Première partie : 

Les Antillais en métropole, une communauté ?

 

1.1 Histoire de l’émigration antillaise

 

L’émigration antillaise par sa spécificité a fait l’objet de nombreuses études. Autant sur la politique française de l’immigration de cette population que sur l’analyse des conséquences socio-économique et psychologique dans les départements d’outre-mer. Ces recherches menées en sociologie par des auteurs tel que Fred Constant, Claude-Valentin Marie, Alain Anselin, ou encore Hervé Domenach et Michel Picouet, sont souvent analysées du double point de vue : point de vue de la société de départ et de la société d’accueil. En voici un résumé général.

 

A/ Emergence de la migration antillaise : une émigration de travail institutionnalisée  

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les sociétés antillaises qui étaient jusqu’au XIXe siècle des terres d’immigration massive deviennent sous l’action conjuguée de plusieurs facteurs (l’explosion démographique avec des taux considérables de croissance naturelle, la décolonisation de nombreux territoires, la crise profonde de l’économie de plantation, les besoins en main d’œuvre des pays industrialisés) un foyer intense d’émigration vers les anciennes métropoles coloniales européennes. C’est ainsi que l’on se rend compte que l’histoire des migrations de la Caraïbe est intimement liée à l’histoire économique et politique des anciennes puissances coloniales. En effet peu après la seconde guerre mondiale et surtout à partir des années soixante, la conjoncture nationale de la France marquée par l’extension économique, le développement industriel et l’augmentation du nombre des emplois, suscite l’appel de main d’œuvre extérieure que va mettre en place la politique française de l’immigration antillaise. De plus depuis les années vingt, les Antilles connaissent une véritable explosion démographique, lié à la baisse de la mortalité, à l’allongement de la durée de vie moyenne et au maintien des taux de natalité très élevé. Ainsi, la population de la Caraïbe est multipliée par deux entre 1920 et 1960, passant de 10 millions d’habitant à 21 millions d’habitant environ (Domenach et Picouet, 1993). Dans ce contexte de surpopulation relative, les tensions socio-économiques induites par le déclin des activités agricoles traditionnelles entraînent une libération continue des forces de travail qui affluent vers les villes, et où l’on constate qu’il est impossible d’absorber, dans ces conditions, les nouvelles générations. Commence dès lors un flux migratoire vers la métropole. Dans les premiers temps il s’agit d’une émigration spontanée, non contrôlé par l’Etat, qui répond à une situation économique difficile et à une pression démographique importante dans les départements de départ. Cette première vague d’émigration concerne principalement des cadres moyens et supérieurs, des militaires, ainsi que l’élite artistique et intellectuelle antillaise. Cette émigration peut se chiffrer à 1 500 émigrants par an pour chaque île (Anselin, 1979). Mais elle prend d’emblée un relief particulier non seulement parce qu’elle concerne des « nationaux de couleur », mais aussi parce son insertion socio-professionnelle est spécifique.

Dès 1960, l’émigration antillaise est perçue par les instances politiques comme un moyen de combler le déficit en main-d’œuvre que connaît la métropole. Etant également confrontés aux premiers troubles sociaux liés à la fermeture des usines sucrières et au mécontentement général, les pouvoirs publics vont, en assimilant le problème du développement des Antilles à une question d’équilibre démographique, favoriser l’immigration massive des actifs non-employés, appelés à occuper, pour l’essentiel, des emplois peu qualifiés dans la fonction publique (Assistance publique ; bureaux de postes…) à laquelle la main-d’œuvre étrangère ne pouvait prétendre. Ainsi, le Rapport RigotardRapport Rigotard. 1961. Commission centrale des DOM. Paris, Imprimerie Nationale. (1961) de la Commission Centrale des Département d’Outre-Mer, postule, selon des préceptes dérivés de l’idéologie libérale, que la mobilité géographique peut corriger l’inégalité initiale des ressources entre les ressortissants d’un même ensemble national et que par conséquent il appartient aux travailleurs d’Outre-Mer de rejoindre les régions de la métropole plus développées et créatrices de richesses. Dans cette logique l’émigration en provenance des départements d’outre-mer apparaît comme une solution au déficit de main-d’œuvre en métropole, et également comme moyen de résorber le problème démographique et de sous-emploi dans les départements de départ, et ainsi canaliser les tensions politiques qui règnent aux Antilles (Constant, 1987). Des campagnes de recrutements sont ainsi organisées en offrant aux jeunes gens de passer des concours d’entrée aux bas des échelons de l’administration et d’être affectés en métropole. De même il est proposé aux femmes des postes d’employées de maison pour travailler dans les grandes villes de l’hexagone.

Cette politique migratoire va se concrétiser par la création d’un organisme spécialisé le 26 avril 1963 : le BUMIDOM (Bureau pour le développement des Migration intéressant les Départements d’Outre-Mer). La mission de cet organisme est d’obtenir dans des contextes locaux fortement perturbés, des agents (de la main-d’œuvre) accomplissant des actions recherchées par les pouvoirs publics (en l’occurrence le passage à l’acte migratoire). Actions qui avaient pour effets attendus la normalisation du marché local de l’emploi et de la dynamique démographique. En d’autres termes le BUMIDOM est crée afin d’organiser et de faciliter l’immigration en métropole de populations en provenance des départements d’outre-mer. De 1963 à 1980, on a pu estimer que cet organisme d’Etat a planifié environ 160 000 migrations et s’est partiellement chargé du placement de cette main-d’œuvre dans des emplois subalternes d’employés, d’ouvrier ou de personnel de service (notamment dans les services de l’administration) (Constant, 1987).

Au moins dans ses débuts, la migration des ressortissants des Antilles n’a pas été vécue, par la majorité d’entre eux tout comme par ceux qui sont restés dans les îles, comme quelque chose de négatif. Contrairement à ce que diagnostiquait Aimé Césaire en 1961 en dénonçant la « mystification »Césaire, Aimé, 1961, « Crise dans les départements d’Outre-Mer ou crise de la départementalisation », in Présence Africaine, p 109-112. de la départementalisation d’Outre-Mer, ou lorsqu’en 1977 il parlait de « génocide par substitution » des peuples guadeloupéens et martiniquais, sous l’effet croisé d’une immigration blanche (fonctionnaires métropolitains) et d’une émigration noire. En effet l’évolution de leur département d’origine conduisait les migrants à rêver d’un ailleurs où la vie était réputée plus facile. En outre le système idéologique, à l’œuvre dans ces îles lointaines, favorisait l’association entre ascension sociale et identification à la culture française. La métropole (en particulier Paris) cristallisait toutes les ambitions personnelles dont la réussite professionnelle. Les migrants antillais ont ainsi, dans la grande majorité, conçu leur migration en terme de promotion sociale passant par l’assimilation à la « prestigieuse » culture française. D’où le désir de se penser français à part entière et de proclamer sa nationalité comme un signe de fierté et de dignité. Les difficultés d’installation auxquelles ils étaient confrontés ne leur semblaient pas différentes de celles rencontrées par des provinciaux « montés » à Paris. Dans la mesure où elle répondait à l’aspiration des populations concernées (tout au moins dans les années soixante), la politique française de l’immigration antillaise a connu un succès trop souvent analysé selon Constant (1987) « de façon mécanique, à l’aune d’un strict déterminisme économique en négligeant les facteurs psycho-culturels de même que les stratégies individuelles des migrants […] l’immigration antillaise en métropole a pris cette ampleur parce qu’elle s’adressait à la fois « au cœur et à la raison » des candidats à la migration. » (p 16).

En réalité, le BUMIBOM tout comme la politique française de l’immigration antillaise, n’ont pas atteint les objectifs qu’ils s’étaient assignés. Sur le plan démographique, à l’explosion démographique s’est progressivement substitué, à partir des années soixante-dix, un phénomène général de baisse de la natalité qui conduit à reposer le problème démographique en des termes différents (suite notamment à une modification profonde des comportements en matière de natalité et de fécondité liée au processus de modernisation des sociétés concernées). De plus ce phénomène général de baisse de la natalité n’a pas eut de conséquences immédiates sur la situation de l’emploi dans ces départements ultra-marins puisque les générations, nées auparavant, ont continués à se présenter massivement sur un marché du travail que les migrations considérables vers la métropole et la création d’emplois dans le secteur tertiaire (fonction publique et commerce) ne sont pas parvenues à équilibrer.

Comme nous avons pu le noter précédemment une émigration spontanée existait déjà avant que le BUMIBOM ne soit créé. Après la création de cet organisme d’Etat on a pu constater que certaines migrations s’effectuaient encore indépendamment de lui. Un grand nombre d’individus émigraient par leurs propres moyens ou avec l’aide d’un parent ou d’un proche déjà établi en métropole. Mais c’est dans la fin des années soixante-dix, qu’il semble que cette migration non contrôlée connaisse son apogée. Alors même que la conjoncture économique nationale, caractérisée par l’émergence d’un chômage persistant et par la mise en œuvre de restrictions budgétaires rendues nécessaires par le rétablissement des grands équilibres économiques, lui était plutôt défavorable. Par conséquent ces personnes se retrouvent en difficulté en métropole en ne trouvant pas de travail.

Etant donnés la crise économique en métropole et le fait que le secteur public offre moins d’emploi qu’autrefois, l’émigration a destination de l’hexagone va progressivement se réduire dans les années quatre-vingt. En effet la crise a eu un impact déterminant sur l’évolution des migrations antillaises. Elle a d’abord incité les pouvoirs publics à modifier (dès les années soixante-dix) leur politique d’émigration, alors qu’à la même période exactement ils suspendaient l’immigration de travail étrangère. Elle a aussi, en corollaire, modifié le comportement des populations antillaises elles-mêmes, et notamment des jeunes. Eux qui avaient constitué le noyau dur de l’émigration, se réfugient désormais dans une stratégie d’attente. Ils prennent moins le risque de migrer, même s’ils n’ont pas d’emploi. Mais si la décision est prise, alors ils partent à l’essai et le plus souvent reviennent sans délai. Peu convaincus désormais des bienfaits de l’immigration, ils préfèrent demeurer (ou retourner, comme les étudiants par exemple) aux Antilles.

Face à l’échec du BUMIDOM et de la politique d’immigration y étant attaché, et par le changement de gouvernement qu’ont entraîné les élections présidentielles de 1981, l’émigration antillaise va être ralentie. C’est ainsi que le nouveau gouvernement de gauche mit en place, va opter pour le remplacement du BUMIDOM par l’ANT en 1982. L’ANT (l’Agence Nationale pour l’insertion et la promotion des Travailleurs d’Outre-Mer) ayant pour mission de prendre plus en considération les difficultés d’adaptation des Antillais en métropole, ainsi que leur proposer de réelles formations pour qu’ils puissent s’insérer au mieux dans le marché du travail. Par ce remplacement c’est donc réellement un changement idéologique que la gauche suscite. La transformation des termes est elle aussi significative. On passe d’un « bureau », à une « agence » ce qui sous entend une plus grande ouverture aux demandes des Antillais, et une moins forte rigidité dans l’application des mesures.

Depuis le milieu des années quatre-vingt, les Antillais sont donc de moins en moins nombreux à s’installer durablement en métropole. Cette tendance s’est encore accentuée entre 1990 et 1999 (Cf annexe 3). Mais c’est pour l’immigration martiniquaise que l’on enregistre les changements les plus significatifs. Pour la première fois depuis 1954, ses effectifs diminuent (-3,3%). Pour les Martiniquais, qui avaient les premiers quitté en nombre leur département, il ne s’agit pas seulement d’un ralentissement, mais bien d’une inversion de dynamique migratoire : ces dix dernières années, ils ont été plus nombreux à quitter la métropole qu’à s’y installer. Conséquence directe de cette mutation, les Martiniquais cèdent la prééminence aux Guadeloupéens.

 

B/ Le rôle des femmes dans la migration

Alors que les données statistiques et les études sur les migrations antillaises montrent que la part des femmes dans la migration a presque toujours été équivalente, voire supérieure, à celle des hommes depuis le début des années soixante, peu d’analyses se sont attachées à mettre en évidence leur spécificité (Condon, 2000 ; Marie 1996, 1999). En effet leur participation a été déterminante dans l’évolution de la migration antillaise en métropole : dans son volume, sur le marché du travail, dans l’économie métropolitaine et principalement dans la concentration géographique des Antillais en métropole. La migration les faisait rentrer sur le marché du travail, et le fait de travailler représentait en outre pour elles un moyen de s’émanciper des contraintes familiales et sociales et d’accéder à une certaine indépendance.

Mais ce qu’il est important de relever c’est que les femmes ont joué un rôle spécifique dans les flux migratoires en facilitant l’émigration de parents et d’amis. Elles constituaient en effet des relais essentiels sur le sol métropolitain afin de fournir des renseignements sur les concours, de trouver un emploi ou d’héberger provisoirement un proche. Elles ont ainsi contribué à l’émigration de nombreux parents et amis, et elles ont également favorisé la concentration d’Antillais dans une région et dans un secteur d’activité. En effet les réseaux socio-familiaux féminins influençaient l’orientation professionnelle des nouveaux arrivés. Par ces réseaux de nombreuses femmes ont pu accéder aux services publics. Celles qui n’étaient pas insérées dans de tels réseaux ont rencontré plus de difficultés à trouver un emploi notamment. La participation des femmes a également contribué à la concentration géographique dans une région, généralement la région où se trouvait la personne en position d’accueil. Une forte population s’étant orientée dans la région parisienne dès le début de la migration, celle-ci est majoritairement le lieu de regroupement des Antillais ayant déjà émigré et ceux qui les rejoignent. Des chaînes migratoires familiales se sont ainsi constituées et elles ont favorisé l’émigration par le rassemblement de membres de la famille en rejoignant une sœur, une tante ou une cousine.

Mais c’est une fois en métropole que ces réseaux féminins sont aussi fortement activés. Par des conditions de vie familiale souvent similaires, et des emplois relativement équivalents on observe parfois entre elles une certaine solidarité. A Marseille en particulier la générosité et le soutien des femmes antillaises en particulier se trouvaient représentés par la personne de Françoise Ega. En effet cette mère de famille de cinq enfants, reste encore une personnalité mythique dans la population antillaise de Marseille. C’est en cherchant à comprendre ce que vivait ses compatriotes qu’elle a souhaité travailler en tant qu’employée de maison, comme le faisait la plupart des jeunes femmes de cette époque dans cette région. Son dévouement pour les personnes de son appartenance d’origine, et sa patience lui ont permis d’écrire un journalJournal qui sera publié par la suite : Françoise Ega, 1978, Lettres à une Noire, récit Antillais, Paris, Editions L’Harmattan dans lequel en racontant sa vie au quotidien et celle des femmes de son quartier elle dénonce les conditions d’exploitation dans lesquelles travaillent la plupart des migrantes qui veulent rejoindre la métropole en espérant améliorer leur niveau de vie. C’est donc par ses « expériences de travail » (comme elle les nomme elle-même), et les différentes rencontres qu’elle a fait que Mam’Ega, comme elle était nommée par les Antillais, va être amené à aider de nouveaux arrivants dans leurs premiers pas en métropole, ainsi que des familles en difficultés pour diverses raisons. Fervente catholique, son investissement dans la vie du quartier se traduisait aussi par l’encadrement religieux et scolaire des enfants ainsi que celui des étudiants antillo-guyanais. Elle a ainsi acquis une renommée dans Marseille qui lui vaut d’être, 28 ans après son décès, toujours aussi respectée.

L’importance de l’établissement des femmes dans l’hexagone va également jouer un rôle dans la constitution et la reproduction de familles antillaises sur le sol métropolitain et ainsi contribuer à faire évoluer l’émigration antillaise de travail du départ en une immigration de peuplement.

 

C/ Une immigration de peuplement

 Comme nous venons de le voir la forte représentation des femmes et la relative jeunesse des personnes migrantes, ont conduit à une implantation durable, voire pour certains, définitive de cette population en France métropolitaine. C’est à partir des années quatre-vingt que l’on s’aperçoit que l’émigration de travail des Antillais en métropole se transforme en une immigration de peuplement. En effet dès le début de cette période les flux migratoires influencés par les nouvelles politiques gouvernementales mises en place tendent à se réduire, cependant la population antillaise ne cesse de s’accroître sur le sol de l’hexagone. Une nouvelle population s’est donc constituée dont les aspirations et les contours dépassent largement les perspectives de l’émigration initiale du travail. Claude-Valentin Marie a étudié en 1993 les données de l’INSEE des recensements de 1982 et de 1990 concernant cette population qui est désignée par l’expression « originaires des Antilles ». Il constate qu’elle est au nombre de 347 000 individus en mars 1990, dont 246 300 résident en région parisienne. Ce dernier chiffre est particulièrement impressionnant si on le compare à la population totale de la Guadeloupe (387 000) ou de la Martinique (359 579). Ce rapprochement a d’ailleurs valu de parler de la région de l’Île-de-France comme de la « troisième île » (Anselin, 1990). Il est plus difficile de trouver ces mêmes données pour le dernier recensement qui a eut lieu en mars 1999, puisque les résultats consultables de manière individuelle ne rendent pas compte de la division entre français métropolitain et français d’origine antillaise. Et il est encore plus difficile de connaître ce découpage pour chaque région de la métropole.

En l’occurrence ce qu’il nous a été donné de constater sur notre terrain, est que les dernières générations se trouvent généralement bien entourés par un réseau familial élargi (oncles, tantes, cousins, cousines, et parfois même grands parents). Dans ces cas là, soit il n’y a pas eu de volonté de retour, soit la constitution d’une famille en métropole remettait en cause le projet de départ. Bien souvent aussi le constat d’avoir passé dans l’hexagone le double des années passées aux Antilles, interroge sur sa réelle terre d’appartenance.

Cependant, la prise en compte du développement de cette population antillaise en France métropolitaine ne doit pas voiler le phénomène de « rémigration » (circulations de migrants revenus même périodiquement dans la région d’origine). Les projets de retours ou d’installations (provisoires ou définitifs) dans le département de départ, et les flux migratoires incessants entre les deux régions, touchent à la fois la population migrante et ses descendants nés en métropole (Domenach et Picouet, 1993). Pour ceux qui gardent le projet de retourner vivre aux Antilles, différentes stratégies sont mises en œuvre afin de concrétiser le retour. Le fait de se marier avec un(e) Guadeloupéen(ne), ou un(e) Martiniquais(e) fait partie de ces stratégies. Un(e) métropolitain(e) serait en effet moins disposé(e) à s’installer aux Antilles. Les demandes de mutation professionnelle relèvent également de ces stratégies. Mais pour faciliter le retour, même s’il ne s’effectue qu’au moment de la retraite, l’accumulation d’un capital et surtout la construction et l’entretien d’une maison aux Antilles, grâce à un réseau familial et amicale d’entraide, constituent des recours très usités. A l’inverse on peut percevoir l’intensité de cette volonté de retour par le refus d’investir dans le logement en métropole. Nombre de familles paient un loyer pendant de longues années sans souhaiter acheter ou faire construire une maison là où elles vivent. Le projet de retour est tellement présent qu’il empêche toute initiative constituant un début d’implantation en métropole. Ce refus d’investissement se reflète aussi dans les rapports sociaux. Puisqu’il est prévu de repartir il n’est pas utile de lier des amitiés ou même des relations avec d’autres personnes. Par contre les liens avec l’île d’origine, eux sont largement entretenus. Ces contacts que se soit avec la famille ou avec des amis sont maintenus par des appels téléphoniques réguliers, mais aussi par l’utilisation d’Internet (pour les plus jeunes générations) et bien sûr par des envois de courriers.

Face à une telle diversité des comportements il est très difficile de se représenter la population antillaise en métropole. Elle représente une réalité complexe et hétérogène puisqu’elle désigne à la fois des personnes qui ont émigré, des personnes qui sont nées en France métropolitaine, et également des personnes qui résident alternativement aux Antilles et en métropole. L’ampleur de ce phénomène circulaire est difficilement mesurable. C’est ce qui confère à cette population son caractère particulier : n’être jamais définitive. Elle représente donc un groupe particulièrement hétérogène, puisqu’elle rassemble des individus de départements d’origine différentes (même si très proche culturellement), et surtout des individus aux parcours migratoires, sociaux, familiaux, et professionnels variés. De même le rapport à l’île d’origine est multiple. Certains conservent des liens étroits avec leur département d’origine, en y séjournant régulièrement, en perpétuant les traditions culinaires, festives, thérapeutiques, en parlant créole et en fréquentant des Antillais et des lieux de sociabilité antillaise en métropole. D’autres au contraire, principalement des individus de la seconde et de la troisième génération, entretiennent des relations ténues avec la région qui a vu naître leurs parents, et se considèrent avant tout comme métropolitains.

 

 

1.2 Les Antillais à Marseille

 

Parallèlement à l’historique général de la migration des Antillais en métropole qui concerne principalement des données sur la région parisienne (surtout parce que c’est à Paris que les premiers migrants se sont rendus), l’émigration de cette population a touché aussi d’autres villes. Les agglomérations portuaires ont elles aussi été desservies par la vague de migrants Antillais en accueillant entre autres ceux qui avaient traversé l’océan atlantique en bateau. C’est ainsi que les premières populations d’Antillais sont arrivées dans la ville de Marseille.

 

A/ Historiquement à Marseille des dockers et des femmes de ménages

Quelle que soit la manière dont ils arrivent en métropole, c’est-à-dire avec une structure d’Etat ou par leur propre moyen, les emplois proposés à cette population ne varient pas beaucoup. A Marseille principalement, dans les années soixante et soixante-dix c’est le port qui est l’un des principaux employeurs des populations précaires et étrangères. A cette époque les bateaux étaient encore le principal moyen de transporter aussi bien des voyageurs que de la marchandise. Par conséquent il y avait autour du port une grosse activité de navigation qui générait de nombreux emplois. Les Antillais qui venaient d’immigré étant relativement jeunes et peu formés ont trouvé auprès de cet embaucheur des postes de dockers à la journée selon les arrivages de bateaux, de navigants faisant les va-et-vient entre les Antilles et la métropole, et de personnels dans les entreprises de sous-traitance qui existaient tout autour du port autonome de Marseille. On raconte que très tôt le matin au dock il y avait la possibilité de travailler. C’est donc plusieurs centaines de personnes qui s’y rendaient en espérant être pris pour la journée pour décharger les bateaux arrivants qui transportaient généralement des agrumes venus des Antilles et d’Afrique. Ces bateaux portaient la plupart du temps des noms tel que « le Mont Ventoux », ou « le Mont Taygète »…

Ce sont aussi tous les jeunes Antillais qui finissaient leur service militaire dans la région et souhaitaient rester en France métropolitaine qui dans l’attente d’un contrat d’embauche, travaillaient par intermittence au port pour pouvoir subvenir à leur besoin. Mais cette solution n’était que temporaire étant donné la mauvaise réputation qu’avait la population qui y travaillait. Françoise Ega dans ces écrits en parle en des termes très dépréciateurs qui sous entendent la difficulté qu’il y avait à faire sa place dans ce milieu.

Cet univers employait cependant de la main-d’œuvre strictement masculine. Les femmes quant à elles, trouvaient facilement des emplois de femme de ménage ou de « bonne à tout faire » chez des particuliers. Certaines se sont retrouvées en métropole parce qu’elles ont suivi avec leurs enfants leurs maris, et face aux difficultés que leurs familles ont rencontré, elles ont du chercher du travail. N’ayant pour la plupart pas ou peu de formation, les seuls postes qu’on leur proposait, étaient de travailler au domicile de particuliers. Elles habitaient la plupart du temps dans le quartier de Saint Barthélemy, où était logées la majorité des familles Antillaises de Marseille, et travaillaient plusieurs fois par semaine chez leurs patrons. Pour d’autres jeunes femmes leur venue en métropole était organisée par leurs employeurs qui leur payaient le voyage qu’elles devaient par la suite rembourser avec leurs premiers salaires. Cependant les règles de ce contrat n’étaient que rarement aussi explicites. La plupart du temps les jeunes filles qui partaient pour l’hexagone ne connaissaient pas la nature du travail qu’elles allaient devoir faire, ni le temps qu’elles allaient devoir rester au service de l’employeur qui lui avait avancé l’argent pour leur voyage. Beaucoup furent exploitées en ne touchant aucun salaire pendant plusieurs années puisqu’elles étaient logées nourries et qu’elles devaient rembourser leurs dettes. Certaines parfois très jeunes ne connaissaient même pas à quel montant s’élevait leur créance, par conséquent leurs patrons pouvaient profiter de leurs main-d’œuvre parfois bien plus longtemps qu’ils n’auraient dû. Ces jeunes filles travaillaient donc pour la bourgeoisie marseillaise qui vivaient généralement au centre ville, et particulièrement dans la rue Paradis.

Cependant dans les années soixante-dix, les premières crises pétrolières ont eut des influences désastreuses sur l’économie régionale. Tout le système portuaire de Marseille fut perturbé et les grosses compagnies où naviguaient beaucoup d’Antillais, mais aussi des Africains et des Comoriens ont été délocalisées au Havre. Par conséquent l’activité du port a été fortement réduite, ainsi que toutes les sous-traitances y étant attachées comme les entreprises d’entretient et de dégazage des bateaux, la réparation navale... La fermeture de ces différents ateliers a entraîné un vide économique dans Marseille, que les politiques ont essayé de combler en développant le tourisme. Certains ont donc suivi la délocalisation et sont partis vers d’autres ports, notamment à Dunkerque, et les autres ont du chercher un emploi dans de nouveaux secteurs. Quant aux femmes, celles qui logeaient chez leurs employeurs ont pu quitter leur poste en ayant notamment rencontré quelqu’un avec qui elles se sont mariées par la suite. Et selon les parcours de vie, certaines ont passé des concours, ou trouver différents emplois, et d’autres sont encore femmes de ménages aujourd’hui.

A part ces deux principales professions on peut recenser à Marseille une autre catégorie de personnes. Après les guerres de décolonisation, un certain nombre de militaires de carrière se sont retrouvés mutés à Marseille. En fin de carrière ou en début ils se sont installés avec leurs femmes et leurs enfants dans la ville. Selon leur fonction et leur statut, certains ont habité dans les résidences de militaires, et les autres ont rejoint les quartiers en périphérie de la ville, où habitaient déjà un bon nombre de familles antillaises. Ces personnes ont participé à la création des premières associations des originaires des Antilles, et donc à un premier mouvement de rassemblement, et à une première visibilité de cette population dans cette ville.

Aujourd’hui, dans Marseille cette population est visible par les enseignes de bars, et de restaurants que l’on trouve dans le centre ville, ainsi que par les nombreuses affiches de « soirées antillaises » qui invitent tout le monde à venir « zouker » (Cf annexe 4). Mais mise à part ces éléments matériels repérables, la population en elle-même n’est pas visible ni par la fréquentation de lieu, ni par son regroupement géographique dans un quartier en particulier. Si au début de la migration cette population était logée en majorité dans le quartier de Saint Barthélemy dans le quatorzième arrondissement de Marseille, à présent il ne reste plus que quelques familles. Ce quartier est maintenant le lieu de résidence d’autres minorités. Non pas que les Antillais ne soit plus une minorité, mais c’est plutôt que dès les premières périodes de leur présence dans l’hexagone ils ont farouchement veillé à ne pas être confondus avec les populations « d’origine étrangère ». Et pour cela ils ont refusé d’être considérés et de se considérer comme des immigrés. Ils ont principalement refusé d’être ghettoïsé. En conséquence, le parti qu’ils ont largement pris, et que l’on peut observer à Marseille, à été celui de « faire le moins de vagues possible » dans la nouvelle société de résidence, d’y adopter en quelque sorte une stratégie de « l’invisibilité ethnique » (Michel Giraud, 2002). Dans leurs comportements, ils ont privilégié ce qu’ils croyaient être l’atout de leur carte d’identité nationale, pour s’assurer de la meilleure intégration possible. Sans avoir fait l’objet d’une concertation, cette stratégie d’invisibilité ethnique fait partie des volontés de nombreux Antillais. Plusieurs personnes enquêtées nous ont exprimé le sentiment de honte ou de gêne lorsqu’elles entendaient aux informations qu’un Antillais avait commis des actes de délinquances. Comme s’il s’agissait d’un membre de leur famille, et qu’ils avaient une certaine responsabilité vis-à-vis des actes qu’il perpétue. La déclaration de ce sentiment montre à quel point les Antillais sont soucieux de ne pas se faire remarquer en métropole, et surtout de ne pas commettre des actes qui pourraient donner au reste de la population de l’hexagone une image négative d’eux. Puisque la volonté de rester discret participe à la construction de cette image positive que les Antillais veulent donner d’eux à la société qui les accueille.

 

B/ Différents parcours migratoires

Nous avons évoqué précédemment que la population antillaise à Marseille était une population hétérogène tant ses parcours migratoires, personnels et professionnels sont différents. L’échantillon sur lequel repose cette étude reflète cette hétérogénéité.

Parmi les personnes interrogées trois grands types de parcours migratoires peuvent être mis en exergue.

a) Il s’agit premièrement de toutes les personnes qui sont nées aux Antilles et qui ont migré, à un moment donné de leur vie et pour différentes raisons, en métropole. Cette catégorie concerne au totale 27 personnes et peut être divisée en cinq sous catégories, qui distinguent :

1. les individus qui ont émigré en métropole pendant leur enfance avec leurs parents, ou qui ont rejoint leurs parents quelques années après leur départ. Dix personnes sont concernées par cette situation dans notre échantillon. Leur migration s’est faite entre 4 et 10 ans, une seule personne ayant rejoint sa mère à 17 ans. La plupart ont émigré entre 8 et 10 ans. Ils ont donc passé une partie de leur vie, plus ou moins longue, aux Antilles et leur adolescence et le début de vie d’adulte en métropole. Cependant cette émigration ne relève pas d’un choix mais de raisons familiales. On peut remarquer que les personnes qui ont migré en même temps que leurs parents vivaient avec leur père et leur mère. Tandis que ceux qui ont rejoint leurs parents par la suite ne vivaient qu’avec leur mère la plupart du temps. On peut supposer que celle-ci est partie seule dans un premier pour organiser le départ, et qu’une fois qu’elle a trouvé une situation stable, c’est-à-dire un logement et un travail elle fait venir ses enfants. Parfois les frères et sœurs ne viennent pas tous en même temps, les plus âgés émigrer d’abord et les plus jeunes rejoignent tout le monde par la suite, ou c’est d’abord les filles puis les garçons ou inversement, selon ce qui est le plus aisé pour leur mère. Avant le regroupement familial, les enfants sont généralement pris en charge par la grand-mère maternelle. Ce qui crée des liens particuliers entre ces deux générations qui sont parfois, selon l’âge de départ, entretenus pendant très longtemps. Ces personnes sont âgées au moment de notre rencontre de 39 à 50 ans.

2. les sujet qui ont migré après l’obtention de leur baccalauréat, pour poursuivre des études supérieures ou des individus n’ayant pas toujours un niveau bac mais venus faire une formation en particulier. Sept sont dans ce cas parmi les personnes interrogées et elles sont âgées lors de nos entretiens de 24 à 50 ans. Elles ont émigrés entre 18 et 20 ans et ont été à leur arrivée, soit logés dans des citées universitaires, pour ceux qui étaient inscrits à la faculté, soit hébergés pendant un temps chez de la famille déjà en métropole. La décision de venir en France métropolitaine est cette fois-ci un choix individuel motivé par le désir d’une ascension professionnelle qui ne pouvait pas se réaliser aux Antilles soit par l’inexistence de la formation suivie, soit par la crainte de ne pas trouver d’emplois dans leur département d’origine. Les formations non universitaires sont soit des BTS (brevet de technicien supérieur), soit le plus souvent des filières plus techniques ou professionnelles tel que les BEP (brevet d’études professionnelles) d’électro-mécanique, de plomberie, de secrétariat ou les CAP (certificat d’aptitudes professionnelles) de coiffure... Ces formations n’ont pas toujours été poursuivies jusqu’au bout pour différentes raisons et n’ont donc pas toujours permis d’obtenir l’ascension sociale souhaitée.

3. les individus qui ont émigrés en métropole pour trouver du travail ou travailler, puisque certains avaient déjà l’assurance d’un emploi avant de quitter leur île d’origine. C’est souvent une personne de la famille ou un ami qui vit en métropole et cherchent un travail pour celui qu’il veut faire venir dans l’hexagone ou qui a exprimé le souhait de s’y rendre. En effet il ne s’agit pas toujours d’une réelle envie de la personne qui migre mais plus une « chance » de pouvoir venir en métropole qu’on leur propose et qu’il est difficile de refuser tant la vision de la France métropolitaine est à cette époque embellie. Certaines personnes qui vivent en métropole proposent alors un emploi à un neveu, une nièce, ou un filleul, afin de prouver à toute la famille restée aux Antilles que la vie en France est facile, et qu’elles y vivent confortablement. Cependant l’emploi qu’elles font miroiter à celui qui va migrer n’est pas toujours réellement le travail qu’il va devoir effectuer. Leurs explications restant suffisamment floues pour ne pas pouvoir s’en faire une idée précise.

Ceux qui sont venus chercher du travail on généralement passé des concours qu’ils ont réussi afin d’entrer dans la fonction publique. Ces personnes ont à l’époque de nos entretiens entre 43 et 65 ans. L’âge de leur arrivée en métropole varie entre 17 et 25 ans. Seul un homme est arrivé à 43 ans, mais sa venue en métropole répondait à une demande mutation par l’éducation nationale.

4. les individus qui ont du venir faire leur service militaire en métropole, et qui ont souhaité rester dans l’hexagone une fois celui-ci terminé. Ce groupe concerne quatre individus qui sont âgés de 32 à 63 ans lors de notre rencontre. Ces personnes, tous des hommes, avaient lors de leur arrivée entre 20 et 22 ans. A la fin de leur service certains ont cherché à reprendre des études, et d’autres se sont rendus directement sur le marché du travail. Quelque uns ont également rejoint un ami ou un parent résidant en métropole pour être hébergé quelque temps, d’autres, au contraire n’ont pas souhaité faire appel à une aide extérieure et ont essayé de se « débrouiller » seuls en trouvant à se loger dans des foyers de jeunes travailleurs par exemple.

5. les femmes qui ont migré en métropole pour se marier. En effet certaines personnes âgées lors de notre rencontre de 65 à 73 ans sont venues en France métropolitaine, alors qu’elles avaient entre 20 et 25 ans, soit pour rejoindre un petit ami qui été parti pour travailler ou pour faire son service militaire soit, elles ont connue leur futur mari par une relation par correspondance. A cette époque, dans les années soixante, il n’était pas rare pour les jeunes hommes commençant une carrière militaire, de les faire correspondre avec des jeunes filles de leur âge. Les jeunes Antillais correspondaient donc avec des jeunes filles de leur département d’origine. C’est ainsi que certains couples se sont formés et que les Antillaises encore dans leur île d’appartenance ont rejoint leur futur mari en métropole où dans la colonie française où il était affecté.

Il est certain que ces deux dernières sous catégories concernent des personnes d’un certain âge. Et puisque à présent le service militaire n’est plus obligatoire, il n’est pas possible que d’autres jeunes hommes profitent de cette occasion pour rester en métropole. De même ce système de rencontre pour les jeunes militaires n’existe certainement plus. Mais ces personnes sont tout de même importantes car leur histoire a contribué à la création et à l’implantation de familles et de nouvelles générations en métropole, qui se sont construites à partir de ce vécu de leurs parents et de leurs grands parents.

 

b) Un second profil concerne les individus qui sont nés et qui ont toujours vécu en métropole. Sont inclus dans cette catégorie deux personnes nées dans les ex-colonies françaises où vivaient leurs parents au moment de leur naissance. Les pères de ces deux personnes étaient des militaires de carrière et ils étaient affectés hors de l’hexagone à cette époque. Nous les avons compté dans cette catégorie puisqu’ils n’ont vécu que leurs premières années dans ces ex-comptoirs français, dont ils n’ont que très peu de souvenirs.

Ce groupe concerne, douze personnes de notre échantillon qui sont âgés au moment des entretiens de 18 à 45 ans. Ils appartiennent selon les individus à la deuxième ou à la troisième générations d’Antillais vivant en France métropolitaine. Ils ont grandi dans des familles Antillaises (Martiniquaise ou Guadeloupéenne). Dans la majorité des cas, l’un des parents au moins occupait un emploi dans la fonction publique, ce qui leur permettait, grâce au système des « congés bonifiés », d’aller régulièrement en vacances dans le département d’origine de leurs parents. Ces derniers n’étant parfois pas originaires de la même île, les vacances étaient réparties entre les deux départements afin de pouvoir rendre visite à chaque famille. Les enfants découvraient ainsi, aussi bien la Guadeloupe que la Martinique.

 

c) Une troisième catégorie concerne les individus, nés aux Antilles ou en métropole, qui ont vécu de façon alternative dans ces deux régions. Nous pouvons à nouveau diviser cette catégorie en deux sous groupes. On peut différencier :

1. les individus qui sont nés en métropole mais qui pour des raisons familiales sont rentrés vivre aux Antilles pendant leur enfance. Généralement c’est pour suivre leurs parents qui eux même retournaient vivre dans leur département d’origine. Ou ces personnes sont parties seules (sans leur père ni leur mère) de la métropole pour être élevées par quelqu’un de la famille aux Antilles (la grand-mère maternelle le plus souvent). Il n’est pas rare par la suite que ces individus reviennent en métropole à partir de 18 ans pour poursuivre leurs études, ou pour chercher du travail. Ils se retrouvent alors dans la même situation que les individus qui sont nés aux Antilles et qui viennent en métropole aux alentours des mêmes âges et pour les mêmes raisons, sauf qu’ils connaissent un peu plus la métropole que les seconds.

2. les individus qui sont nés aux Antilles et qui ont toujours rêvé de retourner y vivre une fois à la retraite. Cependant lorsqu’ils sont effectivement à la retraite, ils s’aperçoivent qu’une bonne partie de leur vie est en métropole, notamment leurs enfants, et qu’il leur est difficile de partir vivre définitivement dans leur île d’origine, malgré leur projet de départ. La solution qu’ils envisagent alors est de vivre six mois en métropole et six mois aux Antilles. Généralement ce découpage ne correspond pas aux six mois effectifs. Ils passent les mois d’hivers dans les départements d’origine (de janvier à mai/juin) et les saisons d’été et d’automne en métropole. Lors de leurs séjours aux Antilles ils vivent soit chez de la famille (du mari comme de la femme), soit ils ont hérité, acheté ou fait construire une maison, qui est pour ainsi dire leur maison secondaire. Cependant il faut prendre en compte que ce « compromis » ne peut pas être faisable indéfiniment. Arrivée à un certain âge ces personnes ne peuvent plus faire ces déplacements annuels et sont forcées de faire un choix de lieu de vie, auquel d’ailleurs ils ne préfèrent pas songer à l’avance.

Nous avons aussi rencontré le cas d’une jeune femme, née en métropole, qui vit aussi de manière alternative six mois en métropole et six mois dans son île d’origine, mais pour des raisons différentes que les cas précédents. Pour elle, l’alternance entre ces deux régions se fait parce que son conjoint a trouvé un emploi aux Antilles mais ses enfants qui sont encore adolescents n’ont pas souhaité partir y vivre. Elle s’est donc résignée à faire les va-et-vient pour pouvoir être avec son mari et s’occuper de ses enfants.

Ce dernier cas est certes particulier, mais il permet de concevoir à quel point peuvent être différents les parcours migratoires de chacun.

 

C/ Des situations familiales disparates

 Parmi les personnes qui ont fait l’objet de notre enquête, nous avons pu distinguer différents schémas matrimoniaux et familiaux. A partir de l’étude de ces situations on peut voir dans la migration et selon les générations comment il est possible d’analyser ou de mettre en questions les théories concernant les configurations familiales et conjugales antillaises empreintes du concept de matrifocalité.

Les situations matrimoniales des 39 enquêtésL’échantillon correspond là à 39 individus et non pas à 41, comme il a été dit dans la méthodologie puisque deux d’entre eux sont des métropolitains qui ont donc été exclus de l’analyse détaillée de l’échantillon. peuvent se décliner ainsi :

Dix-sept d’entre eux sont actuellement mariés (dix femmes et sept hommes), huit ont été mariés et sont aujourd’hui divorcés (quatre femmes et quatre hommes), huit (dont certains divorcés) vivent en concubinage (quatre femmes et quatre hommes) et enfin dix-sept sont célibataires. Soit parce qu’ils n’ont jamais vécu en couple, soit ils sont seuls à la suite d’un divorce ou d’un veuvage. Sont concernés par cette situation huit femmes et neuf hommes.

On remarque si l’on s’attache à prendre en compte qui a eu des enfants, que toutes les personnes qui ont vécu ou qui vivent en couple ont au moins un enfant (à part le cas de deux jeunes couples dont l’âge permet de comprendre qu’ils n’aient pas encore d’enfant). En chiffre cela nous donne : sur trente-quatre personnes ayant vécu ou vivant en couple, vingt-sept ont des enfants. Sur la totalité de l’échantillon on peut donc dire que vingt-sept personnes ont au moins un enfant, dix en ont un (six femmes et quatre hommes), huit en ont deux (quatre femmes et quatre hommes), cinq en ont trois (quatre femmes et un homme), deux ont quatre enfants, et deux en ont plus de quatre.

Nous pouvons déjà constater que les célibataires sont les plus importants dans notre population étudiée. Parmi ces dix-sept personnes les huit femmes ont toutes des enfants et seuls deux hommes sur les neuf célibataires sont parents. Ici il apparaît que la notion de mères célibataires constituant la représentation que l’on a de la famille antillaise pourrait être vérifié à partir de cet échantillon particulier. Cependant on peut se demander si cette structure familiale se reproduit aussi chez les secondes générations ?

Pour tenter de donner un premier élément de réponse à cette question nous pouvons reprendre le découpage précédent en distinguant les personnes nées aux Antilles de ceux nées en métropole. Sachant que dans notre corpus d’entretiens le nombre de personnes nées aux Antilles est plus important que celles nées en métropole (27 contre 12). Ces chiffres n’ont pas valeur significative, mais ils permettent de percevoir quelques différences entre ces générations. Ainsi nous obtenons : sur les dix-sept personnes actuellement mariées six sont nées en métropole (deux femmes et quatre hommes) et onze aux Antilles (huit femmes et trois hommes). Une seule personne née en métropole, un homme, a été marié et est aujourd’hui divorcé contre sept nées aux Antilles (quatre femmes et trois hommes). Les personnes vivant en concubinage sont au nombre de trois (deux femmes et un homme) pour celles nées en métropole et de cinq (deux femmes et trois hommes) pour celles nées aux Antilles. Et enfin les célibataires nés dans l’hexagone sont deux hommes, et ceux nés dans leur département d’origine sont quinze (huit femmes et sept hommes). A travers ces différents cas il est possible de se rendre compte que dans les secondes générations c’est-à-dire les Antillais nés en France métropolitaine la situation de mère célibataire est en apparence moins répandue qu’elle n’a pu l’être chez leurs parents.

En ce qui concerne le choix du conjoint, on s’aperçoit qu’il existe une nette différence entre les hommes et les femmes. Les femmes choissent de vivre en majorité avec des hommes d’origine antillaise, tandis que ces derniers ont plus souvent des femmes ou des concubines d’origine européenne. En effet sur la totalité des personnes mariées, en concubinage ou divorcées il y a dix-huit femmes et quinze hommes. Sur ces dix-huit femmes douze ont été ou sont mariées à un Antillais tandis que sur les quinze hommes six ont été ou sont mariées à une Antillaise. Tandis que neuf d’entre eux contre six d’entre d’elles ont été ou sont avec un(e) européen(ne).

Et à l’inverse du cas précédent, on peut observer que cette tendance prévaut aussi bien pour les personnes nées aux Antilles que pour celles nées en métropole. Effectivement parmi tous les individus mariés, en concubinage ou divorcés nés en métropole il y a quatre femmes et six hommes. Trois femmes ont été ou sont avec un Antillais contre deux pour les hommes, et une femme a été ou est avec un européen contre quatre hommes. Et pour les personnes nées aux Antilles il y a quatorze femmes qui sont mariées, en concubinage ou divorcées et neufs hommes. Parmi ces quatorze femmes, neuf ont été ou sont avec un Antillais contre trois hommes, et cinq ont été ou sont avec un européen contre six hommes.

On s’aperçoit donc ici qu’il y a une constance dans le choix du conjoint fait par les hommes et par les femmes indépendamment des générations et du lieu de naissance. Cette tendance peut s’expliquer de façon historique. Si l’on se rapporte à l’histoire le désir de l’homme noir envers la femme blanche date de l’époque esclavagiste où cette dernière était un objet de frustration, que l’homme noir a voulu compenser dès sa libération. De même la femme noire ayant subi des violences sexuelles par l’homme blanc durant cette même période de l’esclavage, elle serait plus encline à se diriger maintenant vers l’homme noir. Cependant nous pensons que cette explication n’est pas la seule raison qu’il y ait dans le choix du conjoint des personnes qui vivent en métropole. Nous supposons que le poids de l’histoire a des prolongements dans la vie quotidienne des Antillais et dans leur choix. Le choix d’un conjoint Antillais pour les femmes de cette même origine dans la migration est notamment influencé par ce poids inconscient qui contribue ici à accentuer l’affirmation identitaire. Nous développerons plus amplement cette hypothèse dans le prolongement de ce travail.

 

D/ Un groupe aux catégories sociales variées ?

Les entretiens qui ont été menés ne sont pas tous semblables par leur durée ainsi que par l’ensemble des questions posées, ceci à cause des raisons de contextes ne permettant pas toujours de réels approfondissements à tous les niveaux. La question de l’évolution sociale de l’individu par rapport au statut de ces parents, ne sera donc pas principalement traitée dans cette sous-partie puisque nous ne possédons pas suffisamment d’éléments à ce sujet. Nous n’allons donc parler de trajectoire ici, ou du moins pas entre deux générations.

Dans notre échantillon, parmi les personnes qui sont venues en métropole, la plupart ont migré pour travailler. Ces personnes n’ont pas eu les moyens, aux Antilles, de faire des études, de trouver du travail et d’atteindre une situation honorable. Elles ont donc choisi de tenter leur chance en France métropolitaine, la métropole apparaissant pour beaucoup comme un moyen d’échapper à des problèmes d’ordre économique, social, mais aussi familial ou affectif. Ces personnes candidates à l’émigration sont exclusivement des personnes jeunes (le plus âgé au moment de sa migration avait 43 ans, mais il s’agissait d’une mutation, tous les autres avaient entre 17 et 24 ans). Elles émigrent généralement seules, elles se marient et ont des enfants le plus souvent en métropole. La grande majorité des individus qui ont émigré conservent des liens étroits avec la région d’origine et souhaitent retourner y vivre, au plus tard au moment de leur retraite. Dans la majorité des cas, c’est la nécessité de travailler, de poursuivre une formation professionnelle ou universitaire afin de faciliter l’accès au monde du travail qui a motivé la migration des enquêtés ou celle de leur famille. Il s’agit donc bien d’une émigration de travail. D’ailleurs parmi les trente-neuf personnes constituant notre échantillon seulement deux sont des femmes au foyer, un est étudiant, un autre est au chômage et encore un dernier est un homme de religion, tandis que les trente quatre restant travaillent. Les caractéristiques professionnelles de ces individus soulignent l’importance du secteur public comme moyen d’accès à un emploi. En effet un peu plus de la moitié des personnes qui travaillent sont des fonctionnaires (18 sur 34). Les postes occupés varient cependant peu, deux catégories au sein de ces employés de la fonction public peuvent être faites. Une première regroupant les fonctions les moins élevées tel que : secrétaire, aide soignante, chauffeur de bus, femme de ménage, gardien de prison ou aide maternelle. La seconde concernant un niveau un peu plus élevé comprenant des éducateurs, des infirmières, un contrôleur de bus, et une cadre administratif.

Ceux qui n’occupent pas un emploi dans le secteur public peuvent être rassemblés en trois groupes : les individus qui ont entrepris d’ouvrir un commerce dont ils ne sont la plupart du temps pas propriétaires (restauration, salon de coiffure, objets de décoration), ceux qui sont employés du secteur privé (cuisinier, barman, employé de grande surface, télécommunication, femme de ménage), et enfin ceux qui exercent dans le milieu artistique (musicien, intermittent).

Par ailleurs, les trajectoires des migrants (que nous avons développées précédemment) soulignent l’importance de l’émigration spontanée et relativisent le rôle joué par l’Etat dans l’organisation et la gestion des migrations en provenance des Antilles. En effet, une seule personne nous a expliqué sa venue par le BUMIDOM, avec un groupe de quatre autres jeunes filles toutes originaires de la Guadeloupe, pour travailler dans un hôpital. Quelques parents de personnes ayant migrés pendant leur enfance sont aussi venus en métropole par cet organisme. Cependant ils ne représentent pas la majorité. Cette absence de référence à l’organisation mise en place par l’Etat met en évidence l’importance des stratégies migratoires personnelles et les formes de solidarité familiale et amicale qui étaient à l’œuvre aux moments les plus forts de l’émigration antillaise. Puisque ce sont ces réseaux de solidarité qui ont rendu possible l’émigration en métropole d’un grand nombre d’Antillais.

Cependant malgré l’apparente hétérogénéité des emplois occupés par les personnes enquêtées, et les multiples itinéraires empruntés pour y accéder, nous pouvons nous demander si finalement cette population est socialement aussi variée qu’on pourrait le penser ?

Il semble qu’à Marseille la population antillaise ait dans l’ensemble un niveau économique relativement similaire. En effet les professions citées entrent toutes dans une même catégorie sociale : la classe moyenne, et ne requièrent pas un haut niveau de qualification (à part quelques personnes). Il est donc possible de penser en regardant les caractéristiques socio-professionnelles des Antillais qui vivent à Marseille qu’il s’agit à ce niveau d’une population relativement homogène.

 

 

1.3 Migrants paradoxaux, amorce d’une nouvelle crise identitaire

 

 

Dans l’inconscient de bon nombre de métropolitains, les immigrés (au sens précis du terme) en provenance des Antilles ne sont « pas tout à fait français ». Cette confusion concerne aussi leurs enfants, nés en France métropolitaine, qui ne sont pourtant ni étrangers, ni même « immigrés ». C’est entre autre cette catégorisation d’origine « raciale » qui amène les migrants Antillais de métropole à devoir chercher leur propre identité, non seulement pour se différencier des autres populations noires, mais aussi pour comprendre qui ils sont, et qu’est ce que veut dire être Antillais en métropole.

 

A/ « Citoyens entièrement à part »

Alors qu’on ne cesse de proclamer qu’ils sont de droit des Français à part entière, les Antillais découvrent en métropole qu’ils sont de fait, selon la formule d’Aimé Césaire, des « Français entièrement à part ». En effet, migrants Français à l’intérieur d’un espace français prolongé à 7.000 Kms de l’hexagone, Noirs dans une société blanche, ils relèvent à la fois d’une migration interne (réduction des distances administratives, juridiques par la citoyenneté française) et d’une migration externe (distance géographique, historique, climatique, phénotypique et culturelle). En France métropolitaine, ils sont français de statut, mais ils sont confrontés à une situation sociologique comparable à celle de bon nombre d’immigrés d’origine étrangère. Trois aspects en particuliers les rapprochent de ces populations :

  • L’aspect économique. Il s’agit pour les migrants antillais d’une émigration de travail comme nombre d’immigrants étrangers, et si les modalités d’accès au marché de l’emploi et les types d’emplois occupés diffèrent, les Antillais rejoignent les autres populations immigrées au bas de la hiérarchie sociale, dans des emplois peu qualifiés, peu valorisés et peu rémunérés.
  • La confrontation au déracinement, auquel toutes les populations migrantes doivent faire face. Elles se retrouvent immergées dans un environnement social, culturel, économique, et géographique en rupture avec leur environnement d’origine. Incontestablement, le fait qu’elles aient la nationalité française et que le système économique, politique et social des Antilles françaises soit celui de la métropole masque un certain nombre d’aspects qui les distinguent radicalement de l’univers métropolitain. La situation géographique et climatique est l’un de ces aspects. En ce qui concerne la situation économique et sociale, les Antilles françaises sont « alignées » sur le système français. Cependant ces régions ne produisent pas grand-chose et vivent sur les transferts de fonds en provenance de la métropole. Le taux de chômage très élevé, ainsi que l’existence d’une économie informelle constituée autour d’un réseau de solidarité familiale et d’entraide, témoignent de cette disparité entre la situation antillaise et la situation métropolitaine. S’agissant du contexte culturel et social, il suffit de rappeler que les « cultures créoles » des Antilles sont issues de la créolisation qui est le processus par lequel les éléments culturels d’origine plurielles (européenne, africaine, asiatique…) se sont combinés pour donner naissance à des formes culturelles neuves et originales, et par conséquent différentes de la culture française métropolitaine.
  • La troisième caractéristique concerne le projet de retour qui reste persistant malgré la constitution d’une « deuxième génération », voire maintenant d’une « troisième génération », dans le pays d’accueil favorisant l’implantation définitive.

Avec ces différentes caractéristiques on peut donc dire des Antillais en France que se sont des migrants. Cependant ces derniers ne se considèrent pas de cette manière alors que pourtant l’opinion publique les perçoit comme « différents », voire étrangers, du fait de leur couleur. Par conséquent il se pose pour cette population la question de leur identité. Qu’en est-il s’agissant des constructions identitaires à l’œuvre dans les populations antillaises qui vivent en métropole : se pensent-elles et se constituent-elles en tant que groupe(s) ? Et peut-on repérer l’existence d’une « identité antillaise », homogène et multiforme au sein de l’hexagone ?

Un autre élément qui contribue à questionner les Antillais sur leur identité, et qui est une conséquence directe de ce statut de migrant paradoxal est la désillusion qu’entraîne la vie en métropole par rapport à toutes les aspirations que l’incitation au départ avait nourri dans leur esprit. Les Antillais découvrent en effet, peu à peu, la vanité de l’espoir de promotion qu’on leur avait fait miroiter, pour se rendre compte des difficultés de la vie dans l’hexagone au fur et à mesure que se rétrécissaient les besoins de main-d’œuvre peu qualifiée. En effet le déplacement socio-professionnel de l’émigration s’est fait pour la majorité de façon latérale, horizontale plutôt que verticale. Ils se voient confiés au bas de l’échelle sociale, dans un environnement social et culturel, et dans un contexte climatique, qui ne font qu’accentuer leurs souffrances et leur sentiment d’exclusion. De fait le triptyque : immigration-assimilation-promotion qu’avait pu connaître les tous premiers migrants n’a rapidement plus fonctionné, et s’y est substitué l’acuité des problèmes d’insertion sociale des migrants, et l’invalidation des présupposés attachés à la citoyenneté française qui ont eux-mêmes mis en relief des discriminations raciales. Ils se retrouvent projetés dans un environnement culturel qui n’est pas le leur alors qu’ils ont toujours cru partager avec les métropolitains les mêmes valeurs, les mêmes codes, les mêmes normes, la même histoire… Le mythe de la « mère-patrie » s’est effondré devant la crise de la citoyenneté et de l’assimilation que l’Etat, par la mise en place de dispositif de solidarité nationale (création d’un organisme associatif devant relayer la société d’Etat) et le recentrage des activités du BUMIDOM, n’est pas parvenu à atténuer. De nombreux migrants furent donc, et certains le sont encore, en proie à des crises d’identification parfois très profondes. La question de l’identité se pose dès lors fondamentalement pour les populations antillaises vivant en métropole. Mais avant de pouvoir aborder cette question, il nous faut préciser conceptuellement ce terme d’identité.

 

B/ Repères théoriques sur l’identité

La notion d’identité est particulièrement difficile à définir tant elle est complexe, et tant elle prend différentes acceptions selon le contexte dans lequel elle est employée. Selon la définition du Petit Robert, l’identité est, dans un premier temps, le « caractère de deux choses identiques » et renvoie ainsi à la similitude. Mais elle est aussi en deuxième signification le « caractère de ce qui est un ». Le terme est donc ambivalent puisqu’il souligne à la fois la similitude et le fait d’être unique. Cependant on peut dire de l’identité qu’elle se construit en opposition ou en adéquation avec un autre. L’identité résulte donc d’un double processus : un processus par lequel l’individu se différencie d’autrui en tant que personne une et unique (processus d’identisation selon Pierre Tap), et un processus par lequel l’individu s’identifie à un groupe (processus d’identification selon le même auteur). Ce double processus renvoie à une double définition de l’identité, une définition « interne » (Tap, 1986)Tap Pierre, 1986, Identités collectives et changements sociaux. Colloque international de Toulouse (septembre 1979), Paris, Edition Privat. Cité par Dolorès Pourette, 2002, Hommes et femmes de la Guadeloupe en Île-de-France, Pratiques liées au corps, relation entre les sexes et attitudes face au risque de contamination par le VIH, Mémoire de thèse, EHESS., ou « subjective » (Bonniol, 1992)Bonniol, Jean-Luc, 1992, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel. qui correspond à l’image, la conscience que l’individu a de lui-même en fonction de son caractère, de ses actes, de son histoire… ; et une définition « externe » (Tap, 1986), ou « objective » (Bonniol, 1992) qui correspond à ce que le groupe attend de l’individu et à l’image que lui renvoient les autres de lui-même. L’identité résulte de l’alliance d’une identité individuelle ou personnelle et d’identités collectives ou sociale. L’individu se rattache en effet à des identités collectives d’ordres différents : religieuse, professionnelle, familiale… Il mobilise l’une ou l’autre de ces identités selon le contexte et la nature de l’interaction sociale. Parmi ces identités collectives, il en est une qui est fondamentale pour notre propos. Il s’agit de l’identité ethnique ou ethnicité.

Dans les sciences sociales, le concept d’ethnicité a fait l’objet d’une théorisation bien plus approfondie dans les pays anglo-saxons qu’en France. Les principales théories anglo-saxonnes de l’ethnicité sont au nombre de quatre.

La première est l’approche « primordialiste ». Elle fait de l’ethnicité une donnée « primordiale », naturelle, reposant sur un ensemble d’attributs objectifs (la langue, le territoire, le phénotype, l’organisation politique, sociale, économique ou religieuse) et qui se manifeste par un sentiment spontané d’appartenance au groupe. L’ethnicité est alors une donnée fondamentale que l’individu acquiert dès sa naissance et dont il ne peut se départir. Ce caractère figé a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses critiques par les théoriciens.

La seconde est l’approche dite « instrumentaliste » ou « mobilisatrice ». Cette approche perçoit l’ethnicité comme l’expression d’intérêts communs, et la mobilisation identitaire comme le moyen d’accéder au pouvoir politique et aux avantages économiques. Le groupe ethnique devient alors un groupe « instrumental » et artificiel, crée et maintenu pour l’utilité qu’il procure. Ainsi certains groupes économiquement et politiquement désavantagés font de leurs différences culturelles le support de revendications politiques.

La troisième est l’approche « néo-culturaliste », représenté par Drummond et Eriksen. Ce courant accorde une place centrale aux aspects culturels de l’ethnicité. De ce point de vue, l’ethnicité est donc considérée comme « un système culturel permettant aux individus de situer leur place dans un ordre social plus large » (Poutignat et Streiff-Fenart, 1995, p120). La culture n’est pas ici considérée comme un tout intégré, ni comme un ensemble de traits descriptifs, mais comme un « continuum » caractérisé par le changement qui évolue en fonction des contacts humains. Par cette vision de la culture comme continuum, et par la place accordée aux interactions sociales, les théoriciens néo-culturalistes sont proches de l’approche « interactionnelle » de Fredrick Barth.

Enfin la quatrième approche est donc celle développé par cet auteur Fredrick Barth. Selon l’approche « interactionnelle », c’est l’ethnicité en tant qu’interaction sociale qui importe. Dans ce courant le groupe ethnique se définit avant tout dans l’interaction avec d’autres groupes et par les limites ou les frontières qui les séparent. Comme le dit Barth lui-même : « le point crucial de la recherche devient la frontière ethnique qui définit le groupe, et non le matériau culturel qu’elle renferme » (Barth, 1995, p213). Il ne s’agit plus d’appréhender les différences culturelles qui distinguent les groupes, mais de comprendre quels sont les éléments mobilisés par les acteurs pour instituer et maintenir une distances entre les groupes et de saisir pourquoi ces éléments sont mobilisés plutôt que d’autres. Les frontières entre les groupes ne sont ni étanches ni stables, elles se laissent traverser par des processus d’inclusion et d’exclusion. C’est pour cela que l’ethnicité dans cette approche s’apparente à un « processus de changement » qui varie en fonction des interactions sociales. De ce point de vue, les contenus culturels des identités ethniques peuvent évoluer : « ils apparaissent moins comme une caractéristique première et définitionnelle de l’organisation d’un groupe ethnique, que comme le résultat d’interactions sociales » (Barth, 1995, p207).

Après avoir revu brièvement les différentes approches de l’ethnicité, il est important d’évoquer la question des identités ethniques dans le contexte national français. Celui-ci a vu, après l’arrêt de l’immigration de travail dans les années 1970, l’installation définitive des populations migrantes et l’émergence de mouvements d’affirmations et de revendications identitaires. Ces mouvements ont montré les limites du modèle d’intégration républicain (qui n’avait cependant jamais fait l’objet d’une réelle politique d’intégration, contrairement à ce qu’il s’établit de nos jours) issu de la Révolution tel qu’il a prévalu en France. Ce modèle prône l’assimilation des étrangers à la culture nationale et s’oppose au modèle anglo-saxon qui valorise le maintien des ethnicités en présence dans l’organisation d’un pluralisme culturel. On peut supposer que le déclin de l’Etat Providence a entraîné non pas l’extension du rôle de l’individu, mais celui des « communautés ». Nous assistons ainsi à la « communautarisation » et au processus « d’ethnicisation » de la France, basés sur la constitution de « communautés imaginaires » (Amselle, 1994)Amselle, Jean-Loup, 1994, « Quelques réflexions sur la question des identités collectives en France aujourd’hui », in Fourier Martine, et Vermes Geneviève, Ethnicisation des rapports sociaux. Racismes, nationalismes, ethnicismes et culturalismes, pp 44-54. . Pour cet auteur, la « crispation identitaire » que l’on perçoit en France actuellement se rattache à la construction de l’Europe et à l’ouverture des frontières : la disparition des ennemis traditionnels entraîne l’apparition d’un nationalisme interne. Dans ce cadre, l’identité ethnique est l’objet d’un double processus : un processus d’assignation d’une identité « autre » (l’identité « immigrée » par exemple) à une population minoritaire par la société d’accueil, et un processus de renforcement identitaire de la part des minorités issues de l’immigration. Les minorités ethniques sont considérées comme « autres » par la communauté nationale et par les groupes dominants. L’identité « immigrée » permet ainsi de maintenir une limite, une frontière entre les « Français » et ceux qui ne le sont pas « vraiment », de par leur nationalité, ou de par leur type « racial » ou « ethnique ». En réponse à ce processus de catégorisation, de différenciation et de mise à l’écart, l’identité « immigrée » se construit par l’affirmation de son contenu propre : elle refuse de n’être que « l’autre » de l’identité dominante, en revendiquant sa différence, ses spécificités. La culture d’origine s’apparente ici à un refuge, dans un mécanisme de défense. Une autre stratégie identitaireLa notion de « stratégie identitaire » désigne « des conduites d’adaptation aux contraintes d’une situation donnée » et souligne « l’instrumentalisation que les individus font de leurs ressources identitaires, de façon plus ou moins consciente ». Giraud Michel, 2001, « Identité », Pluriel-recherches, n° 8, pp 38-51. consiste à l’inverse à refuser son origine en faisant sienne l’identité d’accueil. Les dynamiques actuelles donnent ainsi naissance, à partir d’acculturations, et de réinterprétations, à des mélanges originaux et « syncrétiques » d’éléments culturels d’origines différentes. Certains revendiquent par exemple, une « double identité ».

Tous ces détours théoriques ont été évoqué pour savoir si l’on peut considérer que la population antillaise se constitue et se pense en tant que groupe, voire en tant que minorité ethnique, dans la migration. La question sous-jacente à cette interrogation est celle de l’identité : comment la population antillaise pense-t-elle et pose-t-elle son (ses) identité(s) ? Comment se construi(sen)t cette (ces) identité(s) : en fonction du contexte de la migration, des interactions avec les autres groupes, de la situation de « population immigrée »… ?

Pour répondre à ces questions il faut faire un rappel des processus de constructions identitaires, tels qu’ils sont manifestés et pensés aux Antilles.

 

C/ Retour sur l’élaboration de l’identité antillaise

Pour comprendre la construction identitaire antillaise, il faut avant tout faire référence à l’histoire de ces départements d’Outre-Mer, en partant du colonialisme jusqu’à la départementalisation. Le contexte de formation des sociétés Antillaises est un contexte pluriethnique, dans lequel une majorité d’hommes de couleurs est asservie par une minorité d’hommes blancs. Ceci fut possible dans la mesure où l’entreprise coloniale est parvenue à imposer certains schèmes de pensées occidentaux, et notamment celui que l’homme de couleur est inférieur. L’intériorisation de ce préjugé de couleur par la population dominée a eu pour conséquence l’établissement d’un ordre socio-racial, situant les Blancs au sommet de la hiérarchie sociale et les Noirs à la base. Le métissage apparaissant comme un moyen de s’élever dans cette hiérarchie. Plusieurs chercheurs se sont attachés à analyser l’impact de telles conditions sur la construction identitaire des Antillais. C’est ainsi que cette histoire peut être retracée à travers les différents courants idéologiques de l’identité antillaise qui se sont successivement enchaînés depuis les premiers écrits des intellectuels antillais. Il faut préciser avant tout chose que l’exposé des différents courants qui suit n’est pas chronologique. Certains en effet sont nés au cours de la même période, et tandis que leurs idées sont toujours d’actualité de nouveaux apparaissent.

L’identité antillaise est d’abord pensée en termes d’aliénation et de négativité, c’est ce que démontre Benoist en 1966 et 1972, Glissant en 1981, Affergan en 1983. Ces auteurs marquent un certain scepticisme concernant l’univers antillais et les possibilités pour l’individu de se constituer une identité et une image de soi positives. Ces travaux ont souligné combien les conditions d’émergence et de développement des sociétés antillaises ont marqué à jamais le réel antillais et les processus d’identification individuels et collectifs. L’homme antillais est ainsi taxé « d’irresponsabilité ». Il apparaît comme l’acteur non agissant, le spectateur d’une histoire subie, voire d’une non-histoire, et comme le consommateur passif de produits dont il ne contrôle pas la production. Sans aucune maîtrise de son histoire et de l’espace dans lequel il vit (l’espace n’est ni un espace ancestral, ni un espace possédé, ce qui engendre pour l’individu le sentiment d’être « de passage » sur sa terre), n’ayant aucune prise sur le réel et la nature qui l’entoure, l’individu se situerait dans un espace-temps qu’il ne contrôlerait pas, et qui ne serait donc pas sécurisant. Les sociétés antillaises paraissent donc aux yeux de ces auteurs comme des sociétés « aliénées » (Glissant 1981), l’aliénation résultant du « processus de dépossession » mis en œuvre par la métropole.

Dans les années cinquante deux discours s’opposent : celui très ancien qui date du XIXe siècle qui est l’assimilationniste appelé aussi discours de la « Blanchitude », et celui de la « Négritude ». Le premier valorisant l’assimilation à la France en niant la part africaine de l’être antillais. Puisqu’en effet étant une société pluriethnique, l’un des modèle d’identification auquel peut avoir recours un individu antillais est celui de l’Européen, du Blanc créole et plus récemment, du citoyen français. L’intériorisation par les Antillais de couleur des préjugés occidentaux négatifs à l’égard des Noirs n’est pas étrangère à cette volonté d’assimilation au modèle dominant et au monde blanc. L’idée de race a donc été intériorisée par ceux-là même qui en subissaient les effets néfastes (Bonniol, 1987). L’émigration en métropole de nombreux individus reflète cette « pulsion mimétique » (Glissant, 1981). Cependant, l’assimilation à la France n’exclut pas la revendication d’une identité spécifique. Le second courant met donc en avant les origines africaines de tous les Antillais (les principaux auteurs de ce discours sont Aimé Césaire, Léopold Senghor et Léon G. Damas). Le discours de la Négritude apparaît ainsi comme le « retournement » du schème de pensée racial (Bonniol, 1992). Dans cette perspective, les anciens esclaves marrons deviennent des figures héroïques, ainsi que les Indiens Caraïbes dont on se revendique les descendants. Cette filiation mythique légitime un sentiment d’indigénité et d’attachement à un lieu originel. Mais le modèle identitaire proposé par la Négritude ne convient pas plus que celui de l’assimilation puisqu’en considérant que l’aspect africain de l’Antillais, il nie le métissage culturel et biologique qui fait l’originalité de l’être antillais.

Dans les années soixante-dix, Julie Lirus, Edouard Glissant parlent d’antillanité pour appréhender le réel et l’être antillais dans leurs spécificités en se libérant de l’européanité et de l’africanité tout en tenant compte des apports de l’un et de l’autre. En prenant conscience de la situation antillaise dans laquelle se trouvent les îles des Antilles, les individus doivent se projeter dans « la relation antillaise », dans « la multi-relation à la diversité antillaise » (Glissant 1981, p479). Dépassant ce principe de l’antillanité, P. Chamoiseau, R. Confiant, et J. Bernabé en 1989Bernabé J. ; Chamoiseau P. ; Confiant R., 1989, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard. parle de créolité qui est « l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques, et levantins ». Tout comme l’Antillanité, la Créolité revendique la reconnaissance de la langue créole. La Créolité rend compte d’un phénomène qui dépasse les contours des Antilles et de l’Antillanité, la créolisation n’étant pas propre au seul continent américain. Les « Antilles créoles » sont donc porteurs d’une double solidarité : une solidarité antillaise avec l’ensemble des peuples de l’archipel antillais, et une solidarité créole avec tous les peuples qui relèvent des processus de créolisation (la Réunion, l’île Maurice…).

Enfin en 1996 E. Glissant va approfondir le principe de la « Relation ». L’identité antillaise est désormais conçue en référence au principe de la Relation et de l’errance. Elle se dégage ainsi d’une conception restrictive de l’identité comme racine unique pour être conçue comme identité rhizome, c’est-à-dire comme une racine allant à la rencontre d’autres racines, toute identité s’étendant dans un rapport à l’autre. L’identité rhizome caractérise l’ensemble des sociétés « composites » (que Glissant oppose aux sociétés ataviques) qui sont nées des processus de créolisation. L’identité antillaise n’est donc plus pensée en termes de manque et d’aliénation en référence au schéma identitaire des sociétés ataviques. Elle est désormais pensée de manière positive, selon un principe différent, qui préfigure en outre l’avenir de toutes les sociétés puisque, d’après Glissant, le monde entier se créolise, pour donner naissance à ce qu’il appelle le « Tout-monde », le « chaos-monde », c’est-à-dire le « brassage incommensurable des cultures » (Glissant, 1996, p152).

L’identité racine unique et l’identité rhizome apparaissent comme deux paradigmes opposés. L’un s’appliquerait aux anciennes civilisations, et l’autre aux sociétés antillaises comme à toute société en voie de créolisation. Cependant penser l’identité antillaise uniquement en terme réticulaire présuppose l’absence d’attachement à un territoire, l’identité réticulaire s’opposant ainsi à l’identité territoriale. Or, l’analyse de la paysannerie martiniquaise montre au contraire un véritable attachement territorial par les anciens esclaves ayant acquis des terres sur lesquelles ils travaillent. (Chivallon, 1997,1998). Cependant on ne peut pas écarter l’éventualité d’une identité réticulaire, puisqu’on en trouve des manifestations dans la migration notamment (Pourette, 2002).

Alors que plutôt que d’opposer deux modes de penser l’identité, la réalité antillaise nous invite à faire appel à ces deux registres, selon deux moments distincts de l’expérience antillaise. (Chivallon, 1997).

 

D/ Quelle identité en métropole ?

La problématique identitaire des Antillais ayant émigré en métropole, se fait jour au moment où ceux-ci prennent conscience que la voie de l’assimilation n’est qu’un leurre auquel ils ont cru trop longtemps, et où il leur apparaît qu’ils ne sont Français que de statut. Ainsi, la question de l’identité se pose de manière plus cruciale pour les migrants antillais que pour les Antillais restés aux Antilles. Il s’agit pour eux de savoir qui ils sont, puisqu’à l’évidence ils ne sont pas des Français comme les autres, mais aussi de savoir ce que signifie « être Antillais » et si « être Antillais » en métropole a un sens lorsque les possibilité de retour aux Antilles sont si infimes. Nous pouvons nous demander alors si les Antillais se revendiquent et ont besoin de se revendiquer comme tel pour exister dans leurs différences, ou si cette identité se vit au quotidien sans avoir besoin d’être reconnue par les autres ? On sait à présent que l’identité se construit par un rapport à l’autre, ou comme le dit Barth par les frontières établies entre Eux et Nous. Donc pouvons-nous retrouver chez les Antillais l’établissement de différences et de barrières avec les autres pour s’affirmer et être reconnu comme différent ?

Avant de répondre à ces questions, il faut revenir sur les causes qui ont conduit les Antillais de France à vouloir revendiquer leurs particularismes. Comme nous l’avons évoqué plus haut ces processus de mobilisation identitaire ont pour principale origine la discrimination et la stigmatisation de cette population. En effet dès l’arrivée en métropole la recherche d’un emploi et d’un logement s’avère plus difficile et problématique que ce que les migrants ne l’avaient imaginé. Ces difficultés mettent en relief des mécanismes d’exclusion et des processus de stigmatisation racialisante et discriminante que génèrent la société d’accueil. Par conséquent dans l’esprit des Antillais c’est le mythe de l’assimilation à la Française comme voie unique de promotion sociale (tel que l’a consacré la départementalisation de 1946) qui se fissure. Puisque dans l’imaginaire des migrants arrivant en métropole rien ne devait les distinguer de l’ensemble des nationaux et, parallèlement, rien ne paraissait les rapprocher de « l’immigré étranger», ni sur le plan de sa qualité juridique, ni sur le plan d’une quelconque « distance culturelle ». Citoyen de plein droit, leur culture dès l’origine fait aussi partie de la culture française. De plus, la prise de conscience progressive de l’incapacité objective à concrétiser les projets de retours et, en corollaire, la perspective inéluctable d’une installation durable en métropole, obligent indéniablement les Antillais à redéfinir leurs rapports tant à leur société d’origine qu’à leur société d’accueil. Nous nous rendons donc compte que, plus qu’une altérité originelle (distance culturelle) préservée/réactivée de la culture dominée face à celle du dominant, ce sont d’abord les processus de marginalisation et de stigmatisation de la population antillaise au sein de la société résidence qui sont les moteurs de la dynamique de revendication de leurs spécificités culturelles. Le cas des Antillais souligne donc combien l’émergence et la revendication d’un processus de différenciation culturelle est, avant tout, « un moyen de résistance puis de lutte contre des modes de discrimination sociales » (Michel Giraud, Claude-Valentin Marie, 1987).

Ces revendications culturelles ont en effet pris des formes collectives et comme le dit Michel Giraud elles deviennent une des voies de l’intégration de la communauté en étant vu et reconnu comme différent, mais qu’en est-il individuellement ?

Il faut tout d’abord avoir à l’esprit que l’émigration est un lieu de changement culturel radical qui s’accompagne d’une acculturation. Cela se traduit par le fait de revendiquer son origine : dire qu’on est Antillais mais pas, mais plus de la même manière. En France les Antillais gardent les habitudes du pays : ils écoutent de la musique antillaise, mangent des légumes-pays, du boudin, du pâté en pot, boivent du punch, organisent des tournois de dominos, participent au bal antillais (sans forcement faire partie d’une association juste en ayant des amis d’origine antillaise). Mais la recréation de cet univers antillais sert principalement à s’assurer d’être Antillais. Il s’agit d’une « crispation identitaire » sur des activités, alors que dans la réalité il s’opère des changements : les valeurs morales de la parenté créole ne sont plus perçues comme lois naturelles, et « les individus se rendent compte de l’univers de pères absents, de mères-maîtresses, de citoyens assistés, de fils tyranniques traditionnellement évités par les femmes et produits par les mères », dans lequel ils ont grandit (Anselin, 1990, p 140).

C’est comme si la population antillaise de l’émigration tombant en panne de valorisation sociale dans un pays nouveau pour elle mais étant pourtant aussi le sien, s’était raccroché en dernier recours à la société perdue. Elle en redécouvre la culture, mais celle-ci n’a plus le sens social qu’elle pouvait avoir pour les aïeux. Cette culture reçoit un sens identitaire. Les rites festifs de la naissance, de la vie, de la mort deviennent les signes qu’on est bien Antillais. Alors qu’hier ils n’avaient pas à le signifier, ils allaient de soi, ils réglaient la vie sociale. Aujourd’hui, ils disent plus ce qu’on vit mais ce qu’on est. Faute de schèmes culturels appropriés, on fait sien leurs signes, leur expression (Anselin, 1990). Le punch, le boudin, les dominos, les légumes-pays, les acras, les danses folkloriques, les coiffeurs, les clubs de football antillais, le créole, le ka, le belè, toutes ces choses qui allaient tellement de soi qu’ils n’y prêtaient à peine attention dans leurs départements d’origine, deviennent soudain les étendards de l’identité. La valorisation de cette identité par la mise en valeur de ces étendards leur permet de prouver que même en France ils sont Antillais. Ils prouvent ainsi aux métropolitains qu’ils ne sont pas comme eux, mais pas comme les étrangers non plus. Ils le prouvent aussi aux Antillais restés aux Antilles par la conservation des principales traditions créoles. Et enfin ils se le prouvent à eux-mêmes, sachant qu’ils ne peuvent plus aller plus loin qu’ils sont allés dans la société en terme de mobilité sociale, c’est-à-dire en France. La revendication de leur appartenance à la culture antillaise leur permet de mieux vivre l’échec de la migration.

Cette crispation identitaire transparaît nettement dans le choix des thèmes décorant les devantures de restaurants. Ils représentent de manières très stéréotypées les Antilles :

Avec ces trois photos on remarque aisément que la plage, le soleil et les cocotiers symbolisent les Antilles, et plus généralement les îles. A travers ces trois éléments, c’est l’idée de la douceur de vivre qui transparaît et l’illusion que l’on peut vivre en auto-subsistance grâce à la nature environnante (arbres fruitiers et pêche). Tout ceci dans un climat chaud et sans danger tel que le laisse penser l’homme à demi endormit dans sa barque dans la première image, et la petite case seule entre la rivière et le mer dans la seconde. Les couleurs vives donnent aussi un ton joyeux et sympathique à ces paysages accentuant encore un peu plus la tranquillité des lieux. Ces images servent à alimenter l’identité des Antillais qui vivent en métropole puisqu’elles donnent aux métropolitains, qui ne sont jamais allés aux Antilles, une idée idéalisée et positive de la vie là-bas et par répercussion une image positive des Antillais eux-mêmes. Mais elles contribuent aussi à construire la représentation que se font les deuxièmes et surtout les troisièmes générations de leur pays d’origine. Ces images qui caractérisent les Antillais, leur permettent d’être reconnus par les métropolitains comme différents mais « agréables ». Ils acquièrent ainsi, par la valorisation de cette identité stéréotypée autant dans les actes que dans les images, une place au sein de la société d’accueil.

Mais l’identité qu’ils valorisent est-elle vraiment la leur ? Ne réinventent-ils pas plutôt une nouvelle identité antillaise en métropole ? C’est-à-dire une identité d’origine, élargie à la culture de l’autre ? C’est ce que nous verrons dans le chapitre « être Antillais à Marseille ».

 

1.4 Comment penser le communautaire chez les Antillais ?

 

Afin de déterminer et de comprendre comment les Antillais qui vivent en métropole sont organisés entre eux, il est indispensable de revenir sur la manière dont le collectif est pensé aux Antilles. Ainsi il sera possible de voir si la migration a entraîné de nouvelles formes d’être ensemble ou pas.

 

A/ Aux Antilles

La manière de penser le collectif ou le communautaire est étroitement liée à la notion d’identité. L’un s’étudie et se comprend souvent par rapport à l’autre. C’est ce que nous allons voir en traitant la vision d’auteurs qui ont étudié les différentes formes permettant d’identifier l’être antillais ensemble aux Antilles.

Si l’on reprend les premiers écrits de la recherche anthropologique sur les Antilles françaises on s’aperçoit que les discours visant à présenter le réel antillais énoncent, le plus souvent « l’incapacité d’une relation maîtrisée à l’Autre » (Chivallon, 1997, p769). Rien ne permet de concevoir, sur la période allant de la traite à l’avènement de l’assimilation, autre chose que de l’impossibilité à être soi, sujet engagé dans sa propre histoire. On peut à cette époque noter la présence de deux mémoires : l’une historique (résultat d’une démarche intellectuelle destinée à reconstituer une connaissance du passé), l’autre collective (accrochée à des réalités vivantes formée de discours et de pratiques populaires).

Il est possible de constater à travers différentes études que l’univers social antillais ne correspond à aucune catégorie préexistante. En effet, l’institution familiale et la sociabilité ont souvent servit à définir l’ampleur du désordre social antillais. Suite à cette remarque, se pose la question du modèle de référence. Si désordre il y a, quel archétype social permet d’établir ce que doit être « l’ordre » des pratiques familiale et collectives ? C’est le plus souvent à partir du monde de la « petite paysannerie » (si l’on considère que ce terme peut être appliqué à ces cultivateurs), formé par les descendants des anciens esclaves, que les faiblesses de la structure collective ont été mises à jour. C’est en tout cas ce que mettent en avant dans leur ouvrage, Edouard Glissant (1981) et Francis Affergan (1983). Pour ce premier, « la paysannerie », bien que représentant une forme de résistance populaire, reste une forme d’organisation collective inachevée. Elle met en œuvre des pratiques de survie qui ne suffisent pas à consacrer en traditions des habitudes communes. Nous sommes toujours dans le domaine d’un collectif « dispersé » où l’accumulation et la transmission ne s’opèrent pas d’une génération à l’autre. Glissant y voit l’expression d’un « rassemblement » mais pas « d’une nation », ces paysans « parcellaires » ne réussissant pas à constituer un savoir sur « leur souche commune » et à générer de « l’unité tout court » (Glissant, 1981, p 67-69). Francis Affergan pousse le constat encore plus loin pour mettre en avant deux concepts : l’asocialité et le mode d’improduction. L’asocialité du monde paysan se traduit par une « rivalité entre les individus au travail, un égoïsme sur le plan économique et affectif et une méfiance généralisée » (Affergan, 1983, p74). Là encore le collectif est fait « d’éléments éclatés » qui ne semblent « obéir qu’à des pulsions et des affects individualistes ou atomisés » (Affergan, 1983, p46). Ces deux essais ont en commun d’offrir un schéma explicatif à peu près similaire. Si la constitution d’un ciment collectif s’avère si difficile, voire impossible, c’est en raison de l’absence de toute emprise sur la réalité. L’histoire est ici rupture, Glissant parle de « non-histoire ». Même l’abolition n’a pas été en mesure de créer l’occasion d’une maîtrise du réel. Avec l’économie de plantation le peuple martiniquais ne produit rien pour lui-même (Glissant, 1981, p18 ; Affergan, 1983, p46). Cette « non-production de la vie réelle » désignée comme telle par Affergan (p219) est en fait l’absence de pratiques directement reliée aux besoins de la collectivité. L’espace est donc tenu comme le vecteur de la perpétuation de cette défaillance collective. La pensée de ces deux auteurs dont il faut bien voir qu’elle correspond à une étape de leur réflexion, en particulier pour Glissant qui changera d’opinion par la suite, se recoupe à nouveau pour induire le lien entre l’appropriation de l’histoire et l’appartenance à un lieu. Nous voyons ici se profiler le territoire et la racine comme constituants de l’identité antillaise, mais ce ne sont à ce moment pour Glissant que des présupposés identitaires et théoriques. Si asocialité il y a, elle ne prend forme que par référence à une socialité « communautaire » redevable, l’actualisation d’une mémoire dont on attend qu’elle restitue les repères d’une filiation, qu’elle délimite par le mythe ou la narration historique, l’origine et les trajectoires communes. De la même manière le lieu doit être en mesure de restituer les contours d’un corps collectif et de camper par l’usage de la limite/ frontière les spécificités communautaires (Chivallon, 1997, p771). La conception de Glissant, jalonnée des notions d’ « unité », de « nation » et de « mémoire », laisse bien entrevoir cette quête du territoire-racine comme fondateur du lien social. La définition de l’asocialité d’Affergan laisse aussi apparaître le fait que la relation à l’Autre est censée être contenue dans un système unitaire, sédentaire, et solidaire.

Nous voyons là que penser l’identité collective antillaise est nécessairement rattaché à la notion de territoire. La mise en avant de cette correspondance étroite entre le lieu et l’identité porte bien à considérer l’exercice de construction sociale comme fortement dépendant d’une dynamique de la délimitation spatio-temporelle.

Mais le social, le collectif peut-il se concevoir ailleurs, autrement que dans des territoires ? Edouard Glissant dans sa « Poétique de la Relation » (1990), se consacre à libérer l’identité de ce carcan de la catégorie du territoire-racine. S’inspirant de la philosophie de Deleuze et Guattari (1980), et de leur métaphore du rhizome (comme alternative à l’arbre-racine), il explique que cette conception opère une ligne de partage entre deux univers porteurs de deux modes de penser. D’un côté, le monde de l’idéologie du « Un », historiquement constitué par les nations modernes, bâti sur le principe de la revendication d’une lignée inscrite sur un territoire, monolingue, figé et autoritaire, créateur d’un savoir mobilisateur de l’Autre ; de l’autre côté, le monde de la « Relation », multilingue et baroque, brassé par le métissage des cultures, chaotique et désordonné, ignorant le territoire, et animé par une pensée de l’errance. C’est d’avoir pensé ce second monde avec les concepts mis en œuvre par le premier qui aurait conduit à tant ignorer la richesse de l’univers créole. Celui-ci apparaît désormais non plus aliéné et incomplet mais comme ayant déjoué les principes de clôture si profondément attachés à l’univers des plantations. L’errance dont l’univers créole est désormais dépositaire vient opérer un changement de perspective là où il y avait manquement aux principes de la singularité communautaire.

La tendance britannique nous convie également, à envisager des constructions sociales transformées « par le désir de transcender les structures de la nation et les contraintes de l’ethnicité » (Gilroy 1993, cité par Chivallon 1997, p774), ou encore une expérience sociale définie « par une conception de l’identité qui vit par et au travers – et non en dépit – de la différence, par hybridité » (Hall 1993, cité par Chivallon, p774). Autant l’un que l’autre de ces auteurs ont choisi la notion de « diaspora » pour désigner le monde antillais, même si nous verrons plus tard ce terme faisant référence à l’origine ne convient pas. C’est surtout l’idée d’une histoire commencée et maintenue dans un exil permanent qui justifie ici l’emploi de ce terme. Nous sommes de ce point de vue très proches de la vision de l’errance développée par Glissant. Cette notion de diaspora doit être imaginé dans le cas des Antillais libéré de toute référence à l’identité ethnique et aux attributs du territoire « sacré », partie mnémonique censée maintenir vivante l’unité du peuple dispersé. Le modèle mobilitaire se trouve ainsi investi à fond pour dépasser la simple disposition géographique et indiquer que, les formes sociales sont elles-mêmes nomades jusque dans leur manière de concevoir la relation à l’Autre. Nous en arrivons donc à notre constat du départ signifiant que l’univers antillais ne fait partie d’aucune catégorie puisqu’il repose sur l’errance, le mobile.

 

B/ En métropole

Nous allons pour cette sous-partie, nous référer dans un premier temps à nos données de terrain qui mettent en évidence deux points de vue opposés. Puis dans un second temps nous montrerons à travers l’étude d’ouvrages et d’articles de plusieurs auteurs qu’il est difficile de parler de la population antillaise ayant migrée en France métropolitaine, en terme de communauté

B.1/ Données de terrain marseillaises

De part les différents éléments qui permettent de la repérer (restaurants, bars, affiches de soirées dansantes) la population antillaise est d’une certaine manière visible dans le centre ville de Marseille. Mais dès lors que nous avons entrepris de rechercher les associations existantes, nous nous sommes rendu compte que le moyen de rentrer en contact avec cette population est beaucoup moins aisé que nous le pensions. Nous nous sommes donc rapidement aperçu que nous n’étions pas face à une communauté au sens défini par l’Ecole de Chicago, c’est-à-dire marquée par son caractère holiste, centrée autour de la défense d’intérêts communs, de l’affirmation de valeurs communes et de la mise en acte de pratiques collectives, et caractérisée par une solidarité de groupe et par des formes repérables d’appropriation de l’espace. Nous n’avons pas retrouvé de telles caractéristiques dans l’univers antillais de la migration. Il existe bien de multiples associations antillaises, mais beaucoup d’entre elles n’exercent plus aucune activité et sont réduites à n’être qu’un nom et qu’une adresse. D’autres, tout en restant actives, ne rassemblent qu’un nombre limité d’individus, et ne reflètent donc pas un réel collectif. De plus si la plupart de ces associations se connaissent, elles ne travaillent pas pour autant ensemble, et organisent indépendamment les unes des autres des événements ponctuels (rencontres sportives, dîners dansants…) qui ne semblent pas cimenter de puissants liens communautaires, ni défendre des intérêts communs ou des revendications collectives.

En ce qui concerne la vie quotidienne des individus d’origine antillaise, elle se caractérise par une multitude d’orientations et de pratiques. Il est difficile en effet de déceler un ensemble commun de pratiques culturelles ou religieuses et de valeurs partagés par tous (si ce n’est le goût du rhum). Ces pratiques font preuve d’une grande variabilité et d’une grande diversité, empruntées aux différents registres en présence : antillais, métropolitain, maghrébin, africain… Mais cette diversité des pratiques empêche-t-elle la population antillaise de nouer des liens de solidarité entre ces membres ? On peut dire que les premières générations à migrer en France métropolitaine dans les années soixante et soixante-dix, pouvaient compter sur une forte solidarité de groupe. Comme nous l’avons vu cette solidarité passait notamment par les réseaux féminins qui ont joué un rôle décisif dans la migration et dans le regroupement d’Antillais en métropole. Cependant c’est maintenant au sein même de la vie en métropole que la solidarité a du mal à naître des rapports entre Antillais. Les situations des uns comme des autres étant tout aussi précaires, il est difficile de pouvoir aider les personnes qui sont extérieures au cercle familial.

En ce qui concerne les modes d’appropriation de l’espace, là encore, ils semblent ne pas répondre à une logique collective. La population antillaise se trouve en effet disséminée à Marseille, dans tous les arrondissements de la ville. Aucun ne semble plus habité par des Antillais qu’un autre. Par conséquent l’habitat, les commerces et les lieux de sociabilité antillais se trouvent éparpillés dans l’espace urbain, où aucune empreinte spatiale ne les rend particulièrement visibles. L’espace ne semble être ni un lieu de marquage identitaire, ni un lieu d’ancrage. Ceci est surprenant lorsqu’on sait que l’espace et son appropriation, par les groupes humains qui l’habitent, sont des éléments de la construction du social et des garants de la particularité des identités, (même si ce ne sont pas les seuls moyens).

A travers le discours des différentes personnes qui ont formé notre corpus d’entretiens, il a été possible de relever deux opinions concernant la manière de voir la population antillaise résidant à Marseille. Certains énoncent l’existence d’une communauté tandis que d’autres n’en voient absolument pas la réalité. Ces deux discours ont évidemment une définition de la communauté justifiant leur position. Les premiers expliquent que les Antillais qui vivent à Marseille forment une communauté parce que premièrement ils sont tous de la même origine, ils viennent de Guadeloupe, de Martinique ou de Guyane, et deuxièmement parce que le nombre qu’ils sont les constitue d’office en communauté :

«  Ah ben si, on est une communauté, y’a qu’à voir le nombre d’Antillais qui étaient présents quand le carnaval antillais de Marseille se faisait au mois de juin. Ils étaient tous là, toute la communauté se réunissait. Maintenant elle se retrouve moins autour de grands événements comme ça mais elle est toujours là… ».

Les seconds, eux, décrivent principalement la communauté comme un cercle où toutes les personnes se connaissent et où elles n’hésitent pas s’entraider mutuellement. La communauté comorienne est souvent prise en exemple pour donner une image concrète de ce que sont des rapports de solidarité de type communautaire. La population antillaise à Marseille ne correspondant pas à ces critères, elle n’est donc pas une communauté :

«  A Marseille, y’a rien, les Antillais font leur vie chacun dans leur coin, ils ne sont pas solidaires les uns avec les autres… ils sont pires que pas solidaires, s’ils trouvent le moyen de t’enfoncer ils n’hésiteront pas…ils sont méchants entre eux, suspicieux, et jaloux, c’est pas des rapports d’entraides ça…alors pour moi c’est pas une communauté, non…les Africains eux ils sont solidaires ça se voit, mais nous non… ».

Avant de développer plus en détail ces deux points de vue, on peut remarquer qu’il existe un paradoxe entre les discours des personnes et les relations qu’elles entretiennent effectivement avec les autres antillais. En effet ceux qui sont assurés de l’existence d’une communauté antillaise sont des personnes qui sont, certes, engagés dans des activités pour les membres de cette population, mais qui ne fréquentent pas, dans leur quotidien, d’autres Antillais. Et inversement ceux qui prétendent qu’ils n’existent pas de communauté antillaise à Marseille, font partie d’un univers composé principalement d’Antillais. Cette remarque n’est pas vraie pour tous les individus qui ont été enquêté, mais c’est une tendance qui nous a semblé important de relever, car elle est significative des intérêts de chacun à dénommer de telle ou telle manière cette population. En l’occurrence cette idée de communauté n’est-elle pas produite par ceux qui veulent la voir exister ? Nous avons pu constater que ces personnes qui affirmaient l’évidence de la communauté antillaise à Marseille sont, en général, celles qui sont responsables, ou membres d’association ou bien fortement engagées dans un projet en particulier comme la valorisation de la culture antillaise à travers la musique et le théâtre, par exemple. Ces personnes fréquentent donc la population antillaise par le biais de leurs activités associatives, ou de leurs divers projets (qui sont parfois professionnels), mais hormis ces temps là précis ils ne la côtoient pas réellement. Leurs principales fréquentations sont métropolitaines ou autres, leurs relations de travail ou de loisirs se font à l’extérieur de ce qu’ils appellent « la communauté » et enfin, parfois leur conjoint lui-même est d’une autre origine que la leur, métropolitain en général. Cependant il est certain que ces personnes recherchent à travers le biais des engagements et des activités qu’ils mènent, qu’est ce que la culture antillaise, et comment ils peuvent se définir eux-mêmes en tant qu’Antillais. La question de leur identité est donc fortement présente à leur esprit, et elle justifie amplement leur engagement dans une association antillaise.

Ces renseignements peuvent nous amener à nous demander quel sens prend pour eux le fait de parler de communauté ? Leur engagement se justifiant par leur questionnement identitaire, il est envisageable de penser à leur sujet que la qualification de communauté pour parler de la population antillaise est un moyen de se rassurer. Savoir que toutes les personnes qui ont la même origine que la leur, et qui sont en nombre dans la région, ont les mêmes questionnements identitaires, ou du moins peuvent être sujets au même questionnement, est rassurant dans la mesure où l’on ne se considère plus comme un cas isolé et donc comme une personne ayant un problème. Mais au contraire c’est ce problème qui réunit tous les Antillais en un groupe, en une communauté. La communauté n’est donc pas pensée ici en terme de solidarité ou d’entraide qui permettrait aux individus issus de celle-ci de résoudre ce problème par exemple, mais elle est pensée plutôt comme un élément permettant de s’inclure dans un groupe susceptible de rencontrer les mêmes interrogations que soi. Permettant ainsi de ne pas ou ne plus se sentir comme une personne anormale, mais d’attribuer ses difficultés identitaires à un groupe, à une société même. On peut relever aussi dans le discours de ces personnes la place importante que prend le thème de l’esclavage. Il est souvent, selon eux, à l’origine de tout un tas de comportements et de difficultés, que les descendants des esclaves ont hérité.

Nous pouvons donc envisager à partir de ces éléments que se penser en communauté est pour ces acteurs une stratégie, appliquée de manière plus ou moins consciente.

En ce qui concerne les personnes qui fréquentent quotidiennement des Antillais mais qui ne pensent pas que la population antillaise soit structurée en communauté, deux hypothèses peuvent être élaborées. Soit il s’agit de personnes qui sont conscientes de côtoyer essentiellement quelques Antillais dans des cadres différents qui ne les relient pas les uns aux autres. Ils constatent par conséquent que les Antillais ne se connaissent pas tous entre eux et qu’ils ne forment donc pas une communauté, au sens où ils la définissent.

Soit les personnes qui tiennent ce discours en apparente contradiction avec leur comportement, le font de manière à ne pas être taxées de « personnes fermées sur elles-mêmes ». D’autres le font afin de dissocier la population antillaise des minorités étrangères qui sont communément désignées en terme de communautés. Cette crainte d’être confondu avec les étrangers, souvent ressentie par des personnes qui ont aujourd’hui un certain âge, les conduirait donc à ne pas vouloir être structuré collectivement de la même manière que ces derniers afin d’échapper à la « construction ethnicisante » (Chivallon, 1997, p786). Nous retrouvons ici l’idée d’invisibilité ethnique qui a été évoqué plus haut et qui s’exprime aussi dans la façon d’être désigné par les autres et surtout dans la manière de se désigner soi-même.

Nous pouvons donc déduire de tout cela que se penser en terme de communauté ou pas peut faire partie d’une stratégie identitaire (plus ou moins consciente) selon les individus.

Comme nous l’avons précisé, toutes les personnes enquêtées ne vivent pas ce paradoxe. Certains Antillais pensent que la population originaire des Antilles vivant à Marseille est organisée en communauté parce qu’eux-mêmes fréquentent le plus souvent des Antillais. Ils sont cependant en nombre réduit à concevoir cela de cette manière. L’univers dans lequel ils vivent les amène à penser qu’ils connaissent la plupart des Antillais qui vivent dans la région PACA et que c’est pour cette raison qu’ils forment une communauté. Leurs activités autant familiales qu’amicales et même parfois professionnelles, les conduisent à côtoyer principalement d’autres Antillais et à partager beaucoup de choses avec eux. Elles sont donc convaincues que la population antillaise de Marseille est unie par des liens de type communautaire. Mais ces personnes ne forment pas la majorité des Antillais qui pensent qu’il existe une communauté l’essentiel vivent le paradoxe que nous avons exposé ci-dessus.

De même, certaines personnes ne croient pas que l’on puisse parler de communauté, parce qu’elles-mêmes n’ont pas vraiment un entourage composé d’Antillais et ne se sentent pas pour autant exclues de quelque chose. Deux discours prédominent pour expliquer ce point de vue : celui de l’intégration et celui plus rattaché à l’identité et à la culture antillaise.

Le premier discours est tenu autant par des individus de première génération (ayant migré à l’âge adulte ou pendant leur enfance) que par des personnes de la seconde génération. Dire que les Antillais qui vivent en métropole sont complètement intégrés, participe, pour les plus âgés d’entre eux, à la revendication de leur nationalité française. En effet dans le discours de ces personnes on perçoit qu’elles ont eu un parcours difficile à leur arrivée en métropole, et qu’elles ont principalement justifié leur présence dans l’hexagone par le fait qu’elles étaient elles aussi françaises. Tout dans leur comportement a donc été induit dans cette optique, elles ne fréquentent pas d’autres Antillais puisqu’« on est en France alors on vit avec les français », elles ne parlent pas créole parce que « ça empêche de bien parler français et de bien connaître l’orthographe », et enfin certaines ne cuisinent pas non plus antillais car « ça fait grossir ». Ceux qui sont plus jeunes, expliquent qu’ils ont grandi en métropole, certes dans une famille antillaise, mais une famille réduite, et inscrite dans une volonté d’adaptation, par conséquent ils se sentent peu différents des métropolitains. Il existe, en effet, dans les comportements de certains parents, mais aussi de la part de jeunes, une recherche de mise en conformité avec la société métropolitaine sous la pression majoritaire directe de celle-ci , ou indirecte, sous la pression de représentations médiatisées. Pour les adultes, notamment ceux issus de la première migration, éduquer leurs enfants dans le respect des normes sociales métropolitaines comporte des avantages d’autant plus sécurisants qu’ils ont l’impression de ne pas avoir bénéficié eux-mêmes de l’apport de celles-ci (Wallet, 1993). Les individus ayant reçu une telle éducation s’aperçoivent également qu’ils n’ont jamais ressenti le besoin de faire partie d’association antillaise, ni même de côtoyer d’autres Antillais, leurs amis sont de toutes origines et c’est en cela qu’ils pensent que la population antillaise de métropole est totalement intégrée : « les Antillais ne cherchent pas à être qu’entre eux, ils s’entendent avec tout le monde ».

Le second discours justifie la non-existence d’une communauté antillaise par le fait que les Antillais sont des électrons libres. Cette manière de penser l’Antillais et l’identité antillaise est très proche de la vision de l’errance développée par Glissant. En effet les personnes qui ne se sentent pas faire partie d’une communauté, ou qui ne pensent pas qu’il existe une communauté antillaise, sont très peu attachées aux îles d’origine en tant que territoire d’appartenance. Pour eux les Antilles ne sont pas la représentation de la culture antillaise. C’est effectivement sur ces terres que cette culture a vu le jour mais si le contexte historique s’était déroulé ailleurs, c’est ailleurs qu’elle serait apparue. Par conséquent le lieu en lui-même n’a pas une grande importance. Nous sommes ici très proche de la coupure avec le territoire et la racine que fait Glissant. Ce détachement face aux départements d’origine se traduit par une manière très péjorative de les nommer « un caillou de 30 kilomètres de larges sur 80 de long », « un carré de terre perdu au milieu de l’océan »… De même la notion de non-production comme la nomme Affergan est une des raisons de la prise de conscience qui engendre ce détachement aux îles d’origine :

«  Pourquoi aller là-bas [aux Antilles] pour bouffer un igname qui est cultivé en Inde, qui transite par Marseille avant de repartir pour les Antilles ? C’est même pas des produits locaux, alors… Et puis ce qui est marrant c’est quand on va aux Antilles qu’on ramène des produits de là-bas et puis une fois rentré on regarde le dos de la boîte et on voit écrit « Made in Marseille» ! On achète des produits là-bas qui sont fait à Marseille, on les ramène à Marseille et on se dit « oh c’est bon le pays » alors que c’est fait ici ! Dès qu’on a vu ça si on est honnête avec soi-même on arrête de pleurer, et les Antilles c’est bien si on veut de l’exotisme, mais bon voilà, c’est tout… ».

La culture antillaise est définie comme une faculté à être Antillais partout dans le monde : « c’est notre force, c’est notre seule force ». C’est-à-dire que c’est une culture en constante évolution, elle se nourrit des rapports et des rencontres avec les autres cultures, et elle s’en enrichit en adoptant et transformant certains traits : « Moi je bouffe une cuisse de grenouille et après je bouffe un méga colombo et c’est ça le top ! ». Et c’est cette capacité à mélanger les goûts et les cultures qui permet à tous les Antillais de se sentir appartenant à la même culture, et c’est cela aussi qui leur permet d’aller vivre aussi bien en Alaska qu’à Marseille puisque de toute façon « partout où on va aller on va trouver, du poisson, du piment, de l’igname, ou des combos, donc on sera toujours Antillais ». A l’inverse ces personnes pensent que si justement la culture antillaise était basée sur quelque chose d’organisé, de structuré, elle deviendrait un « dogme » et elle mourrait très rapidement puisque la richesse de cette culture se construit dans la « Relation » pour reprendre la notion de Glissant. Cette culture pouvant donc s’adapter et s’appliquer à tout et sur tout, selon l’explication de ces personnes interrogées, les Antillais peuvent être Antillais n’importe où dans le monde, même en étant isolé. C’est pour cela qu’ils n’ont pas besoin de rechercher d’autres originaires des Antilles, et de se constituer en groupes pour faire vivre leur culture, et leur identité.

B.2/ Prolongement théorique relatifs à l’inexistence d’une communauté

Comme précédemment, pour comprendre les modes d’organisations communautaires qui caractérisent la population antillaise dans la migration en France métropolitaine, il faut faire appel aux analyses les plus récentes de l’identité antillaise dans l’expérience migratoire. Les auteurs de ces analyses Chivallon, Hall, Gilroy, montrent tous qu’il n’existe pas de communauté antillaise et s’efforcent de définir par d’autres termes les formes de structuration collective de cette population. Christine Chivallon nous dit d’ailleurs que s’il était possible d’envisager une structure communautaire pour les paysans aux Antilles, la migration anéantit définitivement cette idée : « Là où l’espace intérieur des mornes ouvrait un champ des possibles à la production d’une autonomie collective, les espaces urbains des grandes villes d’installation révèlent aux migrants la clôture de ce champ » (Chivallon, 1997, p781).

Pourtant en métropole la forte concentration géographique des populations antillaises (surtout en région parisienne), pourrait amener à penser qu’une communauté serait en voie de se constituer. Mais souligner cette dynamique, nous dit Marie, n’est pas conclure à l’existence avérée d’une « communauté » unanimement déterminée à exister comme telle dans l’espace public métropolitain et qui montrerait une « capacité politique » à peser dans la vie de la cité (Marie, 2002). Pour que l’on puisse ainsi parler de communauté deux exigences devraient être remplies selon cet auteur. La première serait l’acceptation, par la plupart de l’idée d’une installation définitive en France. La seconde serait la capacité à faire admettre son originalité socioculturelle sans mettre de côté la promotion individuelle et collective des membres de la communauté.

Nous avons vu que certains auteurs avançaient le terme de diaspora pour parler de la population antillaise (Gilroy, Hall). Une diaspora particulière tout de même puisque on ne retrouve pas chez les migrants antillais l’idée d’une continuité communautaire comme celle que mettent en valeur la plupart des études sur le fait diasporique. Pour qualifier le cas des Antillais c’est l’absence d’unité qui semble prévaloir. La difficulté des migrants antillais à faire resurgir le destin communautaire sert à placer l’expérience antillaise en porte-à-faux avec le concept de diaspora (Chivallon 1997). Tout porte à croire que le social antillais se déploie hors des cadres exigés par la construction de l’identité unitaire. On peut alors penser ici que la définition de Glissant d’une identité relation, identité peu concernée par la clôture correspondrait à cette population. Mais qu’il serait donc vain d’essayer de concevoir une structure communautaire pour la penser.

Ce qui rend encore plus difficile d’imaginer le communautaire pour cette population c’est, comme nous l’avons évoqué plus haut, le rapport à l’espace. Celui-ci témoigne du peu d’emprise que le collectif antillais est décidé à accorder à la forme territoriale classique. L’espace est chargé d’une trop grande assignation extérieure pour qu’il fasse l’objet d’un investissement univoque de la part des migrants antillais. Les recherches sur le fait migratoire antillais au Royaume-Uni (celles de Ken Pryce à Bristol, celles de Christine Chivallon à Southampton, celles de John Western à Londres) s’accordent à souligner la « diversité du réel antillais » et la « mosaïque des comportements », cette disparité des styles de vie étant analysée comme l’expression d’une identité antillaise « multiforme » et « fluide » (Chivallon, 1997). Par rapport à l’espace John Western (1993) parle notamment d’« ambivalence de l’attachement au lieu » à propos d’un quartier antillais de Londres. Face au refus de la société d’accueil semble apparaître un autre refus celui d’éviter de faire correspondre l’« être ensemble antillais » aux limites d’un ghetto. C’est pour cela, notamment que les antillais ne restent pas dans les premiers quartiers d’installation. Christine Chivallon remarque, à ce sujet, que cette population a une dynamique résidentielle hors « inner cities » plus forte que chez les autres « minorités ethniques » (Chivallon, 1997, p783). La faiblesse du marquage urbain, autant par l’habitat que par les commerces caractérise l’univers antillais, comme si la pratique du passage l’emportait sur celle de l’ancrage. Le lieu échappe donc à la proclamation d’un « Nous ». On peut parler, pour désigner les pratiques liées à cet espace, de « non-désignation collective » (ibid.). C’est-à-dire que ces pratiques n’arrivent pas à donner leur substance au lieu en tant qu’espace reconnu comme intermédiaire de l’affirmation collective.

On pourrait penser que cette faible tendance à associer le lieu d’implantation à la présence collective trouve une sorte de compensation dans la mobilisation de la référence à l’espace d’origine. Pourtant il semble impossible de dégager un discours normatif qui participerait à une construction idéologique du pays d’origine comme repère sacralisant la souche commune. La diversité du sentiment à l’égard du lieu d’où l’on vient est très présente. Malgré l’attachement affectif que la migration crée par rapport aux îles d’origine (Pourette, 2002).

L’absence d’une mise en récit de l’expérience antillaise qui serve à l’unification sociale différencie définitivement la diaspora antillaise des autres diasporas plus classiques où les représentations sur l’histoire, quelles que soient leurs formes, attestent de la préoccupation constante vis-à-vis de l’identification à l’origine et de la trajectoire commune. Le monde des mornes, nous dit Christine Chivallon semblait certes peu engagé dans ces procédés destinés à créer un « Nous », cependant c’est « en acte » que semblait se construire l’identité. Mais dans la migration on constate que quand « faire » se révèle impossible, « dire » n’est pas pour autant développé.

On se rend compte alors que la diversité des styles de vie rend difficile tout travail d’assemblage autour de références unanimement ressenties par l’ensemble du corps social. Il y a une multiplication d’orientations collectives pour définir l’univers antillais, nous pouvons donc dire que la forme réticulaire prévaut puisque aucune de ces orientations ne se constitue en référence dominante. Nous avons déjà vu que certains auteurs parlent de diasporas, cependant cette diaspora n’a rien de commun avec les formes classiques de la diaspora. Le domaine religieux des antillais connu pour être une myriade d’assemblées, d’affiliations diverses en constante innovation (dans la mesure où la scission de certaines églises en crée des nouvelles), écarte définitivement l’expérience antillaise des structures diasporiques puisque celles-ci s’organisent autour du principe de linéarité religieuse.

Christine Chivallon, quant à elle, évoque le motif de « réseau » ou du « segment communautaire » pour définir le fait migratoire antillais. En effet, les différentes formes de regroupement, aussi diverses et changeantes soient-elles, peuvent être considérées comme des « segments communautaires » à travers lesquels se jouent des liens communautaires. Ces segments sont les lieux d’expression et de renouvellement de l’identité antillaise, une identité basée donc sur le multiple, sur la relation. Dans la migration, plus encore qu’aux Antilles, l’identité antillaise semble construit dans la relation, comme l’a pensé Glissant. En effet, l’originalité des constructions identitaires antillaises dans la migration réside dans le fait qu’elles ne consistent ni en une survalorisation des éléments culturels originaux, ni en leur abandon au profit de l’appropriation de la culture de la société d’accueil, ni en un syncrétisme des différents systèmes de références. L’identité antillaise se constitue au contraire dans la relation entre les individus au sein de réseaux communautaires disparates.

On peut voir, enfin, dans la migration des populations antillaises la résurgence de chocs anciens, de processus de stigmatisation et de domination déjà subis. Leurs stratégies identitaires reflètent la volonté de ne pas revivre les mêmes rapports de domination (James, 1993 ; Chivallon, 1995). Au lieu de se réfugier dans les normes, les pratiques et les valeurs d’origine et de s’incarner dans une différence revendiquée comme c’est le cas en ce qui concerne la plupart des migrants d’autres origines, l’identité antillaise se tapit dans des segments communautaires, discontinus qui ne peuvent être identifiés comme porteurs d’une identité spécifique et qui ne sont donc pas stigmatisés. Ainsi la population concernée évite de se soustraire au processus d’enfermement dans une identité construite et assignée par la société environnante.