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II. De l’humain traité et de l’humain retravaillé

 

 

 

Lors d’un stage de 4 mois en entreprise, au Centre Gérontologique Départemental (CGD) de Marseille, j’ai réalisé une enquête de terrain au sein de plusieurs équipes soignantes. Par cette 1 ère expérience, j’ai pu développer, dans un cadre certes très limitée, une approche ethnologique de l’activité de soin aux « Personnes Agées ». Dans ce chapitre, je vais essayer de construire, à partir des données recueillies sur les situations de travail des soignants, des questionnements sur le rapport entre la prise en charge des « Personnes Agées », et l’activité des soignants, entre un problème et son traitement. Dans la 1 ère partie, je vais m’intéresser au processus de professionnalisation des personnels soignants, et dans la 2 nde, à la spécificité des soins donnés aux « Personnes Agées ».

 

1. La professionnalité des soignants

 

1.1. « soignant », un terme, pour un travail

L’émergence du terme de « soignant »in BOURSIER F., CADIERE J., FUSTIER P., HUGUET-MANOUKIAN J., PELEGE P., ROBIN J. 2000. Des représentations dans les institutions sociales et médico-sociales. Lyon : SCOPEDIT (Collège Coopératif Rhône Alpes). peut être située historiquement après la 2 nde guerre mondiale, et son usage dans le milieu médical va commencer à devenir effectif à partir de la fin des années 50. L’étude de ce terme nous est utile pour comprendre en quoi le processus de professionnalisation de l’activité de soin aux « Personnes Agées » a permis la construction d’une représentation commune du travail.

La création des asiles pour vieillards et indigents marque l’origine du travail en direction de la vieillesse, définie alors comme un risque social. Cette période asilaire peut être caractérisée par la notion d’ « institution totalitaire » au sens où l’a définie GoffmanGOFFMAN E. 1968. Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux. Paris : Les Editions de Minuit. Totalitaire est ici pris dans son sens premier, « qui englobe ou prétend englober la totalité des éléments d’un ensemble donné » P. Robert. Goffman précise qu’il ne faut pas se fixer exclusivement sur les connotations les plus modernes du concept, qui ne sont pourtant pas étrangère au sens premier., c'est-à-dire comme « un lieu de travail et de résidence où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées » (Goffman, 1968, p 41). Le travail qui est alors effectué dans l’asile participe au traitement global et indifférencié des pensionnaires : des salles communes de 100 ou 200 places pour l’hébergement, les vêtements portés sont des uniformes, le repas est le même pour tout le monde… Le personnel qui travaille au contact des pensionnaires n’a pas de fonction médicale : le surveillant général fait respecter l’ordre et la discipline, et les servantes s’occupent des tâches ménagères. Avec le développement de la prise en charge des « Personnes Agées », le vieillissement se conçoit selon un modèle médical, et il devient ainsi l’objet de soins et de traitements médicaux. Pour cette raison, le personnel qui est chargé de donner les soins correspondants au diagnostic du médecin, reçoit une formation médicale et sanitaire, et va ainsi être constitué en un corps de soignants. De plus, pour rompre avec l’époque asilaire, les établissements entreprennent une humanisation des conditions de vie, basée sur une conception individualisée du soin. Le terme de « résident » remplace celui de « pensionnaire », les dortoirs sont transformés en chambres, les résidents ont chacun leurs propres vêtements, les repas sont adaptés à leur régime alimentaire, ils suivent un traitement médical complet, etc. Cette conception du soin aux « Personnes Agées » montre comment on passe d’un traitement global et indifférencié à un traitement spécifique et individualisé. Les tâches qu’effectue le personnel soignant se sont diversifiées et technicisées. Néanmoins, si leurs formes et leurs définitions ont changé, elles restent inscrites dans le même rapport entre un public et l’action dirigée vers ce public. En cela, on peut donc dire que le terme « soignant » désigne un travail, compris comme la mise en tension entre un objet fabriqué, le vieillissement, et la société.

Le terme « soignant » se diffuse également par le biais des différentes politiques du vieillissement et la réglementation du travail propre au établissement de santé. Dans les structures assurant la prise en charge des « Personnes Agées », le travail est organisé entre 4 catégories de personnels : les « administratifs », les « techniques », les « soignants », et les « médecins ». Sont désignés comme soignants l’ensemble du personnel qui travaille dans les services de soin, c'est-à-dire les cadres de santé (ex surveillant), les infirmiers (Infirmier Diplômé d’Etat), les aides-soignants (AS), et les assistants de soin hospitalier (ASH). Le terme recouvre donc des fonctions différentes, pourtant il n’est pas employé uniquement dans un cadre de gestion et d’organisation du travail, mais il est également utilisé par le personnel qu’il désigne. A la différence des « techniques » qui se définissent d’abord par leur métier (électricien, plombier, jardinier…), il est possible de se demander pourquoi les soignants s’identifient dans cette catégorie. On peut d’abord remarquer que justement les soignants ne bénéficient pas d’une étiquette de métier pour parler de leur activité, puisque l’on parle plus généralement de fonctions hospitalières. C'est-à-dire que leur activité n’existe pas de manière autonome, mais qu’elle est rattachée à une structure (à l’exception des infirmiers, qui peuvent exercer leur profession en indépendant). Mais on peut aussi avancer d’autres raisons. La nature de l’activité qui est réalisée par les soignants, s’apparente par de nombreux aspects à celle qui existe dans une maison, au sein d’une famille. En effet, le travail consiste en grande partie à l’organisation et la mise en oeuvre des événements de la vie quotidienne : le réveil, le lever, la préparation du petit-déjeuner, la toilette, le déjeuner, le ménage, le dîner, le coucher, etc. Si la place et le rôle de chaque personnel sont définis, ils participent ensemble à ce travail, et de manière interdépendante car l’activité de chacun assure une partie du tout. En d’autres termes, les soignants forment dans le travail un collectif, permettant le développement de relations d’entre aide, ainsi que l’idée d’une cohésion. Cette dimension collective du travail semble d’autant plus importante que la pénibilité des tâches nécessite un soutien entre le personnel. Cet « esprit d’équipe » a probablement facilité l’adoption d’un terme générique, dans lequel tous pouvaient s’identifier. Et par rapport à l’ancien terme de « servant », utilisé à l’époque de l’asile, dont la connotation est fortement dépréciative, celui de « soignant » a pu correspondre davantage à des aspirations de modernité et d’humanisme, véhiculé dans l’idéologie de la prise en charge des « Personnes Agées ». De plus, il est possible de mettre en relation la très forte féminisation de soignantesDans le langage courant, on parle des « soignantes ». Cependant, je vais utiliser le terme dans son genre masculin, pour lui donner un sens générique, à l’inverse d’une utilisation du féminin, qui sous l’apparente démagogie d’être réaliste, ne ferait que contribuer à enfermer la fonction dans un genre. (environ 90% de femme dans un établissement comme le CGD) avec la conception commune qui est faite du travail. Cependant, le terme « soignant » reste très peu employé par les familles des « Personnes Agées » qui utilisent plutôt la fonction hospitalière du personnel pour le désigner. En effet, en étant quotidiennement auprès des « Personnes Agées », il n’est pas rare que les soignants se voient comme leur 2 ème famille, ce qui est difficilement acceptée par les « vraies » familles. Mais le succès du terme « soignant » permet de montrer comment le processus de professionnalisation de la prise en charge des « Personnes Agées » a permis de développer l’image d’un travail là où il n’existait auparavant qu’un devoir familial. En d’autres termes, la professionnalisation de l’activité consistant à s’occuper des vieilles personnes, a contribué à séparer le vieillissement du domaine familial, et a participé ainsi à légitimer la généralisation de son traitement.

La relative homogénéité du terme « soignant » ne saurait pourtant neutraliser et égaliser les différences entre les fonctions qui le composent. En effet, il existe une hiérarchie au sein de l’équipe soignante. C’est le cadre de santé qui est le responsable ; il est chargé de relayer l’autorité administrative et de faire respecter les directives et le cadre légal. Ensuite, l’infirmier, qui peut être amené à remplacer le cadre en son absence, mais sa fonction première est l’exécution des soins infirmiers prescrits par le médecin. Vient après l’aide-soignant, qui effectue les soins de corps et d’hygiène, mais qui peut aussi être amené à pratiquer certains soins infirmiers. Enfin l’assistant de soin hospitalier, qui s’occupe des « périphéries », c'est-à-dire le ménage, la préparation et la prise des repas. Cette hiérarchie des postes est visible sur la blouse des soignants, un système de couleurs et de coupes marque la place et le rôle de chacun. Cette hiérarchie montre les deux formes de pouvoirs qui s’exercent sur l’activité soignante, le pouvoir médical et le pouvoir administratif. En effet, le soin est hiérarchisé selon son importance médicale : le médecin diagnostique et prescrit, l’infirmier intervient sur les pathologie du corps, ce qu’il faut soigner, l’aide-soignant prend en charge les fonctions biologiques du corps, et l’assistant de soin hospitalier s’occupe de l’environnement du corps. Cette hiérarchie du soin montre comment le modèle médical et le rapport entre normal et pathologique a permis de concevoir le traitement du vieillissement. Le pouvoir administratif s’exerce sur les soignants par le cadre de santé, dont le rôle est d’organiser le travail au sein de l’équipe. Ces deux formes de pouvoir ont ainsi défini l’activité de soin aux « Personnes Agées » au moyen de normes, de protocoles et de prescriptions, qui traduisent en fait la manière dont la société à formaliser son rapport avec le vieillissement.

Le terme de « soignant » cristallise ce que le processus de professionnalisation des soins aux « Personnes Agées » a opéré sur le vieillissement : une séparation de l’humain normal avec sa partie vieillissante, considérée comme pathologique. Ainsi, on peut représenter le travail des soignants comme l’activité qui consiste à traiter cette partie spécifique. Il est maintenant possible de s’interroger sur les compétences que nécessite l’application d’un tel traitement, ainsi que sur son efficacité.

 

1.2. L’efficacité du soin

La prise en charge des « Personnes Agées » en milieu institutionnel a fait l’objet de nombreux ouvrages. Généralement, ils sont de deux ordres : soit pour faire le point sur le dispositif existant, comme l’ouvrage de J-C. HenrardHENRARD J-C . 1992. Les systèmes d’aides aux personnes âgées. Paris : La Documentation Française. , et s’adressent alors à un public de professionnel, soit pour médiatiser cette activité auprès d’un public plus large, et n’échappent alors que rarement à la tentation du sensationnel, en faisant passer les soignants pour des héros du quotidienDUPRE-LEVEQUE D. 2001.Une ethnologue en maison de retraite, le guide de la qualité de vie. Paris : Editions des archives contemporaines., ou bien en dénonçant les dérives d’un systèmePELLISSIER J. 2003. La nuit, tous les vieux sont gris. La société contre la vieillesse. Paris : Bibliophane-Daniel Radford.. En essayant de ne verser dans aucune de ces presses, je vais traiter, dans cette partie, de la prise en charge des « Personnes Agées » en tant qu’activité de traitement spécifique du vieillissement. Le questionnement se situe au niveau du soin : quelle est son efficacité ? Pour chacun dimension du traitement, nous allons voir quels sont les objectifs attendus du travail des soignants, quelles sont les compétences que cela requiert, et quelle est l’efficacité qui est produite. A partir des données de terrain recueillies lors du stage (Cf. Annexe), je donnerai des illustrations.

La prise en charge des « Personnes Agées » permet d’abord d’effectuer un traitement médical sur le vieillissement. Pour la médecine, l’objectif est de guérir les maladies, mais de plus en plus, dans le cas des « Personnes Agées », il s’agit de diminuer les douleurs de ceux qui ne peuvent être guéris. Les soignants, et plus particulièrement les infirmiers, réalisent un certain nombre d’actes, comme faire une piqûre, poser une perfusion, une sonde, un pansement. La pratique de ces actes nécessite un diplôme qui sanctionne l’apprentissage des connaissances théoriques et des techniques, ainsi que la capacité à agir. Ce qui caractérise la fonction hospitalière d’infirmier, c’est le public sur lequel les actes sont pratiqués. Dans le cas du milieu gérontologique, les « Personnes Agées » souffrent à la fois de troubles cérébraux, de dysfonctionnements biologiques, d’escarres, etc. Elles sont désignées comme un public poly-pathologique, la même personne pouvant cumuler plusieurs types d’affections. Beaucoup présentent des signes de démence ; la compétence de l’infirmier se situe donc plus dans la manière dont il est capable de pratiquer un soin, c'est-à-dire dans le rapport au corps qu’il lui faut trouver pour agir sans être troublé. Par exemple, dans une situation rencontrée au sein d’un service de personnes atteintes de la maladie d’AlzheimerCf. Annexe 3, Observation n°2., une vieille dame souffre à la jambe d’une plaie qui s’est infectée, et qui a creusé la chaire jusqu’à l’os. Lorsque l’infirmier lui enlève son pansement pour le changer, la personne plonge son doigt dans la plaie et grimace. L’infirmier agit alors très calmement, nettoyant le doigt et la plaie, parlant tranquillement à la personne, la rassurant. Cette situation, qui est assez difficile à observer pour un œil « extérieur », m’a permis de demander à l’infirmier comment lui, il faisait. Il m’a répondu que dans ces cas-là, il mettait son côté soignant en avant. Ici, sa compétence peut donc être appréhendée comme la capacité à se munir, dans certaines situations, d’une identité professionnelle, celle de soignant. On peut donc dire que dans le cadre du traitement médical appliqué au vieillissement, la compétence développée par les soignants est d’être des soignants, c'est-à-dire de s’incarner comme une partie du traitement même. L’efficacité de ce traitement est la prolongation de la vie des « Personnes Agées ». Dans un état de dépendance totale, il arrive que des personnes vivent encore des années. Dans les établissements, les « Personnes Agées » meurent à un âge de plus en plus avancé. Plus elles vieillissent, plus leur vie est maintenue artificiellement, et plus elles s’éloignent du monde humain. Poussé à son extrême (faire vivre une personne totalement artificiellement), le traitement médical du vieillissement créé des « Personnes Agées » qui sont des non-humains.

Une autre dimension du traitement appliqué au vieillissement est d’ordre sanitaire et sociale. Il s’agit d’assurer les fonctions vitales de la personne : manger, boire, dormir, se laver, uriner, déféquer. Comme le montre l’importance accordée à l’habillement et à la coiffure, c'est-à-dire à l’esthétique, de plus en plus des fonctions secondaires sont prises en compte, comme les distractions et loisirs. Les aides-soignants remplissent principalement ces fonctions (sauf l’animation qui est réalisée par des animateurs), et les assistants de soins hospitaliers s’occupent plus particulière de l’hygiène, c'est-à-dire la propreté des chambres, des sols, des locaux, mais aussi de l’hygiène de vie avec les repas et la vaisselle. Toutes ces fonctions étant définies dans un cadre médico-sanitaire, elles sont codifiées à travers des normes et des règlements. Mais ces fonctions correspondent à un public qui est spécifique, donc le cadre de la relation des soignants avec les « Personnes Agées » est également défini. Dans la dimension sociale et sanitaire du traitement du vieillissement, les compétences des soignants sont donc la connaissance et l’application du cadre réglementaire et des protocoles, la pratique des gestes professionnels, et la tenue des exigences relationnelles. Par exemple, avant d’aller faire le change d’une personne, l’aide-soignant prépare tout le matériel réglementaire : gants, pochons, serviettes, produits et couches. Lors du change, il entre dans la chambre en disant « bonjour », il vouvoie la personne en lui demandant comment elle se porte, il la manipule pour la mettre sur le côté ou sur le dos en disposant ces mains au niveau des épaules et de la taille, ce qui correspond à la gestuelle de ce type d’acte. Ou encore, lors de la distribution des repas, les soignants donnent le plateau qui correspond au régime alimentaire de la personne : mou (mixé), sans sel, spécial diabétique, ou normal. De même, lorsque l’assistant de soin hospitaliers passe la serpillière, il suit le protocole en passant d’abord un balaie humidifié, puis en appliquant sur les surfaces le produit adéquat. Mais ces fonctions qui sont définies sur un modèle technique, s’appliquent à des hommes, donc leur variabilité peut être très forte. Il peut être intéressant d’observer que dans les situations de travail, la renormalisation de l’activité développe des compétences de l’« hors-cadre », qui visent à adapter le rôle des soignants à l’humain à qui il s’adresse. Nous évoquerons plus en détail le contenu de ces compétences de l’ « hors-cadre » dans la partie suivante, qui traite plus spécifiquement la question de la renormalisation du traitement de la vieillesse par les soignants. L’efficacité que peut produire sur le vieillissement le traitement sociale et sanitaire, est la prise en charge individualisée et spécifique pour chaque personne. Tous les aspects relatifs à un état de santé général sont traités, mais ils ne donnent qu’une apparence d’humain aux « Personnes Agées ». En effet, les soins étant conçus pour répondre chacun à une fonction biologique ou sociale particulière, la somme des soins ne fait pas une personne mais un assemblage de parties de personne. Ainsi, les « Personnes Agées » ressemblent à des personnes qui sont bien nourries, bien propres, bien habillées, bien coiffées, mais ce ne sont que des signes extérieurs qui marquent l’efficacité du traitement à rétablir une apparence de normal.

La dimension du traitement qu’il nous faut maintenant évoquer peut être qualifiée d’organisationnelle. Il s’agit en fait de la gestion de l’activité et du personnel. Bien que de nombreuses structures, comme le CGD, soient publiques, le management qui y est pratiqué répond à des impératifs d’ordre économique. Les salaires du personnel sont la principale dépense des structures (environ 80% du budget global), donc la masse salariale est calculée de manière à obtenir la meilleur productivité, ce qu’un soignant résume par cette phrase : « on est de moins en moins nombreux pour en faire de plus en plus ». Dans le cadre de l’organisation du traitement du vieillissement, les soignants doivent développer comme compétence vitesse et discipline. Ils sont contraints de limiter la durée d’un soin et de respecter les cadences. Quand les aides-soignantes font les changes, elles ne peuvent pas rester après un petit peu de temps avec la personne pour discuter, et mettent fin rapidement à l’échange. De même au moment du repas, où de nombreuses personnes doivent être aidées pour manger, les soignants leur imposent un certain rythme dans la prise du repas. Ces actes ainsi répétés et enchaînés, forment une mécanique du soin. L’efficacité du management est dans la maîtrise des coûts et des dépenses, voire dans la recherche de rentabilité. Cela est visible par exemple lorsqu’une personne décède dans un service. Le lit qu’elle laisse vide, est, dans un délais de plus en plus rapide, réoccupé par une personne entrante. Le traitement du vieillissement ainsi géré devient un produit, un service qui a une valeur marchande. Dans cette perspective, les « Personnes Agées » sont un moyen de gagner de l’argent.

En définissant les compétences des soignants dans le rapport entre le traitement du vieillissement et l’efficacité qu’il peut avoir sur les « Personnes Agées », on s’aperçoit que le travail reconnu des soignants, ce qu’il leur est fait faire, est la création de non-humains, dont l’apparence humaine est soigneusement conservée, mais qui sont également des choses avec lesquelles on peut réaliser des bénéfices. Cependant, si ce travail existe effectivement, il en existe également un autre, qui ne se voit pas car il est au niveau de l’activité de soin et de la renormalisation du traitement du vieillissement. On peut donc penser que les compétences définies dans le cadre strict du traitement du vieillissement, c'est-à-dire dans la dimension professionnelle, sont des compétences au 9/10 ème, voire peut-être moins. Il reste alors à regarder l’activité au plus près afin de comprendre ce que les soignants font exister de « hors cadre » du traitement, donc ce qui n’est pas pensé comme le traitement, et pour cela je propose d’interroger la spécificité du soin aux « Personnes Agées ».

 

2. La spécificité du soin en question

 

Après s’être intéressé, dans la 1 ère partie, au cadre professionnel de l’activité de soin aux « Personnes Agées », pour comprendre ce que le traitement qu’effectue la société sur le vieillissement demande comme professionnalité aux soignants et ce qu’il peut avoir comme effet, nous allons aborder dans cette 2 nde partie la réalité des soins, c'est-à-dire ce qui constitue les situations de travail des soignants. L’analyse se situe donc à un niveau plus micro, afin de regarder dans le détail, ce que la relation entre les soignants et les « Personnes Agées » met en œuvre en terme d’échanges et de vécu.

 

2.1. Le collectif du soin

Si le cadre professionnel de l’activité de soin est défini par une normalisation très poussée, les soignants sont amenés dans les situations de travail à s’écarter des prescriptions et renormaliser leur activité. Nous allons donc voir en quoi consiste cette renormalisation, et quels peuvent en être les effets. Entre le soin tel qu’il est défini et son application, un nécessaire travail d’ajustement doit être réalisé par le soignant. Par exemple, il est prévu d’effectuer le changement des couches deux fois par jour, le matin et l’après-midi. Mais lors de sa tournée pour faire les changes, l’aide-soignant prend en compte l’état de la personne à laquelle il donne ce soin, selon qu’elle est valide, démente, qu’elle ne parle plus ou bien si elle peut être violente. Il ne s’adresse pas à toutes les personnes de la même façon, le soin varie d’une personne à l’autre. Certaines personnes deviennent momentanément incontinentes, puis retrouvent ensuite la maîtrise de l’évacuation de leurs selles. Pour ces personnes-là, le soignant demande d’abord si la couche est souillée, et en cas contraire, il ne va pas la changer. Il peut lui arriver aussi de ne plus mettre de couche à une personne qui lui demande et qui manifeste qu’elle a retrouvé la maîtrise de sa fonction. Les écarts que prend ainsi le soignant par rapport à la prescription, correspondent d’une part à un ajustement du soin à la personne, et d’autre part à ce qu’il est convenu de faire au sein de l’équipe soignante. En effet, lors des transmissions ou au cours de la journée, les informations qu’une personne peut donnée à un soignant, comme la reprise d’une maîtrise des selles, circulent entre les soignants, qui en établissent ainsi la véracité et peuvent décider d’un changement. Autre exemple de la variabilité du change, dans une situation où l’aide-soignant est face à une personne en fin de vie, et qui souffre dès qu’on la touche. Les aides-soignants ont convenu d’effectuer le change à deux, pour nettoyer la personne et lui remettre une couche en la manipulant le moins possible, mais en la faisant glissant dans les drapsCf. Annexe 3, Observation n°1.. La technique a ainsi été diffusée entre tous les aides-soignants du service. L’activité de soin consiste également, et en grande partie, à gérer les imprévus. Malgré l’efficacité du traitement du vieillissement, il arrive fréquemment que des « Personnes Agées » aient des comportements agités, ou rejettent violemment les soins. Comme dans cette situation où une infirmière entre dans la chambre d’un patient pour lui faire une piqûre, et que celui-ci crie et lui crache dessus pour l’en empêcherCf. Annexe 3, Observation n°4.. L’infirmière est habituée à réagir dans ces situations, elle maîtrise son énervement et sort de la chambre. Mais elle gère aussi cet imprévu grâce à sa collègue qui est avec elle, et à qui elle raconte ce qu’il vient de se passer. De même, dans le lieu de vie d’un service Alzheimer, une personne démente observe fixement l’une des aides-soignantes qui vient pour faire les changes, se lève brusquement et la frappe. L’aide-soignante réagit en sortant de la pièce, et va demander à l’une de ces collègues travaillant dans l’unité voisine, d’inverser leur place pour l’après-midi. Ces situations sont courantes, et elles montrent que l’imprévu est géré entre les soignants, au sein de l’équipe. D’autres genres de problèmes que peuvent rencontrer les soignants sont générés par la dimension organisationnelle du traitement du vieillissement. Par exemple, la restriction des budgets a conduit au choix d’un renouvellement par dotation du matériel. Ainsi, dans un service, certains résidents ont des tablettes neuves, et d’autres en ont des vieilles. Un après-midi, le fils d’une résidente demande auprès de l’infirmière pourquoi sa mère a une vieille tablette. L’infirmière lui explique le système de dotation, et comment elle attribue ensuite les tablettes neuves aux personnes les plus valides qui mangent encore toute seuleCf. Annexe 3, Observation n°6, pour lire plus en détail cette histoire. Face au scandale que menaçait de faire le fils de la résidente, l’infirmière l’a dirigé vers les services administratifs pour qu’il leur demande des explications. Dans cette situation, l’infirmière fait fonction d’interface entre l’organisation et le public (ici, le fils représente l’ensemble « Personnes Agées »). Pour ne pas supporter une contradiction sur laquelle elle n’a pas de prise, elle se désolidarise de l’organisation en dirigeant sur celle-ci la menace. Mais elle prend ce rôle car elle sait que toute l’équipe soignante la soutient. Ces problèmes qui se posent dans l’activité, montrent que le travail qu’effectuent les soignants contient une dimension collective. Pour faire face aux problèmes rencontrés dans l’activité, ils forment une équipe, et c’est dans un cadre d’actions collectives qu’ils trouvent des réponses. De plus, les « Personnes Agées » participent également à cette dimension du travail soignant. En effet, le soin met en interaction les soignants et leur public, et moins les « Personnes Agées » participent, plus les soignants ont du travail. Lors du soin, les soignants sollicitent donc les « Personnes Agées » pour que eux aussi agissent, pour qu’ils co-construisent le soin. Par exemple lors du change, l’aide-soignante demande à une personne de « faire le petit pont »Cf. Annexe 3, Observation n°1., c'est-à-dire de soulever son bassin afin de glisser la couche. Cela montre la complicité et la confiance qui peuvent être développées dans l’activité entre les soignants et les « Personnes Agées ». Complicité, confiance, et échange, participent à la création d’un rapport moral dans la relation, qui est aussi important dans la détermination du soin que le rapport technique induit par le traitement du vieillissement. Donc la renormalisation du travail par les soignants, dimensionne un cadre d’actions collectives, qui sert à la fois à gérer les problèmes rencontrés mais également à donner une place dans l’activité aux « Personnes Agées ». A partir de cette place, les « Personnes Agées » participent, co-construisent, expriment des sentiments, c'est-à-dire qu’elles existent en tant qu’humain.

Le traitement du vieillissement contribue à la transformation des « Personnes Agées » en non-humain à apparence humaine. La renormalisation du travail soignant semble donc avoir l’effet inverse, puisque dans l’interaction avec les soignants, les « Personnes Agées » redeviennent humaines. On peut donc considérer que la renormalisation du travail soignant est un retraitement du traitement du vieillissement. De la même manière que le traitement définissait un cadre professionnel d’exercice du soin dans lequel des compétences étaient à l’œuvre, le retraitement du traitement définit un autre cadre, « humain », et qui nécessite certaines compétences. C’est dans cette dimension que se joue le travail sur l’humain que revendiquent les soignants. Par exemple, des actes de l’activité soignante se chargent de symbolique ou sont ritualisés. Lorsque l’infirmière ou l’aide-soignante entre dans la chambre d’une personne, elle referme la porte derrière elle pour s’isoler avec la personne le temps que dure le soin. Mais une fois terminé, elle demande presque systématiquement à la personne si elle laisse la porte ouverte en partant. En effet, pour les « Personnes Agées » qui vivent en institution, la porte ouverte signifie qu’elles peuvent entendre les voix et les bruits, que si quelqu’un passe dans le couloir il peut jeter un coup d’œil dans la chambre et entrer pour discuter. La porte fermée signifie en revanche que la personne veut rester seule. La porte peut donc avoir une dimension symbolique, que les soignants respectent. Egalement, le bruit accompagne une ritualisation des repas. Lors de la préparation des plateaux dans la cuisine, les soignants font beaucoup de bruit en manipulant la vaisselle, les couverts, les chariots, le four. Cette cacophonie est entendue dans les chambres et annonce l’heure du repas. Au même moment, les résidents allument généralement leurs postes de télévision, répondant ainsi d’une certaine façon à l’appelCf. Annexe 3, Observation n°4. Alors que les repas sont consommés dans cette ambiance très sonore, les changes sont effectués dans le silence. On peut y lire comme interprétation que ce qui rentre dans le corps donne lieu à ce manifester, c’est un événement social, à l’inverse, ce qui sort du corps reste caché, c’est quelque chose d’intime. Les soignants ont donc cette compétence à sentir et comprendre les besoins humains, les émotions, et faire du soin une relation dans laquelle ils sont exprimés. De plus, lors d’une observation, une infirmière m’expliquait que ce qui est particulier dans la relation avec les « Personnes Agées », c’est qu’elle peut s’étaler sur des années, de sorte que soignants et « Personnes Agées » se connaissent très bien. Les résidents ont leurs petites habitudes de vie qui sont connues des soignants, chacun à sa place de désigner à table, etc. Les soignants connaissent la famille des « Personnes Agées », ainsi que le nom de leurs petits enfants. Ils leur demandent des nouvelles quand les personnes ont reçu une visite. Les résidents racontent parfois aux soignants leurs histoires de vie, d’amour, leurs souvenirs de la guerre, ce qui les a marqué. Certaines personnes demandent fréquemment aux soignants de leur donner de l’attention, de leur faire des bisousCf. Annexe 3, Observation n°2.. Toutes ces anecdotes montrent comment il se créé dans un service une vie ordinaire, un ordre du quotidien. Les soignants acquièrent ainsi une connaissance très fine des « Personnes Agées » dont ils s’occupent, et sont capables de repérer par un simple signe que quelque chose ne va pas. Ils jouent le rôle de garant, veillant à ce que tout soit dans l’ordre des choses. Le décès d’une personne provoque des sentiments de tristesse et de chagrin. Au sein de l’équipe, les soignants partagent leurs sentiments, et endeuillent la situationCf. Annexe 3, Observation n°3 et 4. en se remémorant de la personne et de certains évènements qui les ont marqué. Une aide-soignante m’a expliqué qu’elle regardait tous les jours la page des décès dans le journal, même pendant ses congés, pour se tenir informée. Le travail sur l’humain que réalisent les soignants, met en jeu des compétences qui se situent dans leur vécu de l’activité, dans leur dimension intérieure, ce qui reste donc très difficile à percer. Cette compétence « à l’humain » mêle la sensibilité, l’attention, la compassion. Elle permet de faire exister les « Personnes Agées » comme des êtres humains.

Les établissements qui réalisent la prise en charge des « Personnes Agées » ont pris conscience depuis un certain temps que l’activité de soins ne pouvait pas être réduite à une affaire purement technique, ni à une affaire strictement interpersonnelle. Le CGD définit ainsi sa politique de soin : « faire soin et prendre soin ».  Si les compétences « à l’humain » qui sont déployées par les soignants dans leur activité ne sont pas entièrement reconnues, c’est très certainement en partie lié au fait qu’il est complexe de les définir. Nous venons de voir comment le travail sur l’humain révèle la sensibilité des soignants, et semble inscrit dans une dimension intérieure. Pour progresser à ce stade de l’analyse, on peut maintenant se tourner vers l’usage de soi par soi, ce débat intérieur que vivent les soignants.

 

2.2. Les usages de soi par soi

En montrant dans la partie précédente que le traitement du vieillissement est bien une affaire d’humain à humain, ce qui fait la spécificité du soin – c'est-à-dire son efficacité au sens technique – est remise en cause. Nous allons nous interroger dans cette dernière partie sur le rapport des soignants au travail, comment il est vécu, puis nous poserons la question de l’adressage social de l’activité de soin aux « Personnes Agées ».

Pour les soignants, l’usage de soi par soi dans l’activité est vécu aujourd’hui comme une souffrance, qui, pour avoir été longtemps tue, se trouve désormais de plus en plus exprimée. Ce qui semble ressortir en premier, c’est l’image négative de leur travail que leur renvoient les « Personnes Agées ». En effet, le nombre de personnes dépendantes est de plus en plus important, et les dépendances s’aggravent. Les soignants constatent au quotidien dans leur activité les détériorations du public avec lequel ils travaillent. Il est fréquent que des personnes dépendantes demandent à mourir, ou refusent qu’on les soigne. Cela se traduit par des situations de travail qui sont de plus en plus difficiles à gérer pour les soignants. Par exemple, lors d’un change effectué sur une personne démente et dépendante, l’aide-soignante peine à manipuler la personne qui s’accroche aux barres du lit et se raidit. La personne est agitée, à chaque fois que l’aide-soignante la touche elle semble exprimer son refus. Au moment où l’aide-soignante lui nettoie les fesses, la personne lui dit « dégueulasse »Cf. Annexe 3, Observation n°1.. L’aide-soignante lui rappelle que ce soin est nécessaire, néanmoins le jugement de la personne lui renvoie une image de son travail. Une autre situation marquante est la présence dans un service d’une personne en fin de vie, dont les jours sont comptés. Les soignants passent régulièrement dans sa chambre pour surveiller son état, mais il arrive souvent qu’au moment du décès, la personne soit seule. Les soignants ressentent alors cette solitude du mourrant, qui les renvoie à leur absence à son chevet, à ce qu’ils ne lui ont pas donné. Le soin est ainsi souvent représenté dans l’activité comme une situation d’échange, dans lequel les soignants donnent aux « Personnes Agées » et attendent un retour. Par exemple, après un soin qu’elle a donné à une personne qui ne parle plus, l’infirmière voit que la personne lui fait un sourire. Pour elle, ce petit geste est une « bouffée d’oxygène »Idem.. Mais le plus souvent, l’échange reste sans retour, ou le retour peut être négatif comme on l’a vu. Pour les soignants, cela génère un véritable doute sur le travail : est-ce qu’ils font le bien ? est-ce qu’ils font le mal ? Ce doute est à mettre en relation avec leur activité : travailler sur de l’humain signifie douter.

Le rapport des soignants au travail et cet usage de soi par soi est également évoqué comme un problème grave lorsqu’ils parlent de leurs responsabilités. D’un côté, les soignants peuvent ressentir de la « toute-puissanceIdem. » à agir sur des personnes vulnérables car sans défense. Mais d’un autre côté, ils éprouvent aussi un sentiment profond d’inefficacité, car il est impossible de guérir la vieillesse donc il ne peut y avoir des améliorations positives à terme, et de plus, le travail qu’ils font est éternellement à refaire. Au bout de quelques heures, il faut à nouveau changer la couche, il faut à nouveau changer la perfusion, il faut à nouveau servir le repas, etc. Cela donne l’impression de ne pas voir ce que l’on fait, puisqu’il faut toujours le refaire. Une infirmière exprime très bien ce sentiment, en racontant qu’elle a effectué pendant une semaine le remplacement de la cadre de santé, et que lorsque vers 11h elle est passée faire un tour des chambres, et qu’elle a vu des personnes qui étaient sales, qui réclamaient à manger, elle s’est demandée si le travail avait été fait ce matin-làCf. Annexe 3, Observation n°5.. Dans ce débat entre toute-puissance et impuissance, les soignants prennent conscience des limites et de la gravité de leur action. En travaillant sur de l’humain, c’est la responsabilité de la vie de personnes qui est placée entre leurs mains. Et c’est d’abord l’existence même des personnes qui attestent du travail qu’ils réalisent. Les soignants ont la responsabilité de faire vivre les « Personnes Agées ».

Les usages de soi par soi peuvent aussi être exprimés par les soignants lorsqu’ils parlent de l’usure professionnelle. C’est principalement l’exposition à des situations humainement douloureuses, comme la souffrance, la maladie, la démence, la décrépitude, la mort, qu’ils donnent comme raison à cette usure. Ce qui fait la douleur de ces situations, ce sont les sentiments qu’elles génèrent, à la fois pour les soignants qui disent ressentir de l’abattement et de la peine, mais aussi dans ce que les « Personnes Agées » ressentent elles-mêmes et donnent à voir aux soignants : la détresse, l’angoisse. Pour ne pas laisser ces sentiments se propager, il est recommandé aux soignants (cela fait l’objet de cours dans leur formation de soignant) de mettre une « distance thérapeutique » entre eux et les « Personnes Agées ». Autrement dit, de se protéger en prenant du recul. Là encore, la relation de travail pose un conflit intérieur, car le soignant doit garder une proximité avec la personne pour être capable d’agir sur elle, mais si il se rapproche de trop, le risque est d’être contaminé par la douleur. Dans l’autre sens, si pour se protéger, il s’éloigne de trop, il ne peut plus agir. Le risque est alors de fuir. Il faut remarquer que l’absentéisme est important dans ce milieu professionnel, pour les DRH cela constitue un vrai problème. Le travail sur l’humain expose donc les soignants à la contagion, entendue ici pas seulement dans son sens médical, mais aussi « social », c'est-à-dire ce que la souffrance des « Personnes Agées » peut avoir comme effet sur soi. Les usages de soi par soi dans l’activité de soin montrent donc ce que coûte le travail sur l’humain aux soignants : un doute essentiel, une responsabilité capitale, et une contagion potentiellement mortelle. La relation des soignants au travail exprime donc des sentiments forts, voire extrêmes. Mais hormis le cadre de l’équipe où ces problèmes sont parfois évoqués, il n’existe pas (du moins au CGD) de lieux ni de moments formalisés dans le travail pour dire ces choses. A tout cela s’ajoute donc un vaste problème de reconnaissance.

Les directions des établissements de prise en charge des « Personnes Agées » semblent de plus en plus sensibles aux problèmes vécus par les soignants dans leur activité, d’une part en raison de l’importance du degré d’absentéisme, mais également parce que ces problèmes sont signalés par l’ensemble des soignants. Les établissements cherchent à développer des outils pour apporter leur reconnaissance au travail sur l’humain, comme en témoigne par exemple certains systèmes d’évaluations, or ces actions restent la plupart du temps stériles, sinon contraires à l’effet recherché, tant que l’activité soignante continue d’être définie dans le cadre strict du traitement du vieillissement. Mais les problèmes soulevés par les usages de soi par soi des soignants, dépassent du cadre de travail, et touchent au rapport au monde et à la société. Dans cette perspective, il serait très intéressant de connaître quelles sont les motivations des soignants, et quelles significations donnent-ils à leur métier, cependant je ne dispose pas d’éléments sur ce point. Or si la dimension sociale du travail sur l’humain ne peut être appréhendée dans le rapport des soignants au monde, il reste possible de l’évoquer à travers les projections de la société ressenties par les soignant dans leur activité (nous verrons dans le prochain chapitre quel peut être plus globalement le rapport entre l’activité de soin et la société). Un risque majeur s’est développé au cours des dernières années, celui de la maltraitance. Les soignants ressentent des inquiétudes, voire de la suspicion dans les représentations qui sont véhiculées sur leur travail. Le risque de maltraitance a rendu particulièrement grave la responsabilité des soignants envers les « Personnes Agées ». Les directions des structures ont pris très vite, semble-t-il, la mesure de problème, et afin de garantir la transparence des prises en charge, ont des demandes de plus en plus poussées sur les écritures professionnelles. Ainsi, pour rendre visible une activité qui ne l’est pas, les soignants doivent noter tous les actes qu’ils pratiquent, remplir quotidiennement des cahiers de transmissions, etc. Une partie de ce travail d’écriture présente des avantages réels dans l’activité au niveau de la circulation de l’information. Mais une autre partie, qui n’est d’aucune utilité, dans l’activité, aux yeux des soignants, comme par exemple toutes les colonnes du diagramme de soinCf. Annexe 1., fait l’objet d’un refus. Les soignants dénoncent à la fois un débordement administratif sur leur activité, mais aussi une volonté de tout contrôler, qui peut être interprétée comme un manque de confiance. Ainsi, ce que fait peser sur l’activité de soin la maltraitance et le contrôle administratif, c’est le poids d’une remise en cause de la responsabilité des soignants. Or, comme on l’a vu, cette responsabilité est ce qui résulte d’un débat de valeur entre toute-puissance et impuissance, et qui permet aux soignants de trouver dans l’activité le juste positionnement. Le travail des soignants peut donc être considéré comme un métier en souffrance, en ceci que la responsabilité sur les « Personnes Agées » qu’il leur est nécessaire d’avoir pour agir, peut leur être contestée, voire se retourner contre eux pour les incriminer. Cela nous permet donc de poser la question de l’adressage social du métier, c'est-à-dire ici : quelle est la place des soignants de « Personnes Agées » dans la société ?

 

Nous avons vu dans ce chapitre comment le traitement du vieillissement, contenu dans le processus de professionnalisation des soignants, opérait la séparation des « Personnes Agées » de la culture-société. L’activité de soin, définie dans un cadre professionnel, consiste alors dans l’application de techniques médicales, sanitaires et sociales. Leur efficacité, c’est l’humain traité, c'est-à-dire la fabrique des « Personnes Agées » comme non-humains à apparence humaine. Mais l’activité des soignants, par le retraitement du traitement, a permis le développement d’un autre type de compétences faisant le travail sur l’humain. En replaçant les « Personnes Agées » dans un cadre collectif, les soignants développent avec eux des relations sociales : c’est l’humain retravaillé. Le soin ne peut plus, dès lors, être considéré comme un acte ou une opération spécifique ; c’est aussi une activité dans laquelle circulent entre les soignants et leur public des émotions et sentiments, de la vie. Mais cela n’élimine pas le traitement du vieillissement, ce n’est qu’une renormalisation, qui se traduit aussi pour les soignants par des usages de soi par soi qui peuvent être douloureux, graves, et risqués. Les compétences que nécessite le travail sur l’humain restent difficiles à cerner, et, mal connues, elles ne sont guère reconnues. Avec l’importance croissante du problème de la responsabilité des « Personnes Agées », les soignants sont remis en cause par la société, et en cela, le travail soignant devient un métier en souffrance. Nous allons donc voir dans le prochain chapitre comment l’adressage social du métier est négocié, et ce que l’ergologie pourrait apporter dans cette négociation.

 

 
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