu’un sans même le connaître ou uniquement de vue. Si cette tendance au commérage ne fait l’objet que de pratiques ponctuelles, les sujets de conversation portent autant sur des personnes qui sont en métropole, que sur celles qui vivent ou qui sont parties vivre aux Antilles.

On peut donc constater qu’en France métropolitaine, sont perpétués les traditionnels cercles de « milanèses »Nosologie forgée à partir du mot créole « milan » qui renvoie à toutes les formes de commérages., qui viennent à l’origine de l’autre côté de l’océan Atlantique. Cependant en métropole le commérage n’a pas la même fonction que dans les départements d’appartenance. Dans ces derniers il a un rôle de contrôle de la société. Tandis que dans la société d’accueil il participe à maintenir les liens sociaux entre les individus, autant pour les personnes qui sont sujets des milans que pour celles qui formulent les indiscrétions. Norbert EliasElias, Norbert, 1985, « Remarques sur le commérage », in Actes de la Recherche en sciences sociales, n°60, pp 23-31. dit que le commérage est à penser comme un système de distribution d’identité et de pouvoir. Cette idée se retrouve en métropole puisque nous avons pu constater que ceux qui sont « victimes » des milans sont ceux qui ont une place importante dans le réseau, c’est-à-dire ceux qui de par leur engagement dans divers mondes sociaux sont connus de nombreuses personnes. En se positionnant en tant que leaders ils deviennent forcement l’objet de jalousie et donc de jeux de pouvoir. Mais également par leur présence au sein des réseaux mais aussi à l’extérieur, ils contribuent à définir et à valoriser une identité collective.

Alain Anselin (1990) pense que les milans en métropole sont moins importants qu’aux Antilles puisque pour beaucoup de personnes émigrées, l’identité et le pouvoir sont justement des choses que l’on peut trouver ailleurs que dans le « théâtre matrimonial » (qui est bien souvent le sujet principal des milans). Et ainsi « les rites du commérage » par où s’exerce le contrôle social a perdus sa légitimité. Cette réflexion est vraie notamment pour tous ceux qui ne s’investissent pas dans les réseaux d’antillais et qui sont devenus, en quelques sortes, des métropolitains à part entière. Mais pour les autres, ceux qui cherchent à s’insérer dans des mondes sociaux antillais et qui n’ont pas connu de satisfactions sociales par leur migration, le moyen d’affirmer leur identité et de s’affirmer socialement passe par la recherche de la valorisation de soi auprès d’un réseau d’autres Antillais, à défaut d’être valorisé par les membres de la société d’accueil. Ceci se retrouve particulièrement à Marseille où, comme nous avons eu l’occasion de le constater, les situations professionnelles de la majorité des Antillais n’ont rien de valorisant pour ceux qui les exercent.

Donc nous voyons ici que la constitution de réseaux de relations interpersonnelles entre originaires des départements d’outre-mer permet de recréer en métropole un « univers » antillais basé sur des comportements similaires à ceux qui régissent les rapports sociaux aux Antilles.

Mais pour beaucoup des personnes que nous avons interrogées, ces réseaux et surtout les « histoires » qu’ils ont tendance à produire sont des éléments dont il faut se protéger, et protéger sa vie privée. Certains individus ont même renoncé à côtoyer des Antillais pour ne pas être victimes des « ragots » qui sont « inventés, dès que des Antillais se retrouvent ensemble ». D’autres prennent juste quelques précautions, comme ne jamais inviter des originaires chez soi, pour éviter qu’ils ne critiquent la manière dont ils ont aménagé leur intérieur. Ces craintes d’être l’objet de railleries, et le « héro » d’histoires imaginaires poussent les individus à se protéger de ces réseaux, en n’y ayant que des relations dites superficielles. Mais en parallèle ils développent avec d’autres, des liens plus profonds, et ensemble ils forment un univers personnel dans lequel chacun se sent en sécurité. Cet univers personnel est souvent constitué par la cellule familiale, mais il peut être aussi composé par quelques bons amis en qui ils ont totalement confiance, et qui justement jouent un peu ce rôle de famille d’adoption dans la mesure où ce sont des individus sur lesquelles il est possible de s’appuyer en cas de difficultés. Souvent, pour les premières générations, ce sont des amis qui forment cet univers intime puisque leur migration se faisait en générale de manière individuelle. Pour d’autres, de la même génération, c’est la constitution de leur propre famille qui leur a permis de créer l’univers contribuant à leur épanouissement.

Nous voyons donc se dessiner ce mouvement au sein de la population antillaise : face à l’hostilité de la société d’accueil il se forme petit à petit divers mondes sociaux qui créent à terme des réseaux de relations entre Antillais. Et face à l’hostilité que ceux-ci ont tendance à produire les individus se replient sur leur propre univers où ils se sentent en sécurité. La généralisation de ce processus à l’ensemble des Antillais vivant à Marseille est bien sûr à mettre sous réserve, puisque comme pour chaque élément relevé sur cette population, des contres exemples apparaissent étant donné l’hétérogénéité de ce groupe.

Nous pouvons cependant remarquer que ces deux univers ont un rôle intégrateur pour les Antillais vivant en métropole. Ils forment en effet des sortes de « sous-sociétés »Expression de Didier Lapeyronnie. Lapeyronnie, Didier, 1999, « De l’altérité à la différence. L’identité, facteur d’intégration ou de repli ? », in Dewitte P. (dir.) Immigration et intégration, l’état des savoirs, Paris, La Découverte, pp 252-259. où l’identité exprimée est une identité intermédiaire à travers laquelle les migrants peuvent trouver les appuis et les ressources nécessaires pour affronter le choc social et culturel de la société d’accueil et de l’exil. Ces sous-sociétés peuvent donc être vues comme des niches de l’identité en transformation. Cependant en épousant des configurations multiples, insaisissables et fuyantes, elles sont difficilement repérables par le regard extérieur, regard qui est notamment celui de l’analyse anthropologique. Il n’est donc pas aisé de les étudier en profondeur.

 

C/ Être Antillais à Marseille

Pour beaucoup de nos interlocuteurs, Marseille est la seule ville de France dans laquelle ils envisagent de vivre. Les conditions climatiques de cette cité les amènent à penser qu’ils y sont aussi bien que ce qu’ils pourraient être aux Antilles. Ils y retrouvent en effet, le soleil, la chaleur, et la mer qui sont les emblèmes d’un cadre de vie agréable, mais qui semblent être aussi les éléments essentiels à la vie des Antillais en métropole comme nous l’explique un de nos informateurs : « nous, on a besoin de chaleur pour vivre, sans ça on est pas bien dans sa tête ». Mais ces éléments correspondent aussi à un rythme de vie moins soutenu que dans la capitale (principal lieu de résidence des Antillais en France métropolitaine), et recherché par cette population. D’ailleurs de plus en plus d’originaires des Antilles descendent vivre dans le sud de la France pour ces raisons. A chaque fois que la comparaison, entre ces deux villes, a été évoquée dans nos entretiens, Marseille apparaît sans conteste comme un havre de paix par rapport à Paris.

Un havre de paix et de sécurité car comme l’explique Dolorès Pourette (2002) les Antillais se pensent « chauds » par rapport aux métropolitains, et de manière plus générale par rapport aux personnes blanches de peau, qu’ils estiment « froides ». Ainsi l’association est faite entre la chaleur et le fait d’être Antillais et le froid avec le fait d’être métropolitain. Par conséquent vivre dans une ville chaude permet plus facilement de conserver son caractère chaud, alors que vivre dans une ville froide peut influencer sur le caractère d’origine jusqu’à finalement le transformer et le faire devenir froid, ce qui signifierait perdre son « âme », et surtout son identité. Ces observations soulignent à quel point l’individu est pensé en fonction de son environnement et comment est installé une correspondance entre le corps et le climat.

Enfin les conditions climatiques de la région marseillaise permettent de maintenir certaines traditions des départements d’origines comme par exemple le pique-nique en famille organisé à Pâques sur les plages où y est dégusté le « matoutou » (le crabe). A Marseille, à cette saison, s’il ne fait pas encore aussi chaud qu’en plein été, les premiers jours du printemps rendent tout à fait envisageable la perpétuation d’une telle tradition. Ainsi par la reproduction et l’organisation d’événements de ce genre, c’est l’identité et la culture antillaise qui est conservée et transmise aux plus jeunes.

La chaleur de la ville se caractérise aussi, selon les Antillais, par la population qui y vit. Vivant dans le sud de la France la population qui réside à Marseille est considérée comme une population ayant le sang plus chaud que l’ensemble des autres « blancs » de l’hexagone, et par conséquent plus proche du caractère des originaires des Antilles. De plus le mélange culturel qui existe dans cette ville la rend particulière. Elle est décrite comme une ville inter-communautaire, où les différentes communautés vivent ensemble dans une heureuse harmonie (qui est certainement plus idéalisée que réelle). Marseille est imaginée comme un « melting-pot » où chacun a sa place. Une société où les cultures se métissent et les cuisines se mélangent. Cet entrelacement de cultures génère entre les individus des relations, des échanges qui vont transformer petit à petit la culture des uns et des autres, non pas en une culture nouvelle, mais en une manière de vivre ensemble, où chacun y trouve son compte. Les Antillais retrouvent à travers cette diversité culturelle les fondements de leur identité qui s’est elle aussi construite sur la mise en contact, en un même lieu, de plusieurs populations, pour devenir par le processus de créolisation, la culture créole.

Ainsi par ces deux éléments, les conditions climatiques et l’environnement social, les Antillais qui sont à Marseille adaptent leur identité culturelle d’origine dans des conditions qui leurs sont plus favorables car plus proches de leur milieu d’appartenance, que celles qu’ils peuvent rencontrer dans le nord de la France. Nous pouvons alors nous demander si justement ces conditions « plutôt favorables » conduisent les Antillais, résidant à Marseille, à essayer de reproduire à l’identique la culture dont ils sont issus ?

D’après nos observations et le témoignage des Antillais arrivés récemment dans cette ville, la manière dont les originaires des Antilles vivent leur culture d’origine, ou en d’autres termes la manière qu’ils ont d’être Antillais à Marseille ne serait pas similaire à celle des autres villes de métropole. Un jeune homme arrivé en métropole depuis une dizaine d’années et ayant vécu à Montpellier (où une forte population antillaise est ancrée) avant de venir s’installer à Marseille nous dit : « A Montpellier lorsque j’ai cherché à rencontrer d’autres Antillais, j’ai retrouvé l’ambiance antillaise comme je la connaissais aux Antilles. A Marseille, les individus sont plus marseillanisés. L’approche est différente pour parler de tout…à Montpellier on fait ressortir son côté antillais, on parle créole facilement, alors qu’ici parler français ça ne choque pas. A Montpellier on n’est pas montpelliérain on est Antillais, alors qu’ici on est marseillais… ». L’identité antillaise aurait donc était pénétrée par l’identité locale transformant ainsi l’identité d’origine en quelque chose de nouveau qui peut être caricaturé par cette image, que l’on nous a souvent cité en exemple : « des supporters de l’OM qui boivent non pas du pastis mais du rhum ».

On parle souvent de Marseille en disant qu’elle a la capacité d’intégrer toutes les populations qui y vivent qu’elles soient étrangères ou pas. Et ce, parce que la ville fut fondée par un certain Protis, phocéen, c’est-à-dire grec, qui, en 600 avant J.-C., débarqua sur les bords du Lacydon, demanda son amitié au roi des Ségobriges et épousa Gyptis, sa fille. L’histoire de la ville commence donc avec un immigré... Depuis lors, Marseille aurait conservé sa capacité d’intégration, d’absorption et de tolérance. Et lorsqu’on vit à Marseille on devient, soi-disant, marseillais en très peu de temps : « en deux heures » précise même un homme que nous avons rencontré. Certains pensent que si tant de personnes, et en particulier des étrangers, deviennent des marseillais d’adoption c’est parce qu’ils trouvent dans cette identité une certaine liberté qu’ils ne trouvent pas dans le reste de la société d’accueil :

«  C’est parce que -spontanément- tu vas t’intégrer dans le truc qui est ouvert. Tu ne vas pas t’intégrer dans le truc qui est fermé. C’est ce qui fait notre force ensuite. C’est l’identité de cette ville de tous les mélanges, où un Arménien, un Arabe, un Comorien, un Vietnamien se reconnaissent autant à Marseille qu’à travers leurs terres d’origines. Ce qui est bien d’ailleurs, c’est que cette ville finit par tous les transformer. Ils deviennent Marseillais avant toute chose. Ils en sont fiers, parce qu’on ne leur pose pas de conditions, c’est-à-dire on ne leur dit pas, vous pouvez être Marseillais... mais il faut que vous oubliez ce que vous étiez avant. Non ! Tu peux être Marseillais et continuer à être ce que tu étais avant. Donc c’est un choix de concept identitaire, c’est-à-dire qu’à la fois, tu as une identité imposée (ta carte d’identité par exemple). Et puis, en parallèle, tu as une identité choisie, c’est-à-dire que tu ne nais pas marseillais. Tu veux être Marseillais. L’identité, elle est dans le vouloir, dans le fait que tu t’investisses… »Extrait de l’entretien du groupe de musique marseillais Massilia Sound System diffusé sur radio galère en avril 2004..

Marseille serait donc une formidable machine à faire des Marseillais. Pas des Français, ou alors des Français en second lieu, mais des Marseillais d’abord. Cependant pouvons-nous réellement envisager que le sentiment qu’ont les populations étrangères de Marseille pour cette ville s’apparente à une identité ? Pour M. Michel Péraldi, sociologue :

« Une identité territoriale ne peut pas se substituer à une identité sociale. Or Marseille n’a pas d’identité sociale. On n’y a pas recomposé le puzzle qui permet d’exister. Tout ça ne fait pas une identité. Etre marseillais, c’est bien, mais superficiel. La plupart des immigrés sont dans un « non-monde social humiliant. »Extrait de l’article de Dominique Pons paru dans le Monde diplomatique en juillet 1997, intitulé « Marseille ou le mythe vacillant de l’intégration ». .

Si les Antillais qui résident à Marseille depuis déjà plusieurs générations ne sont pas devenus des marseillais à part entière, et ce notamment à cause de leur couleur de peau que le recours à l’identité d’origine permet de justifier, ils ont cependant développé pour cette ville un attachement particulier. Certainement dû à l’accueil plus chaleureux qu’ils ont reçu dans cette région de la France plutôt qu’ailleurs, notamment pour des raisons d’affinités culturelles (univers relativement machiste, le goût pour les palabres, et un rythme de vie à peu près similaire, la même passion pour le football…) mais cet attachement est du aussi à la fascination que crée cette ville sur l’ensemble de ses habitants.

L’histoire de la ville a créé, comme l’explique Christian Bromberger (1995), une certaine « victimisation » de la population locale face au reste de l’ensemble national, qui a engendré par conséquent le développement d’une identité dominée par le « désir de revanche et de reconnaissance » (ibid. p74). Les Antillais se reconnaissent dans cette identité locale puisqu’en effet la population antillaise connaît et entretient aussi ce sentiment d’être victime de la société française à cause de son passé d’esclave. De plus comme la société d’accueil ne reconnaît pas pleinement aux Antillais leur statut de français, et que Marseille réussit à leur donner cette reconnaissance, c’est avant tout marseillais que se considèrent les Antillais résidant dans la région avant de se définir comme français.

Cependant comme le remarque Dolorès Pourette (2002) pour la population guadeloupéenne d’Ile-de-France, l’espace de migration n’est pas vécu comme un lieu d’attachement et d’enracinement, alors que l’île d’origine, elle, est réinvestie, particulièrement au moment du décès, du sentiment d’attachement au territoire en tant qu’identité-racine.

En ce qui concerne la population antillaise résidant à Marseille, si l’attachement au lieu ne se traduit pas visuellement au sein de la ville, il existe au moins de manière affective dans son discours et principalement dans celui des deuxièmes générations qui expriment de moins en moins le désir de rentrer aux Antilles, malgré le lien familial et donc émotionnel qui les lie à ces départements. Par conséquent si l’attachement aux îles d’origine est important dans la construction identitaire des derniers nés, l’attachement aux territoires de la région marseillaise l’est aussi, même s’il l’est dans une moindre mesure.

 

D/ Qu’est ce que cette étude nous apprend sur la société française ?

Le cas de l’émigration antillaise vers la France métropolitaine, nous permet de voir comment les politiques françaises gèrent les problèmes liés à l’immigration. N’étant pourtant pas une population étrangère les Antillais rencontrent les mêmes difficultés que les travailleurs de nationalités différentes, et par conséquent subissent les mêmes discriminations que l’Etat a du mal faire disparaître, malgré les différents programmes qu’il instaure. On s’aperçoit ainsi que la République Française a peur des dangers du communautarisme que les Etats-Unis symbolisent par leur polarisations identitaires de l’espace public.

A travers l’installation des Antillais en métropole, on voit se succéder au fil des années des problèmes de terminologie utilisée par le gouvernement pour parler de l’intégration des immigrés. Parmi les mots employés faut-il préférer « intégration », « assimilation », « insertion » ou un autre vocable ? On peut voir historiquement que chacun de ces termes a été employé selon les gouvernements en place et les politiques qu’ils ont entrepries durant leur mandat. Ainsi l’assimilation est le premier terme à s’être imposé, il décrit (même si cela n’a pas toujours été son sens premier) un processus par lequel un être vivant en transforme un autre en sa propre substance, synonyme de l’absorption d’un corps étranger jusqu’à le faire disparaître (Costa-Lascoux, 1999). Dans le cadre de populations « étrangères », autant par leur nationalité que par leur culture et leur aspect physique, l’assimilation peut être envisagée comme la résorption progressive des particularismes par la culture nationale. La population antillaise a particulièrement bien connu ce processus puisque avant même d’avoir entamé un mouvement d’émigration vers la métropole, depuis qu’elle est sous la dépendance française c’est cette logique là qui a été fortement mise en valeur. C’est d’ailleurs pour cette raison que cette population une fois en France a déjà des réflexes appréciés par l’ensemble national comme l’invisibilité ethnique et la discrétion sociale, qui montrent que ce groupe a déjà intériorisé l’idée que la république ne souhaite pas voir se développer des communautarismes. Il faut noter aussi que les politiques d’intégration en France portent sur la non-reconnaissance des particularismes et privilégient le principe de l’intégration individuelle. Cependant comme l’explique l’école de Chicago et comme l’a montré l’expérience antillaise, l’assimilation dans la société d’accueil ne signifie pas nécessairement que les groupes d’immigrés renoncent à leurs traits culturels ou ethniques. Au contraire, dans l’étape de « réorganisation » décrite par cette écoleL’équipe de sociologues constituant l’école de Chicago a analysé, empiriquement et dans le détail, les étapes du passage, dans la vie des immigrés, entre la culture du pays d’origine et l’assimilation dans la société d’accueil. Son cadre d’étude n’était pas l’Etat-nation mais l’environnement urbain de telle ou telle ville. La « réorganisation » fait partie de l’une des étapes décrites par ces sociologues. De ces travaux qui datent d’entre 1915 et 1935 environ, les chercheurs retiennent aujourd’hui, surtout une sensibilité à la complexité des « étapes » de l’assimilation dans ses multiples dimensions (linguistique, matrimoniale et familiale, socio-économique…) et l’idée que ces étapes peuvent évoluer à des rythmes très différents selon les situations concrètes. , qui suit l’expérience déstabilisante de l’immigration, les références culturelles d’origine et les liens communautaires peuvent faciliter l’adaptation du groupe à la société d’accueil.

Les termes d’insertion et d’intégration apparaissent par la suite. La terminologie de l’insertion veut contrairement à l’assimilation laisser à chacun le « droit à la différence », cependant cette expression a des effets pervers comme le paternalisme et surtout la mise en place de « discriminations positives ». Ce respect des particularismes culturels énoncé par l’insertion signifie aussi que l’élément étranger qui est « inséré » ne modifie pas radicalement la structure de l’ensemble, et qu’il peut à tout moment être expulsé pour être réinséré dans un autre milieu, à l’instar des mesures de « réinsertion au pays d’origine ». Ainsi comme le montre Harry Goulbourne (1999) pour les familles caribéennes en Grande-Bretagne, l’incorporation des Antillais en Europe n’a pas été très éloignée de leur incorporation différentielle dans la Caraïbe elle-même. C’est-à-dire que les conditions sociales se sont améliorées pour les Antillais des deux côtés de l’Atlantique et un système de classe plus complexe a transformé le système de différenciation raciale en vigueur dans l’ancien régime colonial. Cependant, les « sommets stratégiques » de ces économies restent toujours entre les mains des mêmes personnes. En d’autres termes la venue des Antillais en métropole ne contribue pas à leur laisser plus de responsabilités et plus de reconnaissances, la société française reste pour ces populations dans les départements d’origine comme en métropole la culture dominante et légitime.

L’intégration quant elle désigne une opération dans laquelle chaque élément compte à part entière dans une dynamique et une interdépendance qui créent une réalité nouvelle. L’intégration, forte de son étymologie et de « sa racine commune avec l’intégrité, vise la cohérence des mesures sectorielles et, au-delà, une construction collective de la citoyenneté » (Costa-Lascoux, 1999, p 332). Néanmoins cette philosophie de départ fut mal comprise et le terme est aujourd’hui réinvesti de différents sens selon les politiques qui se l’approprient, car en effet, il est utile de savoir que les choix qui contribuent à employer tel ou tel terme correspondent bien souvent à des logiques étatiques. Et par conséquent les immigrés en subissent les idées et les contraintes qui y sont associées. Il en va de même avec les choix des termes qui désignent les groupes issus de l’immigration. Sont-ils des « immigrés », des « étrangers », des « minorités ethniques » ? Nous avons déjà vu les ambiguïtés que posent ces questions selon l’utilisation de l’un ou l’autre des termes au court de cette étude avec le cas des Antillais en France métropolitaine.